Brigitte Bernion : L’identification projective dans la cure
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Brigitte Bernion : L’identification projective dans la cure

Les Conférences d’Introduction à la Psychanalyse (CIP) de l’enfant de la Société Psychanalytique de Paris recevaient en janvier Brigitte Bernion 1  qui travaille avec de très jeunes enfants en mal de symbolisation. Nous la suivons pas à pas dans une clinique difficile où la destructivité, au premier plan, disqualifie l’interprétation vécue comme excitante. Nous écoutons les éprouvés douloureux de l’analyste, d’impuissance, de colère, de culpabilité. La notion d’identification projective semble l’outil méta-psychologique le plus à même de rendre compte de ce qui se joue en séance.

B. Bernion montre comment cette notion, initialement élaborée par Mélanie Klein dans un registre psychopathologique, s’est enrichie des apports post-kleiniens jusqu’à être considérée comme un mode de communication du fonctionnement psychique normal. Elle en pointe les effets sur le contre-transfert de l’analyste, nous en facilite le repérage clinique, en déduit les implications techniques. Finalement, elle appréhende le long processus psychique qui doit permettre à l’enfant de s’en dégager.

En 1946, M. Klein présente l’identification projective comme l’un des mécanismes de défense primaire auxquels le Moi précoce de l’infans a recourt pour éviter la non intégration du moi. Par cette défense narcissique, les fantasmes sadiques qui dominent la phase schizo-paranoïde mettent en scène l’expulsion dans le corps de la mère des produits de l’enfants vécus comme mauvais. Les mécanismes primitifs de défense, tels que le clivage du moi, émergent à la faveur du conflit entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, comme dans la seconde théorie freudienne des pulsions. Le clivage de l’objet, concomitant, fait cependant ici du sein absent une source d’angoisse de persécution intense. Par le biais de l’introjection, l’enfant semble subir des attaques de l’intérieur, par un Surmoi primitif cruel, qu’il projette sur l’objet extérieur. La lutte contre des éprouvés dépressifs générés par la séparation doit alors prolonger l’illusion d’une absence de limites entre soi et l’autre : l’objet devient l’extension du Moi. Pour M. Klein cependant, la projection concerne en premier lieu des objets partiels : parties de soi perçues comme dangereuses, ou parties idéalisées à mettre hors de portée des attaques du psychisme. Cette partie du Moi, intolérable non reconnue, pénètre l’objet, l’attaque, le contrôle, le transforme. L’objet cible est alors identifié à ces projections, perçu comme dangereux, ou idéalisé. Source d’envie, il devient lui-même persécuteur. Lorsque l’enfant peut faire le deuil de l’objet idéalisé et renoncer à la toute-puissance, il peut accéder à l’ambivalence pour un objet total, investir un objet réel, l’introjecter puis s’identifier à lui. Ce processus rend possible la formation des symboles, facteur d’intégration. L’enfant manifeste une pré-occupation nouvelle pour l’objet, éprouve de la tristesse et de la culpabilité à l’idée de l’avoir détruit, ce qui rend possible un processus de réparation authentique. La formation du symbole le libère ainsi du chaos de l’équation symbolique et ouvre l’accès à la position dépressive et au principe de réalité, condition du refoulement. En cas de difficulté à gérer une situation de conflit ou d’ambivalence le sujet pourra dès lors régresser à ce type de fonctionnement.

Bion conditionne cependant la constitution du psychisme à la qualité des structures contenantes de l’objet, véritable « appareil à penser les pensées » dont le rôle fondamental consiste à contenir et transformer les éléments issus de l’identification projective pour les rendre assimilables, introjectables par l’enfant. Mode de communication primitif, celle-ci permet donc de traiter psychiquement un état émotionnel, de le communiquer alors qu’on n’a pas les moyens de le penser. Les post-kleiniens considèrent alors le contre-transfert de l’analyste comme le témoignage du fonctionnement interne du patient projeté en lui : sur le modèle de la rêverie maternelle primaire, il ressent les éprouvés de son patient, peut s’identifier à ce que celui-ci veut évacuer : il s’éprouve comme l’objet interne du patient. Il lutte ensuite progressivement contre cet effacement de sa qualité d’objet, reconnaît les éléments clivés et projetés en lui et les restitue au patient, qui pourra peu à peu s’identifier à cette fonction.

E. Bick conceptualise pour sa part une identification d’objet plus primitive, adhésive, dans une organisation bidimensionnelle, sans dehors ni dedans, chez un nourrisson encore incapable de projection. L’identification projective ouvre véritablement à la troisième dimension, permet le déploiement du fantasme et l’espace de la représentation. Au cours de la genèse du Moi, l’investissement de la trace motrice est ce qui permet la représentation d’un espace phobogène dans lequel on puisse projeter.

La technique analytique s’adapte nécessairement au fonctionnement pathologique par identification projective : l’analyste privilégie la construction à deux voix à l’interprétation, chaque fois que l’identification projective entraîne la confusion entre la représentation et l’objet. Il accepte de ne pas comprendre, tolère une passivité qui se nourrit de ses auto-érotismes, peut tour à tour se laisser utiliser comme un médium malléable et jouer sur un mode psycho-dramatique le personnage que l’identification projective lui fait endosser. Il se concentre sur le hic et nunc de la séance et le passage de la destructivité agie au playing (D. Winnicott), puis au dreaming (N. Ferro). Tel fut le travail de B. Bernion avec le petit Victor dont le défaut de pare-excitation obérait la possibilité d’une coexcitation libidinale organisatrice du pôle liaison/déliaison. Jetant les objets, s’expulsant lui-même du bureau, comme envahi par des angoisses claustrophobiques, il finit par viser son analyste avec « des boules à tuer ». En fin de séance en revanche, dans un transfert idéalisant, il se cramponnait sous le divan, et l’analyste, identifié à l’agresseur, craignait un agir omnipotent en miroir de ceux de Victor. Elle verbalisait, par la reconnaissance de son vécu contre-transférentiel, la tristesse/impuissance/colère contenue dans ces boules à tuer. Renoncer à l’interprétation talionique conditionnait la possibilité de transformation à venir de l’identification projective.

B. Bernion insiste sur le long travail de contenance, d’intégration des éléments sensoriels, émotionnels, de la séance, qui fut nécessaire à la constitution d’une enveloppe psychique. Les boules devinrent progressivement « boules de pétanque » dans un espace transitionnel émergeant où l’enfant chercha à s’approprier une capacité réalisatrice et transformatrice par un jeu (gaming) où il était question de gagner, de se confronter au manque de l’autre, à la différenciation ; un jeu qui suscitait la frustration de l’attente, la capacité de la tolérer, et ouvrait ainsi l’accès à un possible masochisme érogène, une position passive de réceptivité. Des effets de contenance et la relance d’un dialogue tonico-émotionnel plus tempéré rendirent alors possibles des échanges non meurtriers et un plaisir partagé : le jeu n’avait plus valeur de décharge et pouvait venir représenter quelque chose des mouvements destructeurs inorganisés des premiers temps. Des scenarii mettant en scène un poupon vinrent figurer des émotions en lien avec les objets primaires. Le déplacement sur le poupon (playing) permit à Victor de transformer peu à peu sa destructivité en pulsionnalité.

En s’identifiant à l’agresseur, il reproduisait activement une expérience qu’il avait vécue passivement. Plus tard encore, les « boules de Sida » lui fournirent une représentation du sein mortifère, empoisonné qui lui permit l’accès à la douleur de la position dépressive et au désir de réparer dont M. Klein nous rappelle qu’il « manifeste une réaction plus adaptée aux sentiments de peine, de culpabilité et de crainte de perdre l’objet qui proviennent de l’agressivité à l’égard de l’objet aimé. » Chez Victor, une expérience de déplaisir s’était muée en un plaisir de fonctionnement.

Par-delà la question de l’identification projective, la conférence de B. Bernion est un apport précieux en ce qu’elle nous a permis de suivre pas à pas le cheminement de la pensée clinique d’un analyste au travail avec un jeune enfant.

Jeanne Ortiz
Psychologue, AEF/SPP

Notes
1. Psychologue, Psychanalyste, Membre adhérente SPP, Membre de la SEPEA, Membre adhérente de l’IPSO, Centre Alfred Binet.