Le titre de l’ouvrage que Jean-Baptiste Dethieux nous propose, Les Monstres ordinaires, attire l’attention par son aspect paradoxal : comment peut-on qualifier d’ordinaires ceux que l’on qualifie de monstres, depuis ceux de notre enfance, de nos cauchemars, jusqu’à ceux qui, par leurs actions, leurs méfaits, ont acquis une funeste célébrité tels les criminels, les serials killers ou ceux qui, comme les monstres de foire, s’écartent de la norme et suscitent peur ou dégoût ?
C’est ce que la thèse de Dethieux, psychanalyste avant tout, armé de solides références théoriques, va éclairer : certains humains portent en eux une région obscure, une « violence tyrannique » (p. 20) dont il est impératif pour eux – c’est une question de survie – de se défendre, de se protéger par la mise en œuvre de défenses extrêmes et extrêmement coûteuses, qui font d’eux… des conformistes. Passer inaperçu, se fondre dans la masse, rester conforme à la norme, s’absenter du fond de soi-même, faire preuve d’une hyperadaptabilité, autant de façons d’être qui qualifient ces monstres ordinaires, qu’étudie l’auteur dans cette clinique du conformisme.
C’est la rencontre avec Marc qui illustre les propos théoriques de l’auteur, car c’est bien à partir de la clinique, des interrogations comme des impasses qui s’y découvrent, à partir de ce qu’il ressent, vit au contact du patient, que le psychanalyste peut organiser sa pensée et se formuler les éléments théoriques qui vont l’aider dans la découverte du fonctionnement psychique spécifique de cet homme. La « citadelle défensive » (p. 30) que Marc s’est construite apparaît d’emblée comme paradoxale : fermé à tout affect, mais dans une attente massive ; captant l’attention de son analyste et ses réactions, mais se mettant à distance aussitôt ; usant de la séduction, mais pour mieux contrôler ce dernier…
Marc est un homme qui, en fait, ne sait pas dire non… au sens de la négation qui institue la frontière entre soi et l’objet, entre le dedans et le dehors et promeut la construction identitaire. Or cette incapacité, « formation défensive anti-traumatique » (p. 37), conduit au fonctionnement opératoire et au conformisme à outrance pour se prémunir de l’ennemi intérieur, par l’écrasement de la vie psychique et de sa richesse. Au risque cependant de désordres somatiques (Szwec, 2018) ou, chez Marc, d’issues comportementales, de conduites auto ou hétéro-agressives, accompagnés d’alcoolisation ou de toxiques qui le mettent en danger. Ne pas pouvoir utiliser ce non, essentiel dans la construction du moi, le laisse démuni, contraint à barricader le sauvage en lui, l’ennemi intérieur qui surgit en actes, ou… à s’effacer !
Comparant la clinique de l’effacement à celle de la perte qui convoque les processus de deuil, et à celle de la disparition qui engage le mouvement mélancolique dans la régression narcissique, l’incorporation et l’identification d’une partie du moi à l’objet, l’auteur pose la question de la nature de l’objet. Son hypothèse est que l’objet interne « existerait radicalement trop ou pas assez (…) si précaire qu’il menacerait (le sujet) d’une perte sans fin. Ou bien (…) effractant au point de faire craindre le risque d’anéantissement » (p. 47) et il évoque l’engagement d’une force de déliaison nécessaire pour… l’effacer ! Il y a là un défaut majeur de figurabilité qui rendrait la représentation potentiellement traumatique incompatible avec les capacités d’intégration psychique du sujet. L’auteur s’appuie sur l’idée « d’une pulsion de mort mise au service de la défense contre la pulsion de mort » (Rosenberg, 1992, p. 47) et sur l’évocation d’une « pulsion anarchiste » (Zaltzman, 1998, p. 48) venant au secours du moi en s’érigeant contre tout investissement libidinal d’un objet trop précaire : « l’effacement serait une mesure de survie du moi face à la menace de son intégrité ». Le blanc de la pensée (Green, 1974), les hallucinations négatives de la pensée, l’anesthésie affective sont des processus à visée anti-traumatique qui s’accompagnent du surinvestissement du perceptif ouvrant la voie à la vie opératoire et l’installation d’un conformisme protecteur. C’est là que Marc l’interroge : un conformisme de vie peut-il côtoyer un conformisme de mort ?
L’auteur élargit alors son approche vers la question de l’obéissance avec Gilbert Diatkine pour qui n’importe quel citoyen ordinaire peut devenir un bourreau, avec Georges Orwell (1972) et son roman 1984, l’expérience de Stanley Milgram ou les reportages de Jean Hatzfeld consacrés aux tueurs Hutus, illustrant cette terrible dynamique d’une « démentalisation conformiste » (Aisenstein, 2014, p. 56). Ou Eichmann, exemplaire de la « banalité du mal », dont le conformisme bureaucratique devait s’accompagner d’une incapacité à distinguer le bien du mal, soit de l’action d’un moi idéal prêt à tout (Arendt, 1991). Du côté de Marc, qui a désobéi à son idéal du moi tyrannique, les turbulences s’accentuent…
L’auteur se tourne alors vers le monde qui nous entoure pour y repérer « un nouveau malaise dans la culture : la conformité » (p. 68) et recense les conditions dans le socius qui pourraient favoriser le développement d’un fonctionnement opératoire centré sur l’actuel, la voie courte, la contrainte à l’activité, l’accélération du temps, etc., pour contenir une excitation que le recours aux procédés auto-calmants tente d’éteindre. Peut-on considérer le smartphone, le jeu vidéo comme créateurs de « néo-besoins » (Braunschweig, Fain, 1975) offrant une résolution immédiate à l’excitation ? Claude Smadja (2019) interroge les effets de la révolution numérique en termes de quantité d’informations à traiter, de vitesse exigée comme d’hégémonie du collectif sur l’individuel pour voir dans le monde actuel « une potentialité au devenir opératoire » (p. 75).
S’intéressant aux « monstres dormants » (p. 79), l’auteur insiste sur la puissance du clivage à l’œuvre chez ces individus, nécessaire pour enclore cette violence fondamentale enfouie en eux. L’auteur nous en présente quelques-uns : Eichmann avant tout, Marcello, le héros du film de Bertolucci « Le conformiste », Dr Jekyll et Mr Hyde qui illustre le thème du double donnant existence au monstrueux, et encore L’homme invisible de Herbert George Wells (1897). Claude Balier, qui a rencontré de nombreux patients meurtriers, conformistes et suradaptés, capables de tuer brutalement un objet externe qui leur échappe, le confirme. Car c’est une imago maternelle archaïque que l’acte meurtrier tente d’abolir engageant une désintrication pulsionnelle majeure.
L’Étranger (Camus, 1942), enfin : Meursault, blessé de la sensorialité, tue sous la brûlure du soleil aveuglant, sous la brûlure de l’absence du regard identifiant d’une mère… Comme dans la peinture de Bacon, où fait défaut le rôle de miroir du regard de la mère. Avec Marc, l’auteur repère l’arrivée de rêves qui, peu à peu, témoignent de l’avancée du processus à travers les conflictualités des figurations de l’infantile et une transformation du ressenti contre-transférentiel…
Il s’agit alors de débusquer les tentations conformistes du psychanalyste aux prises avec le fonctionnement clivé de tels patients mais aussi avec son propre idéal du moi ! L’auteur en appelle au sens de la créativité (Winnicott, 1975), à la dialectique du même et de l’identique (de M’Uzan, 1970), aux enjeux de la fulgurance créative (Danon-Boileau, 2007) et surtout au plaisir de jouer, contre l’ennui, la répétition, la désespérance qu’induit le contact avec ces patients conformistes.
In fine, Dethieux nous fait part de la fécondité de penser que, oui, la pulsion de mort peut se mettre au service de la pulsion de vie . Quand le masochisme ne réussit pas à la lier et à l’intriquer, le travail analytique visera à retourner contre elle-même la force de la pulsion de mort dans une dialectique de l’intrication pulsionnelle déterminante : l’histoire de Mathias en témoigne… Comme le remarque Aisenstein dans sa riche préface, l’auteur ressaisit et nous donne accès aux concepts métapsychologiques essentiels du corpus freudien. Certes, mais Dethieux y insiste, la pensée théorisante n’y suffit pas… Jouer, jouer et créer est fondamental pour retrouver un peu de cette liberté abolie. Alors, peut-être, l’analyste pourra faire sienne la remarque d’André Gide (1935) dans Les nouvelles Nourritures :
« Il est bien peu de monstres qui méritent la peur que nous en avons ».
Bibliographie
• Aisenstein, M., « Destruction des processus de la pensée et négatif de la sublimation », Revue française de psychosomatique, n°46.
• Arendt, H., 1991. Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard.
• Braunschweig, D., Fain, M., 1975. La Nuit, le jour : essai psychanalytique sur le fonctionnement mental, Paris, Puf.
• Camus, A., 1942. L’Étranger, Paris, Gallimard, 1972
• Danon-Boileau., L., 2007. « De l’agir à la créativité », Revue française de psychanalyse, vol. 71, n° 1.
• Gide, A., 1935. Les nouvelles Nourritures, Paris, Gallimard.
• Green, A., 1974. La Folie privée, Paris, Gallimard, 1990.
• M’uzan (de), M., 1970. « Le même et l’identique », Revue française de psychanalyse, vol. 34, n° 3.
• Orwell, G., 1972. 1984, Paris, Gallimard, 2020.
• Rosenberg, B., 1992. « Lettre ouverte à Paul Denis sur les pulsions », Revue française de psychanalyse, vol. 56, n° spécial.
• Szwec, G., 2018. « Absence de négation, rage destructrice et déséquilibres psychosomatiques », Revue française de psychosomatique, n°54.
• Smadja, C., 2019., « Le temps calme », Revue française de psychosomatique, n°55.
• Wells, H. G., 1897. L’Homme invisible, Paris, Gallimard 2022.
• Winnicott, D. W., 1975. Jeu et réalité, Paris, Gallimard.
• Zaltzman, N., 1998. De la Guérison psychanalytique, Paris, Puf.