La folie en partage fait écho au contenu d’un livre qui ne manquera pas d’éveiller des intérêts, des réactions et des débats tiraillés entre attirances,réticences et diversités des formes de pensée cliniques et théoriques. Même si vous êtes de ces lecteurs pressés de parcourir les pages en diagonale pour se saisir au plus tôt du contenu d’un ouvrage prometteur, votre attention et votre intérêt s’opposeront vite à de telles tendances, trop freinées et déroutées par un contenu témoignant des démarches et des hypothèses d’un auteur dont le style est aussi limpide que sont complexes les propos auxquels il se prête.
Le texte se déploie, porté par ses qualités et celles d’une traduction due, cette fois encore, à Danièle et à Patrick Faugeras qui ont plusieurs fois choisi de publier, dans la même collection, un auteur avec lequel, à l’évidence, ils ont pu prendre langue commune. Comment pourrait-il y avoir, autrement, une traduction-écriture fidèle au texte en le renouvelant par des partages ouverts à une traduction que l’auteur aurait pu qualifier de « participative » selon le terme qu’il utilise à propos des formes de psychothérapies auxquelles cet ouvrage est consacré ?
Gaetano Benedetti a beaucoup travaillé et pensé, beaucoup écrit, partagé et enseigné au cours de sa longue vie professionnelle de thérapeute. Effectivement présent et engagé sur les lieux de soins, ses réflexions et ses recherches se sont également poursuivies et entretenues au cours de transmissions elles aussi en partages. La force et la consistance du texte présentant ici ses points de vue s’appuient sur une carrière conjuguant ses formes d’élaborations rigoureusement psychanalytiques et élargies, remaniées par les prises en considération des déplacements intimes auxquels entraînent les approches de patients aux prises avec des souffrances psychiques graves. Avec d’autres thérapeutes, eux-mêmes engagés dans des recherches analogues, ils ont, ensemble, prolongé un travail de réflexion vis à vis duquel je ressens, une fois encore, mes réticences concernant le terme même de « supervision ». Terme largement convenu, il est vrai, mais qui ne rend pas compte de mises en commun auxquelles chacun/e apporte sa propre part, contribuant ainsi à desdéveloppements eux-mêmes en partage et en mouvement. Ils s’en entretiennent, évitant des fermetures ou des rigidités attribuant à la « vision » d’un seul des savoirs et des pouvoirs lui assurant une place dominante, place à laquelle l’auteur ne prétend d’ailleurs nullement. La folie en partage tient à témoigner. Gaetano Benedetti et ses collègues y sont présents, intervenant auprès de patients psychotiques graves, précisément ceux ou celles trop souvent délaissés et réputés inaccessibles à des approches psychanalytiques.
Lire le livre, c’est entrer dans le vif d’un sujet aussi profond que difficile à aborder. Les complexités s’en mesurent quand s’accepte, se supporte, aussi…, une invite appelant à dépasser des réticences éveillées par des relations aussi troublantes. Mais, ceci étant admis et passeulement du bout de quelques lèvres restant, au fond réticentes sinon désapprobatrices, on se surprendra alors en train de penser soi-même : « Mais oui… les inconscients partagent leurs folies… »
Le titre de l’ouvrage met la folie au singulier. Mais Benedetti écrit à de nombreuses reprises qu’elle concerne un noyau psychotique présent en chacun. Il fait écho aux diversités des étrangetés psychiques vers lesquelles entraîne l’inconscient dont les singularités et les complexités sont humaines, sans que celles-ci soient réservées à de seules psychoses, les plus graves de surcroît. C’est aussi la force du texte que de résonner non seulement en quiconque vit en psychiatrie au quotidien mais de pouvoir toucher aussi qui n’y oppose pas trop intensément des murs intimes refusant d’être ébranlés.
L’auteur fait partie de ceux, maintenant fort rares, ayant côtoyé certains psychiatres et psychanalystes qui furent historiquement des découvreurs eux-mêmes engagés en tant que thérapeutes et chercheurs, défricheurs ou déchiffreurs de l’inconscient se manifestant à vif quand la folie grave s’y est constituée comme ultime recours. Le livre est parcouru de récits cliniques, généralement brefs mais expressifs et exemplaires des relations établies, lors de partages évitant des mêlées et des confusions qui iraient à l’encontre de ce que l’auteur désigne comme relevant de symbioses et de séparations, leur association les maintenant en tant que conduites participatives et psychothérapiques. Les difficultés et les ressources des relations ainsi poursuivies écrivent ici leurs dévoilements, au fil de pas traçant chaque fois leurs propres chemins.
À l’évidence, s’engager là comme soignant thérapeute dépend d’appétences et de tolérances singulières, de qualités de présence et d’attention dont les possibilités s’élargissent au cours de partages nécessités par ce que Freud, rappelons-le, désignait comme le « métier impossible ». Celui dont les intérêts se confirment et se développent lors de la poursuite même des formes de présence qu’impliquent la pratique et la réflexion, sans hiérarchisation de l’une par rapport à l’autre. Mais, quand de telles conditions sont réunies, l’aventure a lieu et elle évolue, riche de leurs partages et de leurs imprévus. Qui en fait personnellement l’expérience y découvre les apparentements psychiques inconscients évoqués par Harold Searles, cet autre thérapeute respectueux de patients pour lesquels la schizophrénie se constitue en presque dernier recours d’existence. Les diverses réactions éveillées par de telles situations connaissent l’incertain en même temps que s’élargissent des espaces d’hospitalités psychiques favorables à des interprétations imaginatives ou à des imaginations thérapeutiques partageables. Les présences y sont en écho de la part psychique existentielle, vive et secrète respirant au creux de l’humain. Celles ne redoutant et ne désirant rien tant qu’un contact respectueux du monde psychique singulier et leurs mises en commun et en partages possibles. De telles rencontres s’apprécient tels ces moments rares au cours desquels découvrir les diversités des « poétiques de la Relation » présentes dans les larges envolées d’Edouard Glissant, celles des « prégnances » offertes par François Jullien et des « membranes » se créant, entourant le noyau du soi, celles que Maurizio Peciccia et Gaetano Bendetti considèrent propices aux irrigations nouvelles d’espaces psychiques asséchés et clos sur eux-mêmes.
Serait-ce ici un exercice d’admiration et d’enthousiasme écrit par une lectrice elle-même depuis longtemps engagée sur des terrains analogues, où elle entretient ses intérêts autour d’une folie à accueillir avec des respects dont témoigner ? Trouvant elle-même là certaines de ses raisons et déraisons de vivre, leurs partages lui évitant de les idéaliser dans ses isolements et ayant découvert, la fréquentation de la folie aidant, comment s’y considérer assez proche des autres pour rejoindre le sens commun ? Sans doute…La folie en partage renvoie vers l’inconscient collectif, non pas celui universel des archétypes, mais celui qui s’établit dans la relation profonde entre deux personnes et de façon privilégiée dans la relation psychothérapeutique. La folie éveille notre peur de l’inconscient, mais elle éveille aussi le besoin de retisser le tissu interpersonnel déchiré par le délire. Jamais autant que dans la schizophrénie je n’ai fait l’expérience de la singularité de l’homme écrit l’auteur.
Pour Gaetano Benedetti, l’inconscient -on le dit peu et rarement de façon aussi sincère et convaincante – peut, lors de certaines relations en partage, venir à l’aide d’un être en danger. Son livre porte ainsi en lui l’éventualité d’accueillir une part psychique humaine fragile et parcourue des mouvements et des transformations auxquelles participent chaque vie en partage.