Cela remonte à loin. L’art aborigène a plus de 50 000 ans, ce qui en fait la plus ancienne tradition artistique ininterrompue du monde. A l’origine, il s’agissait de peintures rituelles effectuées sur le sable et la peau. Les Occidentaux qui s’y sont intéressés dès les années 20, ont proposé la peinture à l’acrylique aux artistes, qui l’ont dès lors utilisée pour réaliser des toiles, qui sont apparues dans le monde occidental au cours des années 70 et ont pris maintenant leur place dans l’art contemporain. Vivant sans contact avec les autres civilisations jusqu’à une période récente, leur mode de vie a peu évolué pendant 2000 ans et leur art de même. La biographie des artistes exposés est étonnante : pour certains, sans aucun contact avec l’homme blanc ni la civilisation occidentale jusqu’à un âge avancé…
Pour l’artiste, chaque toile est un parcours initiatique, dont tous les éléments peuvent être décodés en un symbolisme complexe remontant à plusieurs milliers d’années. C’est le « temps du rêve », car pour les Aborigènes, les ancêtres communiquent avec les vivants par le rêve, pour transmettre un savoir et écrire une histoire appartenant à un clan, dont en principe il faut garder le secret pour les seuls initiés. Mais au-delà de cet intérêt anthropologique, il y a une évidente valeur esthétique.
Pour le spectateur, chaque toile est une expérience sensorielle assez envoûtante. On est saisi par ces oeuvres pointillistes qui émettent d’étranges vibrations, et provoquent un état quasi-hypnotique, que certains spectateurs peuvent ressentir comme dérangeant. On est étonné par ces surfaces planes, paysages sans perspective, vus d’en haut, comme la terre vue par Google Earth, mais qui ne représentent pas un paysage au sens habituel. Elles reproduisent les traces qu’ont laissé les déplacements au sol : trajets d’animaux, itinéraires des ancêtres, chemins reliant les points d’eau. C’est un renversement de perspective dans l’art et la manière de voir le monde.
Les toiles sont exécutées posées par terre, le peintre se mettant souvent au milieu, comme pour les traditionnelles peintures de sable. Ce qui évoque évidemment le dripping de Pollock, très influencé par les chamans amérindiens et les aborigènes australiens, qui a renversé lui aussi le rapport du peintre à la toile en posant la toile par terre. Si on se laisse faire par l’attraction vertigineuse de ces toiles bouillonnantes, on entre dans un monde très lointain, très étranger aux modes habituels de la figuration de l’espace, mais qui pourrait évoquer la constitution précoce de l’espace psychique chez le bébé. Pour G. Haag, le psychisme se constitue à partir des premières traces rythmées, «dans la mesure où les racines cosmiques et biologiques de leurs formes entrent profondément dans les liens relationnels et identificatoires archaïques dont nous voyons mieux la genèse dans le moi corporel ».
La gestualité magnifique des artistes aborigènes évoque encore « l’effet spatial du geste » de Bullinger, constitution d’un espace non plus du geste lui-même mais de sa trace. Ce moment où la coordination entre les flux visuels et les postures donne un accès aux représentations spatiales, n’est-ce pas ce que les artistes aborigènes figurent et nous font ressentir ?