Analyse fonctionnelle des addictions au regard des structures de personnalité ou de la question de la séparation
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Analyse fonctionnelle des addictions au regard des structures de personnalité ou de la question de la séparation

Au cours de cet écrit, je m’attellerai à traiter des addictions dans leur ensemble, en laissant cependant de côté les dépendances alimentaires (anorexie et boulimie) ainsi que les dépendances sans produit (jeux, sexe, sport…). Il s’agira donc de dépendance à un produit psychoactif comme l’alcool, les opiacés, le cannabis ou encore le tabac et les médicaments (psychotropes).

L’envie de traiter la question de la fonction du recours à un produit externe dans l’économie psychique du sujet m’est venue au cours de ma pratique de psychologue clinicienne sur une Equipe de Liaison et de Soins en Addictologie à l’hôpital général. La particularité de cette pratique est d’intervenir dans n’importe quel service de l’hôpital où la question de la dépendance surgit, que ce soit en chirurgie après une intervention chirurgicale, dans les services de gastro-entérologie et de pneumologie après une décompensation somatique ou encore dans le cadre des sevrages à l’alcool, au cannabis et aux opiacés.

Le discours des équipes soignantes autour de la question de la dépendance est souvent teintée de la notion de plaisir pour ces patients qui ne penseraient qu’à leur produit, plaçant par là même le fait de diminuer ou arrêter toute consommation du côté de la volonté.

Dans un premier temps, c’est donc au travers de cette rencontre avec l’idée dans les consciences collectives que le toxicomane ou l’alcoolique n’aurait pas de volonté et serait animé uniquement par une quête permanente du plaisir, qu’est né mon désir de remettre au centre de la prise en charge des patients aux prises avec une dépendance, la question de la fonction du recours aux produits.

De plus, l’envie de parler de la fonction des addictions dans l’économie psychique du sujet m’est venue en lien avec l’approche souvent trop « somatique » que nous pouvons proposer à ces patients. En effet, nous nous laissons prendre dans la confusion que nous amènent les patients addicts lorsqu’ils nous donnent à penser que c’est du côté du somatique que cela se passe, alors que c’est du côté du psychisme. Le fait que le recours à des produits interfère sur le somatique en créant des désordres d’ordre physiologique (pancréatite, hépatite, encéphalite…) place également le soin du côté de la médecine somatique.

Le soin pour ces patients est donc à l’interface entre le soin somatique et le soin psychique, et c’est là toute la difficulté.

Je partirai de la littérature existante concernant les addictions pour ensuite aboutir à une analyse fonctionnelle des addictions en général, puis suivant chaque structure de personnalité.

Un peu d’étymologie…

Le mot addiction tire son origine du latin addictus, et se réfère à un état d’esclavage. Cette origine latine a ensuite été reprise par les langues anglophones pour former le mot « addiction », mot qui n’existait pas il y a encore quelques années dans la langue française. Dans son article sur « L’économie psychique de l’addiction », J. MC DOUGALL (2004), qui était anglophone, explique que la seule traduction française du mot « addiction » dans le dictionnaire anglais-français est « toxicomanie », c’est-à-dire désir maniaque de s’empoisonner. Nous pouvons donc noter ici que l’étymologie anglaise introduit la fonctionnalité du produit, le sujet addicté étant en effet « esclave d’une seule solution pour échapper à la douleur mentale »1, alors que la langue française place le recours à la consommation d’un produit uniquement du côté de plaisir. Ceci peut en partie expliquer pourquoi dans les consciences collectives, la notion de plaisir dans le cadre des addictions prime sur celle de besoin.

Fonction des addictions en général

Le recours à un produit psychoactif est une solution somatopsychique sur le plan psychodynamique pour survivre face à une souffrance psychique. Le symptôme ne doit donc pas être vu uniquement comme quelque-chose à éradiquer mais plutôt comme un aménagement sur le plan psychique face à des vécus intolérables. Comme l’explique J. MC DOUGALL, l’économie addictive vise la décharge rapide de toute tension psychique. Cet appel psychique est transformé et traduit par l’addicté en besoin somatique ; la solution addictive devenant une solution somatopsychique au stress mental.

Il s’agit de concevoir ici le recours au produit comme ce qui vient soulager la personne du contact permanent et douloureux avec son monde interne. En effet, l’un des buts du comportement addictif est de se débarrasser de tous ses affects, d’anesthésier toute vie psychique et de ne plus penser.

Le besoin pour ces patients de se débarrasser de toute vie psychique est en partie lié à des carences dans les processus de symbolisation et de mise en représentation sur le plan psychique des éprouvés. Les substances sont alors utilisées pour pallier l’absence de cette ressource. C’est ce qu’explique P. NOAILLE dans son article :

« L’agir addictif résulte des défaillances rencontrées par la psyché pour élaborer un conflit sur la seule scène psychique, soit pour le représenter ?à l’intérieur? »2.

 

Les substances sont également utilisées pour neutraliser l’activité représentative face à des représentations trop gênantes (C. MIEL, 2002). En effet, ces patients ont bien souvent subit des traumatismes cumulatifs (M. KHAN, 1976) qui ont opéré des court-circuitages au niveau du préconscient, entraînant une déliaison psychique qui empêche tout travail de symbolisation et de mise en représentation. Ces coupures opérées dans le préconscient par les traumatismes ont elles-mêmes une valeur défensive, puisqu’elles permettent de maintenir clivé l’affect de l’élément traumatique associé. Nous retrouvons bien dans la rencontre avec ces patients addicts ce clivage, où lorsqu’ils nous narrent leur histoire, tout est placé sur le même plan, que ce soit le décès du chien ou le viol par leur père, et le tout dénué d’affect. Ceci donne un caractère assez cru et brut à leur discours ainsi que l’impossibilité de se repérer dans le temps.

Il existe donc un défaut de symbolisation primaire (R. ROUSSILLON, 1999) pour ces patients, c’est-à-dire un défaut de transformation de l’éprouvé corporel en affect, du passage de la matière première psychique à la représentation de chose (S. FREUD, 1923).

Au moyen âge déjà (pensée scolastique médiévale), le postulat concernant la pensée était que « Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu »3, c’est à dire « rien n’est dans l’intellect qui ne fut d’abord dans les sens ». Ce postulat a été repris par ARISTOTE ou encore J. LOCKE concernant les théories empiristes de la genèse de nos idées. S. FREUD4 les rejoint lorsqu’il explique que les représentations verbales sont des traces mnésiques qui furent jadis des perceptions. En effet, pour lui, le développement de la pensée s’étaie sur l’hallucination de l’objet absent, elle-même étayée sur les traces mnésiques, et donc perceptives, de l’expérience de satisfaction du besoin.

« L’alternance entre les expériences de plaisir, de déplaisir et la réalité, aboutit à l’inscription dans la psyché d’une liaison entre l’éprouvé du besoin et l’objet de satisfactions, entre le sensoriel et la mise en représentation, entre le ressenti et la perception. »4

 

Pour résumer, l’information doit d’abord passer par les sens pour qu’elle soit appropriable, et qu’elle devienne ensuite une pensée en image (symbolisation primaire), puis une pensée en idée (symbolisation secondaire). C’est ce que tentent de faire les patients addicts : réinscrire au niveau du corps et transformer des expériences subjectives, en passant par la sensation à l’aide du recours à des toxiques divers. Cependant, c’est dans une contrainte de répétition que tente de se faire cette inscription et cette transformation de ces traces perceptives primaires, car la réponse apportée par l’addicté est uniquement d’ordre somatique plutôt que psychique. Il y a donc une confusion entre le registre somatique et le registre psychique.

« Comme aucun élément ou objet appartenant au monde réel ne peuvent réparer des manques dans le monde interne, le comportement addictif souffre inévitablement d’une dimension compulsive. »5

 

Le recours à cet objet-produit extérieur, qui est ce que J. MC DOUGALL nomme « objet transitoire », échoue dans sa visée de transitionnalité car sans accès possible au symbole. L’objet-produit ne permet pas de matérialiser au dehors quelque chose du monde interne et donc de le figurer, puisque c’est le processus inverse qui est à l’œuvre pour ces sujets : tenter de figurer quelque-chose du monde interne en ayant recours à l’incorporation d’un produit externe.

Comme l’expliquent N. ABRAHAM et M. TOROK dans leur article sur l’introjection et l’incorporation (1972), cet acte d’incorporation d’un produit signe un échec dans le processus d’introjection. Ils précisent alors que l’introjection est rendue possible grâce à

« (…) une substitution progressive partielle des satisfactions de la bouche, pleine de l’objet maternel, par celles de la bouche vide du même objet mais remplie de mots à l’adresse du sujet »6.

 

C’est donc la présence maternelle, possédant elle-même le langage, qui permettra à l’enfant de passer de la bouche avide de nourriture à la bouche pleine de mots, de paroles. Mais si ce passage n’est pas possible du fait d’éprouvés non transformés en mots par la mère, il y aura donc échec dans le processus d’introjection. L’enfant devenu adulte ne pourra donc pas avoir les mots pour nommer et transformer ce qu’il éprouve, la seule solution étant donc de remplir cette bouche vide par un produit. Il ne lui sera possible de faire face à l’absence qu’au travers d’un acte d’incorporation d’un produit, déniant ainsi la séparation et la perte. L’acte d’incorporation est une réponse à une perte intolérable, innommable.

« La guérison magique par incorporation dispense du travail douloureux du remaniement (…). C’est refuser le deuil et ses conséquences (…). »7

 

Cette absence de mot explique toute la difficulté de la rencontre avec ces patients dans un cadre psychothérapeutique, patients qui n’ont pas les mots pour parler d’eux, mais une bouche remplie de produit.

Tandis que l’accès à la transitionnalité porte les marques de l’introjection d’une fonction maternante donc de l’accès au symbole, le recours à un objet transitoire signe quant à lui, un acte d’incorporation, donc un échec dans l’introjection de cette fonction maternante.

Fonction des addictions au regard des structures de personnalité

Comme l’explique J. BERGERET (1983), il n’existe aucune structure de personnalité propre à la toxicomanie. En effet, une addiction peut se développer sur n’importe quel type de structure mentale. Cependant, la fonctionnalité du recours au produit est différente suivant les structures de personnalité, et c’est ce que je vous propose d’analyser à présent. Nous parlerons pour ces structures de personnalité aussi bien du « caractère », c’est-à-dire de la « normalité » de cette structure, que de la maladie décompensée.

Structure de type névrotique de la personnalité

Il s’agit d’une structure de la personnalité aménagée autour d’une problématique génitale et œdipienne. Comme l’écrit J. BERGERET dans son article, dans le cas de ces structures névrotiques, les pulsions violentes sont intégrées au sein d’une dynamique orientée vers l’amour. C’est justement cet aléa du potentiel passionnel qui est en jeu dans le recours aux produits.

Prenons l’exemple de la névrose hystérique pour illustrer nos propos. L’hystérie, que ce soit le caractère ou la maladie, est une névrose dont l’axe principal concerne justement les relations à l’autre et les rapports entre amour et sexualité.

« La maladie hystérique a été et est encore une maladie causée par l’amour, par son manque ou par ses excès (…). »8

 

En effet, le noyau de l’hystérie trouve son origine dans les « ratés du maternage » (J. LANOUZIÈRE, 2001), c’est-à-dire dans l’inadéquation de l’objet aux désirs de l’enfant, répondant par un trop de stimulation ou par trop peu. Ces deux modes de réponse entraineront un surplus d’excitation, créant ainsi une effraction du Moi. L’enfant sera alors amené à lutter contre la menace d’installation d’états de manque ou de vide au travers d’une recherche compensatrice dans le corps. Il tentera de combattre l’angoisse dépressive, le manque, au moyen d’un auto-érotisme, ce qui lui permettrait de supporter l’absence de l’objet. Or, la présence intrusive de l’objet ou le manque de stimulation a empêché la constitution des auto-érotismes. Ce besoin d’amour qui en résulte et cette dépendance à l’égard de l’autre pourra donc être par la suite tenté d’être compensé par le recours aux produits psychoactifs, ces derniers étant utilisés comme une auto-stimulation ou un pare-excitation. La mère a alors créé des néo-besoins chez l’enfant.

Cas de Mademoiselle C. : consommation de cannabis comme pare-excitation ou auto-stimulation

Mademoiselle C. est une jeune femme âgée de quarante ans. Elle vient consulter dans le cadre d’un sevrage de cannabis, adressée par l’éducateur du centre de soin en toxicomanie du secteur. Sa demande se situe davantage en lien avec le sevrage psychologique, puisque sur le plan physique, elle a déjà arrêté sa consommation de cannabis.

D’emblée, lors de notre première rencontre, Mademoiselle C. me parle de sa mère dépressive depuis sa naissance à elle. Cette dernière a fait plusieurs tentatives de suicide lorsque Mademoiselle C. était enfant et a été internée à de nombreuses reprises. Mademoiselle C. parle d’une mère « morte-vivante », qui les empêchait de vivre. Elle m’avouera avoir eu envie, petite, d’étouffer sa mère avec un oreiller ; cette mère qu’elle voulait voir mourir pour qu’elle les laisse vivre. Associée à cette « mère morte », elle parlera également d’une mère intrusive, qui selon elle envahissait son espace intime (rentrait dans la salle de bain, voulait tout savoir de ses secrets…).

Concernant ses relations amoureuses, Mademoiselle C. dira s’être toujours jurée de ne jamais dépendre d’un homme. C’est ce qu’elle a concrétisé dans le fait d’avoir une fille de treize ans qu’elle a toujours assumée seule, le père ne l’ayant pas reconnue. Mademoiselle C. est dans un rapport compliqué aux hommes où elle cherche à séduire et à être aimée d’eux, mais sans parvenir à être en couple.

Cette vignette clinique illustre bien ce que J. LANOUZIÈRE nomme les « ratés du maternage », avec cette alternance dans les réponses de la mère à l’enfant entre trop d’excitation ou trop peu. En effet, la mère de Mademoiselle C. lui a fait vivre tantôt l’intrusion, tantôt l’abandon lorsque, en dépression, celle-ci ne parvenait pas à s’adapter aux besoins de son enfant. Mademoiselle C. parle d’une mère « morte-vivante », ce qui n’est pas sans rappeler la mère-morte d’A. GREEN (1983).

Cette alternance entre le trop et le pas assez a créé un état de manque permanent chez Mademoiselle C., manque qu’elle a tenté de combler à l’aide du cannabis. Au jour d’aujourd’hui, ne consommant plus de cannabis, c’est dans sa vie en général que Mademoiselle C. ressent le manque, rien ne parvenant à la combler. Elle recherche dans les hommes le fait d’être aimée, comme elle aurait eu envie d’être aimée par sa mère, mais tout en ayant très peur d’être dépendante d’eux, tant les premiers liens de dépendance à la mère ont été compliqués.

De plus, dans la problématique œdipienne de Mademoiselle C., un élément est venu faire traumatisme dans son enfance : il y a eu collusion entre le fantasme œdipien de tuer la mère pour avoir le père et la réalité. En effet, elle décrit très bien à la fois ce fantasme d’avoir eu envie d’étouffer sa mère avec un oreiller, et la réalité de cette mère dépressive depuis sa naissance qui a tenté de mettre fin à ses jours à plusieurs reprises. Mademoiselle C. l’aurait alors tuée psychiquement en naissant.

On observe alors ici deux temps du traumatisme. Le premier temps est le temps « primaire » du traumatisme et il trouve son origine dans la relation mère-enfant (non respect des besoins de l’enfant). Ce dernier porte la trace d’un défaut de symbolisation primaire. Le deuxième temps, c’est le temps « sexualisé » du traumatisme. Il correspond à la manière dont va se réorganiser ce langage du corps, ces traces perceptives primaires, en lien avec la problématique œdipienne citée ci-dessus. Je m’appuie en partie sur les travaux de C. JANIN9 pour parler de ces deux temps du traumatisme. Ce dernier dira que le traumatisme est toujours vécu comme un excès d’excitation, qu’il fasse référence à un excès ou à une carence. L’addiction serait alors une tentative de figurer cet excès d’excitation dû au traumatisme ; le traumatisme étant un débordement du pare-excitation qui empêche l’inscription psychique du vécu.

A-structuration de la personnalité ou « état-limite »

Cette a-structuration s’origine dans la difficulté pour ces sujets à affirmer leur identification à l’adolescence, ne parvenant ainsi pas à se structurer et formant des « personnalités dépressives » (J. BERGERET, 1983). Ces personnalités sont caractérisées par des relations d’objet anaclitiques, c’est-à-dire teintées d’une angoisse d’abandon permanente. Cette angoisse permanente de perdre l’autre chez l’état-limite et le besoin insatiable d’affection le rend dépendant de l’autre. C’est justement cette dépendance à l’autre vécue comme insupportable et menaçante, qui va conduire bon nombre de personnalité dite « limite » à avoir recours à des toxiques (drogues, alcool, psychotropes). Le paradoxe est donc au centre des conduites addictives pour ces sujets, car la dépendance au produit apparaît comme une défense contre la dépendance affective à l’autre. Le produit permettra de ne pas dépendre d’un autre, puisque celui-ci est là « quand je veux, où je veux ». Il fournira donc l’illusion de la maîtrise de l’objet. Le sujet fait alors l’économie de l’altérité et du lien à l’autre, cet autre qui n’a pas les mêmes désirs au même moment.

La question du narcissisme et de ses failles importantes est au centre de la problématique des états-limites.

Cas de Monsieur S. : de l’échec du processus de transitionnalité à l’objet transitoire Monsieur S. est un homme âgé de soixante ans. Je l’ai rencontré pour la première fois il y a deux ans et demi, au cours d’une hospitalisation en chirurgie orthopédique pour diverses fractures, dont une importante à la mâchoire. Il avait été retrouvé avec son chien au bord d’une route dans un fossé, en pleine nuit, alcoolisé.

Lors de cette première rencontre, Monsieur S. me parle d’emblée de deux séparations qui semblent l’avoir beaucoup affecté : celle d’avec sa femme qui l’a quitté il y a une dizaine d’années et celle vécue enfant d’avec sa mère qui fut trop brutale. En effet, la mère de Monsieur S. fut accaparée par les soins à prodiguer à la sœur cadette, née dix-huit mois après lui, avec une grave malformation au palais. Cette petite sœur nécessitait des soins et l’attention constante de la mère. Monsieur S. dira de cette période de son enfance qu’il s’est senti délaissé par sa mère et avoir manqué d’amour, de tendresse et d’attention. Il expliquera alors qu’il passait ses journées seul dans son parc, avec pour seul compagnon un lapin en peluche.

Nous pouvons percevoir ici que le sevrage trop brutal d’avec la mère a entrainé l’impossibilité pour Monsieur S. d’accéder à la transitionnalité. Le lapin en peluche a alors été utilisé comme un objet « consolateur »11 et n’a jamais pu atteindre le statut d’objet transitionnel. En effet, D.W. WINNICOTT explique que la tâche de la mère est de désillusionner progressivement l’enfant d’une adaptation totale à ses besoins. Si la séparation est trop brutale, le petit enfant ne peut se représenter ce qui lui arrive car il n’est pas encore en mesure de faire face à la défaillance maternelle et de supporter la séparation. Il s’agit donc dans ce cas là d’une perte traumatique.

A l’âge adulte et en lien avec les pertes successives qui ont émaillé la vie de Monsieur S., c’est l’alcool qui remplira cette fonction d’objet « consolateur », venant ainsi colmater la perte et le vécu d’abandon. Les pertes successives sont en effet venues réactualiser la séparation trop précoce d’avec la mère et le vécu traumatique de rejet (suicide du père, réforme à l’armée, licenciement de son travail et mise en invalidité, séparation d’avec sa femme, perte de sa mère), sans que celles-ci puissent s’élaborer et se représenter sur la scène psychique.

Structure de type psychotique de la personnalité

Dans le cas de structures de type psychotique de la personnalité, le complexe d’Œdipe fait défaut, du fait de l’absence de la castration symbolique. Il n’y a donc pas de différence des sexes et des générations, et la temporalité psychique est perturbée. Cette absence d’inscription dans une histoire, tant personnelle que familiale, ne permet pas une continuité d’être. Le produit peut donc être utilisé pour permettre d’assurer une continuité d’être. La consommation tient lieu d’histoire, avec un avant et un après. Tout le travail avec ces patients consiste donc à leur permettre, au travers de leur parcours dans l’institution, de se construire une histoire qu’ils pourront s’approprier et qui pourra faire trace (travail d’historicisation).

De plus, le recours aux produits peut également avoir pour fonction d’atténuer les délires et les hallucinations ou servir à justifier ces dernières par la prise du toxique ; le produit intervenant comme tiers symbolique.

Dans un rapport de fusion et de dépendance à l’autre, le psychotique ne peut se séparer sans que cela soit vécu comme un arrachement, comme une perte d’un morceau de lui-même, voire de son identité. Le toxique vient alors combler le manque, le vide dû à la séparation d’avec l’objet. La perte est donc déniée au profit d’un acte d’incorporation, d’une prise de produit.

Enfin, le toxique peut venir créer un manque à avoir lorsqu’il n’y a plus de produit, et créer ainsi une castration symbolique là où elle fait défaut chez le sujet psychotique10.

Cas de Mademoiselle L. : la prise de toxique comme substitut de l’objet absent

Mademoiselle L. est une jeune femme de vingt-cinq ans. Elle vient consulter sur l’équipe d’addictologie dans le cadre d’une obligation de soin par la justice, suite à un cambriolage opéré dans une boulangerie avec son petit ami de l’époque, afin d’obtenir de l’argent pour leurs consommations.

Mademoiselle L. m’apparaît d’emblée comme très éparpillée voire explosée, ce qui rend les entretiens très difficiles. Elle peut cependant me dire lors de la première rencontre qu’elle ne consomme plus de toxique depuis un an et demi, mais qu’à présent, elle est dépendante aux personnes, notamment son petit ami. Il lui est en effet difficile de se « décoller » de son compagnon pour venir aux entretiens, et me demande à plusieurs reprises de venir avec lui. C’est huit mois plus tard, au cours d’une hospitalisation en psychiatrie que nous avons pu travailler cette question de la dépendance et de la séparation. Mademoiselle L. avait été hospitalisée suite à une tentative de suicide par pendaison, après que son compagnon l’ait quittée et soit parti sans lui donner d’explication. C’est dans ce contexte de séparation que Mademoiselle L. m’explique que sa première tentative de suicide a eu lieu à l’âge de quatorze ans lors du divorce de ses parents. Elle a également été séparée de ses parents à cette période puisqu’elle est partie en BEP médico-social à 150 km de chez elle. « Il n’y avait plus personne pour s’occuper de moi, c’était tellement le chaos ! » dit-elle. Elle m’explique que c’est au cours de cette période qu’elle a commencé à se droguer. Ses autres tentatives de suicide ont toutes eu lieu suite à des ruptures avec ses petits copains.

Nous voyons bien ici au travers de cette vignette clinique que c’est à chaque fois suite à une séparation que Mademoiselle L. a tenté de mettre fin à ses jours. C’est également dans le cadre de la séparation entre ses parents et d’avec ses parents qu’elle a commencé à avoir recours à des produits psychoactifs, ces derniers venant colmater la perte inélaborable et nier la séparation ; celle-ci étant vécue comme un arrachement et une menace identitaire.

Conclusion

Le recours aux produits psychoactifs signe un échec dans les processus primaires de la symbolisation, c’est-à-dire un défaut de transformation de l’éprouvé corporel en affect, du passage de la matière première psychique à la représentation de chose. En passant par la sensation au travers de l’incorporation de produits, le sujet tente une appropriation et une mise en représentation d’expériences subjectives qui n’ont pas pu l’être jusqu’à présent. Il tente de figurer des zones non représentables au moyen de stimulations corporelles (injections, piqûres, sensation de chaud, de froid ou encore de dur et de mou).

De plus, le recours à des produits psychoactifs vient signifier un « raté du maternage », pour reprendre l’expression de J. LANOUZIÈRE, dans la phase d’illusion ou de désillusion. En effet, pour que l’enfant puisse se désillusionner, il faut dans un premier temps que l’illusion ait été suffisante, puis que la désillusion ne soit pas trop brutale (Cf. cas de Monsieur S.). C’est seulement à cette condition que le deuil de la relation omnipotente et indifférenciée à la mère pourra se faire, et que l’enfant pourra accéder à la position dépressive (M. KLEIN, 1934).

Nous voyons bien ici qu’il est question de l’échec dans les processus de deuil au travers du non accès à la position dépressive. Je précise également que symboliser, c’est mettre en sens et présentifier ce qui est absent ; le symbole se référant toujours à quelque-chose d’absent (Cf. jeu du « For-Da »11). Pour nos sujets, la séparation est impossible puisque la perte est non symbolisable. Le recours aux produits est donc la seule solution sur le plan somatique qu’ils ont trouvé pour compenser et combler un vide sur le plan psychique. Le produit vient alors en lieu et place du travail de deuil et court-circuite le travail de symbolisation de l’objet absent.

Dans le cadre psychothérapeutique, il existe une réelle difficulté pour ces patients à transmettre avec le langage ce qui porte la trace de la sensorialité, donc de la symbolisation primaire. C’est donc avec une bouche vide de mots et remplie de produit, que nous les rencontrons.

Ces traces primaires perceptives étant non transformées par le processus de symbolisation primaire, il est donc difficile de passer uniquement par la parole pour les transformer. Repasser par le sensoriel grâce à une médiation dans le cadre psychothérapeutique (par exemple un médium-malléable tel que la terre), est une voie d’accès pertinente à ces sensations perceptives, ces éprouvés non-transformés. Remobiliser l’affect délié de la représentation grâce à des images externes (par exemple le Photolangage©), pour qu’il puisse se relier à une représentation est également une façon de procéder à un remaniement des traces primaire perceptives.

Notes

  1. MC DOUGALL J., « L’économie psychique de l’addiction » in Revue Française de Psychanalyse, 2004/2, vol.68, p511.
  2. NOAILLE P., (2001), « le toxicomane comme état-limite », in Anorexie, addictions et fragilités narcissiques, PUF, Paris, p 89.
  3. Encyclopédie Larousse, http://www.larousse.fr/encyclopedie/nom-commun-nom/empirisme
  4. FREUD S., (1923), « le moi et le ça » in Essais de psychanalyse, Paris, Payot.
  5. DECHERF G. et al, (2003), Souffrance dans la famille, Press éditions, Paris, p123.
  6. MC DOUGALL J., (2004), « L’économie psychique de l’addiction », in RFP, 2004/2, vol.68, p526.
  7. ABRAHAM N., TOROK M., (1972), « Introjecter – incorporer. Deuil ou mélancolie », in NRP, n°6, p113.
  8. DECHERF G. et al, (2003), Souffrance dans la famille, Press éditions, Paris, p.57.
  9. LANOUZIÈRE J., (2001), « L’hystérique et son addictiona », in Anorexie, addictions et fragilités narcissiques, PUF, Paris, p13.
  10. ANIN C., (1996), Figures et destins du traumatisme, Paris, PUF
  11. WINNICOTT D.W., (1971), « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels » in Jeu et réalité, Gallimard, Paris, pp. 27-64.
  12. Texte Collectif Psy, équipe d’addictologie de l’hôpital d’Abbeville
  13. FREUD S., (1920), « Au-delà du principe de plaisir » in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1983, pp.41-115.

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Collectif Psy, équipe d’addictologie de l’hôpital d’Abbeville Encyclopédie Larousse