Dans l’arène, une force contre une autre force
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Dans l’arène, une force contre une autre force

Dans l’arène, une force contre une autre force, ceci est à peine une provocation. L’arène2 serait celle du transfert avec, en son sein, un maelstrom de forces, de celles qui non pas s’annulent mais se font exister. Non un anéantissement de la force de l’autre, mais une communication de force. Ni affrontement ni victoire mais une forme de lutte, sûrement. Celui-là même qui vient pour guérir, l’analyste « n’est pas en droit de compter sur son concours ni sur sa docilité, puisqu’il est prêt à faire obstacle au travail commun par toutes les difficultés possibles : en un mot, il ne veut surtout pas guérir »3, scande Freud. La pulsion de résistance affleure partout dans les pensées, représentations, images des rêves, affects, mots, gestes divers ou événements de transfert, et trouve ici pléthore d’objets. L’enjeu serait cependant d’abandonner ses défenses et ses armes pour entrer dans la lutte à mains nues, à découvert, et ainsi croître en force. Paradoxe inouï.

Le lien patient-analyste rejoue la violence de tout lien, dans sa valence tendre tout autant qu’hostile. Chacun sait, le transfert donne lieu au contre-transfert – bien que certains affirment, à raison, l’inverse4 – le contre posé paisiblement tout-contre tout-doux et/ou le contre opposé, affronté, provoqué ? Sans doute l’un et l’autre. Dire qu’il résiste au sujet d’un patient pour tenter d’approcher l’énigme de son agressivité ou de sa passion d’idylle, de sa stagnation ou de ses passages à l’acte, de ses silences ou de ses rationalisations, ne suffit pas à comprendre ni pour quoi, ni à qui il résiste. Quand ce mot est dit, rien n’est dit. Mot écran qui permet de ne pas aller plus loin et pose au loin sur le patient un éprouvé d’insatisfaction, de déception, peut-être même de crainte, propres finalement à l’analyste seul. Au point de se demander alors : mais somme toute, qui résiste ? L’énigme ou l’épreuve n’est-elle pas ici celle du contre-transfert, au sens de pouvoir supporter au-dedans que rêves d’omnipotence bienfaitrice ou d’autres guérisons encore déchoient. Surtout si l’analyste veut guérir à tout prix. Mais, guérir qui, lui ou le patient ?

Le désir de résistance

La démonstration ici tente à poser la résistance comme point d’appui, dont on rêverait certes de pouvoir se passer. Ce qui résiste fait pourtant force. Moteur de la cure au sens où par elle et sur cette résistance même prennent appui tous les conflits antérieurs. Le sujet y trouve un bord, une butée qui le révèle à lui-même. Si sa force ne rencontrait pas une autre force mais une présence inconsistante et floue, à quoi pourrait-il s’adosser ? Le divan est souple, voir moelleux, mais sa fermeté donne soutènement au dos en son entier. L’interprétation qui décale et déplace propose une force comme sortie de l’enlisement, forme d’assaut par le sens. Un sens qui fait tenir debout et savoir se relever du divan.

On pourrait imaginer le patient tel ce nain décrit par Pascal juché sur des épaules de géant de telle sorte qu’il puisse voir plus de choses que le géant lui-même, non point parce que sa vue serait puissante ou sa taille avantageuse, mais parce qu’il serait porté et exhaussé par la haute stature du géant. Il me plait à penser l’analyste en géant, de sorte qu’ainsi il semble possible, voir souhaitable, d’aider son patient à, comme le dit Bion : « être un meilleur analyste que soi-même5 », à voir plus loin. Vaincre l’analyste, ou à tout le moins parvenir à lui dérober l’énigmatique phallus analytique, permettrait au patient d’aller de mieux en mieux.

Pour le psychanalyste, soit disant géant, l’inconscient reste un présupposé non seulement incontestable mais central, au sens d’axial. Il a expérimenté le dégagement de l’horizon à partir même de la levée du refoulement. Il sait aussi la lutte menée contre les bizarreries du symptôme, seul moyen disponible parfois pour que, quand même, filtre du désir. Au risque d’abîmer en retour sa capacité à aimer et travailler. Alors il a les armes du combat et connaît d’expérience les enjeux de la joute. C’est en cela qu’il pourrait avoir la stature d’un géant, même si, à l’image de Goliath, il garde, et c’est bienheureux, une fragilité au front ou en bien d’autres lieux encore. En tout cas, rester debout, au sens d’être d’une suffisante stature (chevilles, épaules, et autres organes qui tiennent le corps) est pour lui de première nécessité : cela n’est qu’ainsi qu’il persévérera dans sa capacité à analyser, à continuer à penser quoiqu’il arrive dans l’arène. L’arène comme enceinte fermée contenante, offrant délimitation aux jeux du cirque, autrement dit aux enjeux infantiles passés, mais aussi l’arène des gladiateurs6, celle qui, d’être sans concession, donne lieu à des confrontations archaïques puissantes. Par le quiproquo du transfert, l’analyste se trouve là pris dans l’enjeu de la rencontre, incarnation en personne du jeu transférentiel. Il est non seulement représentant de la contrainte et de la loi lorsqu’il pose et maintien son cadre ; mais aussi représentant des désirs infantiles perdus lorsque douceur, patience et disponibilité offrent creuset à la régression. La dépendance ici et maintenant à ses côtés, si elle n’est pas rattachée à celle d’ailleurs et jadis auprès des objets infantiles, trouve ses limites. L’adresse à lui est aussi adresse à un autre, énigmatique, enserré dans les mailles d’une anamnèse jusque-là inaccessible. Le levier du traitement se place à cette fine et pâle jonction de la figure de l’analyste avec les différentes figures de l’histoire personnelle du sujet, silhouettes floues, confondues, parfois multiples, en tout cas faites de sangs mêlés7.

La résistance, finalement, est inéluctable, au sens de saine : elle dit non au déplaisir, à l’angoisse et à la douleur, celle suscitée par le soulèvement du voile. L’angoisse de perdre l’unité du self puis l’angoisse de castration, spécifiques à l’humain homme ou femme dès lors qu’il est en vie, ravagent et méritent en cela digues et autres obstacles encore. Leur puissance risquerait de dévaster, de rendre fou. La résistance à son submergement permet de rester debout. En cela elle est amplement respectable. L’explorer de fond en comble permet cependant de la remettre à sa place. Son but non avoué était de faire une analyse sans douleur, sans rejetons inconscients, sans trop d’émotions et si possible sans réveil des fantômes. Eviter remémoration puis perlaboration confirmerait l’illusion d’avoir grandi sans peine. Leurre à défaire, au risque sinon que le travail s’interrompt ou qu’il reste en surface ou en faux self.

L’inconscient ne se laisse pas approcher

L’arpenteur du Château de Kafka, ressortissant d’un pays intérieur qui lui reste pourtant étranger, est venu explorer et mesurer un château et ses alentours. Il s’attend à pouvoir exercer sa mission honnêtement, professionnellement et avec la rigueur de mesures et de calculs précis. Il attend du Château une révélation unique et scientifique à la mesure de ses attentes. C’est sans compter avec la résistance du village à flan de château : ses habitants en gardent l’entrée, tout en ayant à son sujet « des idées saugrenues, des croyances erronées, ou des vues enfantines8 ». Le Château s’avère être aussi indéchiffrable qu’une tribu primitive infiltrée de survivances archaïques. Il ne pourra qu’en arpenter les environs, écouter ce qui s’y dit au village, tout en pressentant ce qui s’agite et hurle entre ses hauts murs : une matière paradoxale faite de représentations idéales exaltantes et d’un pulsionnel déchaîné sans foi ni loi. Un sens dessus-dessous du bien et du mal entremêlés. Ce « château humain9 », dont les contours se noient dans une brume le plus souvent glaciale, se donne à voir sans pour autant se livrer. Plus l’arpenteur le regarde, moins il le distingue : « les regards de l’observateur glissaient sur le Château sans pouvoir s’accrocher à rien10 ». Telle une figure de l’inconscient, sans lieu psychique véritable, sans géographie sûre, enserré entre de hauts murs infranchissables. Comment, face à une telle bâtisse, ne pas avoir besoin de toutes ses forces pour en venir à bout, au sens d’y accéder ou, plus humblement, d’en percevoir l’atmosphère ? Ici, point d’apathie ou de capitulation, arpenter demande persévérance, tact et foi.

Le château kafkaïen abrite ce qui ne se soumet pas et reste, par son ambiance clandestine, étrangement inquiétant. En ses remparts, il semblerait que tous les fantasmes originaires y trouvent réalisation, ne renonçant ni à leurs plaisirs ni à leurs objets. Y entrer serait répondre à la résistance du ça qui, coûte que coûte, élude la pensée, pousse à l’accomplissement du désir par sa mise en acte et en répétition. S’éloigner à grands pas et au plus loin du château, serait répondre sans nul doute à la résistance du moi, celle qui pousse au refoulement et empêche le déploiement du fantasme dans la cure. Par terreur de sa teneur de jouissances interdites, mais aussi par peur de perdre l’amour de la part des objets internes.

Cependant, en attente d’adresse, le fantasme sait se mettre en scène pour se satisfaire quand il est appelé, exacerbé par un autre, chez nous l’analyste : la cure facilite le détachement par rapport aux objets d’amour originaires, travaillant au renoncement du désir d’occuper la première place sur la scène fantasmatique et sur la scène analytique. Elle ouvre ainsi à la possibilité d’en prendre une autre, inconnue et à créer. De toute façon, et cela ne devient acceptable qu’en fin de cure, le fantasme ne se soumet pas, ne renonce jamais à son plaisir comme à son objet, insiste pour se dire, ou plutôt se mettre en scène. A chacun de lui donner, ou non, à se nourrir. A chacun de, l’ayant entendu, le remettre à sa place de fantasme autorisé mais dont la réalisation est à renoncer. S’endeuiller pour mieux aimer. Et puis, trouvaille de Catherine Chabert, « en devenant l’auteur de son fantasme – dont celui de la scène primitive – l’analysant accepte de renoncer à l’événement, il accepte d’en être absent11 ». Alors mieux vaut rester aux abords du Château, ni trop près ni trop loin, quitte à errer, ou plutôt arpenter au sens de continuer à associer librement. Sauf qu’à ceci même l’inconscient met d’habiles obstacles : laisser émerger un fantasme de désir n’est parfois possible qu’en le niant.

Le désir travesti

Incarnée de façon spectaculaire dans la figure grammaticale de la négation, la résistance s’y fait bouclier compact, instrument répandu à usages multiples, dont celui de ne pas s’entendre, soi et soi puis soi et l’analyste. Certaines pensées ne se laissent pas penser. « Nulle preuve plus forte de la découverte réussie de l’inconscient que lorsque l’analysé y réagit par cette phrase : cela je ne l’ai pas pensé, ou à cela je n’ai jamais pensé »12. Travestissement du désir. Dans cette omnipotence du plaisir, fort à démentir ce qui justement fait sens, on pourrait pourtant se perdre, se piéger et, au plus fort du combat, finalement renoncer à toute forme de vérité. Piège tendu à l’autre, quand ce qui se dit dans la cure veut dire aussi autre chose, quand même l’image de rêve camoufle et déguise. Mais ce que vise la négation, affirmation négative saisissant l’analyste par surprise, n’est-ce pas aussi le dessaisissement de l’analyste ? Désarçonné il est. Il s’agit bien en effet de, comme le dit Fédida, « le dessaisir des schèmes théoriques préformés dans sa perception et de mettre en pièces les représentations portées par sa parole »13. Privé un instant de la valeur de ses propres mots, perçus comme à côté, l’analyste est invité à un « langage en éveil, une rupture de la pensée habituée à ses représentations, un dessaisissement »14. Avec néanmoins un sentiment de victoire : ce que vise la négation indique, certes en creux, autrement dit en négatif, ce qui justement tente de paraître une vérité inconsciente. Aux soubassements, continument et silencieusement, des forces contraires s’opposent.

Plutôt mourir

La métaphore imaginaire des deux topiques pour aborder l’énigme de la construction de l’appareil psychique donne à voir des instances distinctes et faussement séparées s’observant avec hostilité ou au mieux méfiance. La porosité des frontières donne complexité à l’affaire, les matières s’entremêlent, même celles qui touchent à la vie sont envahies par celles qui touchent à la mort. La mort serait le but d’une pulsion. La neutralisation de l’effet des pulsions destructrices tient de la lutte.

La grande Histoire est le théâtre externe de luttes finalement intimes, venant aussi décupler du dehors la violence et l’enjeu de la lutte au dedans. Charlotte Delbo, comédienne lettrée rescapée des camps, donne à voir combien la volonté de résister à l’appel de ce retour à un état antérieur de non-vie peut se briser au voisinage de la barbarie. Le ressort est fragile, enfoui et secret, à peine perceptible. Le combat se situe ici contre un incommensurable désir de la mort, voir même délice de la mort.

Une foule de femmes attend debout, à peine vêtues, immobiles et silencieuses des heures la nuit sans raison rationnelle. La pensée a fui depuis longtemps : « Je ne regardais rien. Je ne ressentais rien. J’étais un squelette de froid qui souffle dans tous ces gouffres que font les côtes à un squelette… Le froid nous dévêt. La peau cesse d’être cette enveloppe protectrice bien fermée qu’elle est au corps, même au chaud du ventre. Les poumons claquent dans le vent de glace. Du linge sur une corde. Le cœur est rétréci de froid, contracté, contracté à faire mal, et soudain je sens quelque chose qui casse, là, à mon cœur. Mon cœur se décroche de sa poitrine et de tout ce qui l’entoure et le cale en place. Je sens une pierre qui tombe à l’intérieur de moi, tombe d’un coup. Et un merveilleux bien être m’envahit. Comme on est bien, débarrassé de ce cœur fragile et exigeant. On se détend dans une légèreté qui doit être celle du bonheur.15. Ainsi, une pulsion, au sens d’une « organisation primitive sur laquelle le moi n’a pas de prise »16, pousse à mourir et y trouve une forme de jouissance. Mourir pour parvenir au degré zéro de l’excitation. Traumatisme majeur de comprendre que la sensation de mourir est maintenant devenue moment de bonheur indicible. La plupart du temps cette destructivité originaire reste inconsciente. Elle surgit, véritable force pulsionnelle, lorsque le moi est réduit à l’impuissance, inapte à délimiter, à séparer au-dedans les zones psychiques en conflit. Désorganisé. La destruction est ainsi illimitée, en écho avec la destructivité machiavélique des forces réelles en présence.

Stoppée net par le cri de son prénom, la jeune femme enfin revient à elle : une voix amie, celle de Viva, s’interpose entre elle et sa jouissance mortelle. Appelée puis giflée, finalement réveillée de force, Charlotte récupère son corps en l’éprouvant à nouveau comme douloureux. Les organes se relient au-dedans les uns aux autres, solidarité obligée, l’un n’allant pas sans l’autre. Le choc de la douleur et l’appel par son nom ont relié ce qui s’était délié, l’ont réintroduite dans le temps et l’espace. Dans la vie survivante, fusse-t-elle impossible. Voix de l’amie, en arrière fond voix de la mère, toujours. « Tout à l’heure je cédais à la mort. A chaque aube, la tentation… Je dis non »17. Dire non au pouvoir mourir. Même si, pour continuer le dialogue avec Green, « l’union des processus de vie accroît le niveau des tensions »18. Retrouvant la vie, à l’écoute du cœur battant, Charlotte sait les distensions à venir. La vie sans tension, c’est la mort qui venait. Eros a résisté en s’opposant à sa néantisation, « contre-offensive vitale décisive »19. La libido narcissique, mobilisée par l’autre qui l’appelle, veut se maintenir et refuse de disparaître. Persévérer dans son être, unique but. Le narcissisme, noyau central des pulsions de vie, est le seul à pouvoir exercer une résistance organisée à l’endroit des pulsions de mort. Un narcissisme non dénué d’objet interne : ici l’imago de la mère contenante et soutenante et, dans ce récit de l’extrême, externe : la sommation à vivre de l’amie à côté. Preuve en est que la libido narcissique, autarcique, s’affaiblit à se couper de la libido objectale. Eloge enfin de la résistance, quand c’est à la mort qu’elle s’oppose. Cela s’entend, la résistance est avant tout de transfert, au sens où elle est adressée : son sens se trouve pris dans le lien à l’autre. Charlotte Delbo ne résiste à la mort que nommée, réclamée par la présence limitante et ferme de son amie Viva. Seule elle se déliait d’elle-même. L’analysant ne résiste qu’à partir ou au sujet de ce qui le lie à l’analyste et, bien au-delà, à ses premiers objets d’amour. Alors, à s’approcher des forces en présence, on s’approche du nœud central, de ce qui, justement, cherche à se transformer.

L’arène comme enceinte

Le lieu de la rencontre analytique est à construire, non naturel. L’enceinte est de cercle contenant et fermé. Grâce à la contenance, se répètent ou se découvrent des éprouvés originaires. Ce qui s’y vit ne peut se vivre qu’ici et n’en sort pas. L’analyste reste le garant de l’arène, espace d’expression de tous les arts, combustion du sens à travers les images, pensées, et rêves. Plus la cure dure, plus le patient se sert des fluctuations transférentielles et de la déformation qu’elles permettent. La réédition de la névrose infantile prend son temps, et c’est en cela que la cure devient thérapeutique. Quant aux effets de l’interprétation de transfert, tout dépend de la fiabilité des assises narcissiques : il la lui faut supportable et puis qu’il se sache depuis longtemps déjà connu de l’analyste. Travail de fine dentelle. Rendre supportable une interprétation n’est ni une entreprise rationnelle ni une séduction lénifiante et douçâtre. Tout est une question de kaîros autrement dit le sens du temps opportun. Une cure sans interprétation reste frileuse, au sens, pour reprendre Bion, où nous ne sommes pas d’accord pour que la situation reste statique, gelée : « En vérité, de ce point de vue, nous exerçons une pression sur le patient pour qu’il grandisse, qu’il ne reste pas un bébé, un patient, un névrosé ou un psychotique à tout jamais »20. Il s’agit bien là de faire naître. Celui qui se tient ici attentif est d’une forte présence. Là en première ligne, en protection mais aussi en vigile actif, il mesure et entretient ses forces, tout en ne cessant d’éprouver ses propres douleurs.

L’arène comme champ de conflits

La rencontre analyste-patient est pourtant aussi improbable que celle « d’un ours et d’une baleine21 », certes tous deux du genre animal mais évoluant si peu dans le même milieu qu’aucune circonstance ne pourrait en favoriser la rencontre. A moins qu’au pays imaginaire les ours sachent rencontrer les baleines. Alors ce serait dans un autre espace : ni la mer, ni la forêt de Sibérie, à eux de voir. Altérités aux antipodes l’une de l’autre, ces deux-là ont fort à faire pour y parvenir. Ainsi, véritable « coup de force »22 de l’analyste, l’instauration du cadre analytique plonge le sujet dans une expérience inédite, en pleine arène.

Pas de traitement analytique sans séduction d’une part, réveil puis utilisation des motions hostiles d’autre part, tous deux matière et moteur de la résistance – tout dépend bien sûr de la quantité – creuset et activation des forces de répulsion, autrement dit de refoulement.23 », sauf qu’à cet amour intense « il est interdit à l’analyste de céder24 ». Là encore des termes de combat. Quant à la haine, elle se tapit, toujours : haine du patient à l’égard de ses figures primordiales mais rejouée dans l’actualité de la cure et haine objective et préalable de l’analyste pour le patient, par analogie avec celle de la mère pour le nouveau-né. Il est arrivé à Freud de vouloir activer la survenue puis l’évocation des mouvements transférentiels, de les infléchir, de les orienter, de les renforcer, au risque cependant d’en accroître le versant d’opposition et en cela de résistance. « Il faut déterrer le caractère infantile du patient » décrit comme « grossier, faux, révolté, simulateur », le faire « plier », « lui jeter l’interprétation à la figure25 ». L’acmé du combat reste la réaction thérapeutique négative, celle qui pousse à ses plus intenses extrémités le lien dans sa recherche à le désanimer. La rencontre analytique doit rester froide et donner à voir un sujet toujours taraudé par ses démons : il a mal avant, pendant et après la séance, alors, à quoi bon ? L’analyste laisse partir ou tient bon : pour lui le processus n’est autre que celui de la sublimation, au sens de pulsions détournées quant au but, quand il ne s’agit ni d’aimer ni de haïr pour de vrai l’allongé, mais d’être éclairé, à partir même de ces éprouvés révélateurs, sur ce qui l’habite et qu’en retour celui-ci tente de lui faire vivre. La revendication, fréquente aujourd’hui, de souplesse du cadre – idem pour l’accent mis sur l’empathie – irait « dans le sens d’un évitement de cette part de haine, fondatrice de la situation analytique »26.

Ce non à l’analyse, à suivre la thèse de Catherine Chabert, pourrait être un non au sexuel, celui qui « réveille les rêves, alimente l’attente, cherche la rencontre dans l’effervescence pulsionnelle et l’éblouissement de l’amour27 ». Puisqu’en effet, grâce au déploiement transférentiel qui leur confère un caractère d’actualité, « les émois amoureux secrets et oubliés des patients28 » trouvent ici à se déployer. Et si c’est à l’amour que la haine s’intrique, l’une porte l’autre et dès lors que le lien n’est pas rompu, leur enchevêtrement si possible se travaille encore. Ainsi, toujours, Eros sur fond de Thanatos.

La résistance, levier du traitement

Les protagonistes peuvent faire semblant de ne pas se voir vraiment, ou plutôt de ne pas percevoir ce qui se tait et pourtant se sent et fuit dans un regard un peu langoureux ou tendu, un soupir prolongé, un frétillement des pieds sur le divan, un trop long silence, une poignée de main singulière. On attend, légèrement inquiet, parfois aux abois : à partir de ces légers signes, quand le lion va-t-il rugir et puis bondir ? Et puis, pour peu que les liens originaires soient abimés, et c’est le plus souvent, à qui le tour maintenant d’être l’objet de toutes les passions, désillusions, frustrations, rages ou autres éprouvés originaires toujours aussi intenses ? Freud l’expérimente avec Dora, le transfert s’inscrit dans une continuité, nouvelle création d’une maladie cependant toujours déjà là et dont l’analyste doit deviner la teneur pour mieux la combattre : le transfert ne devient levier pour le traitement que si l’on parvient à « le deviner chaque fois et à en traduire le sens au malade »29. Plus encore, résoudre les tensions transférentielles ouvre à la sensation de conviction et d’élation propres à certaines interprétations ou reconstructions : cette prime de plaisir n’est pas négligeable.

Ainsi, à partir de cette résistance muette, mais pressentie, l’analyste avance sur un fil : une fausse manœuvre et… ? En certains cas, pas toujours cependant, il peut se faire confiance et se lancer : faire advenir une chose objective, tangible, de manière à en faire un objet d’interprétation. Tendre la perche. Aller au-devant de l’expression de la résistance, à tout le moins laisser le champ suffisamment ouvert pour que l’analysant plonge dans l’arène, au sens d’oser dire à l’analyste qu’il est lui-même, en personne, l’objet de sa lutte. C’est à partir des failles et faillites de l’analyste, des attentes déçues à son sujet, ainsi dites à haute voix, que le patient rejoue puis dépasse ses douleurs encloses. Lorsqu’enfin la figure de l’analyste entre sur la scène du rêve, le processus s’assouplit et trouve tout seul son propre chemin. Interpréter la résistance n’est ainsi possible que si elle se donne à voir, à sentir et puis à dire. Elle ne peut être travaillée puis dépassée que si elle apparaît.

L’analyse de la résistance et de la compulsion de répétition30 qui en est l’énergie, fait de la cure un processus de transformation. A l’analyste de jouer le jeu sans prendre au mot et à la lettre ces « je vous aime » ou « je vous hais » murmurés du divan ou bien travestis en scénarios de rêves. Un jeu de « gladiateurs de la pensée »31, incarné et vécu dans ce corps à corps inouï et inédit de deux psychés en présence malgré – ou grâce à – l’asymétrie.

Notes

  1. Texte paru dans sa version clinique dans S. Fos Falque, Une force contre une autre force, éloge de la résistance inconsciente, in Dire Non, Revue Imaginaire et inconscient, Edition Esprit du temps, Juin 2015. Version largement revue et modifiée ici.
  2. « Le transfert, cette sorte d’arène », S. Freud in Cinq psychanalyse, Dora.
  3. S. Freud, La question de l’analyse profane, Paris, Gallimard, 1985.
  4. « Il ne peut y avoir transfert, transposition progressive et évolutive du spectre de l’ensemble des relations d’objet du patient, sans que l’attitude profonde de l’analyste le permette », in Michel Neyraut, Le transfert, Paris, Puf, 1998, p. 31.
  5. W. R. Bion, Séminaires cliniques, Paris, Ithaque, 2008, p. 30.
  6. J. Sédat, « Freud, l’invention de la cure analytique », in Etudes, Paris, Sept 2010, p. 199.
  7. Voir S. Fos Falque, La chair des émotions, Paris, Cerf, Avril 2014.
  8. M. Robert, L’ancien et le nouveau, de Don Quichotte à Kafka, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1967, p. 277.
  9. Ibid. p. 278
  10. F. Kafka, Le château, Paris, Folio, 1938, p. 147.
  11. C. Chabert, Le féminin mélancolique, Paris, Puf, p. 116.
  12. S. Freud, « La négation » (1925), dans Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1985, p. 135.
  13. P. Fédida, Crise et contre-transfert, Paris, Puf 1992, p. 112.
  14. Ibid. p. 113.
  15. C. Delbo, Aucun de nous ne reviendra, Paris, Ed. de Minuit, 1970, p. 102-103.
  16. A. Green, Pourquoi les pulsions de destruction ou de mort ? Paris, Ithaque, 2010, p. 147.
  17. Ibid. p. 107.
  18. A. Green, Ibid. p. 32.
  19. Ibid. p. 38.
  20. W. R. Bion, Séminaires cliniques, Ithaque, 2008, p. 7.
  21. S. Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse, chapitre 14.
  22. P. Denis, Rives et dérives du contre-transfert, Paris, PUF, 2010, p. 12.
  23. S. Freud, « Observations sur l’amour de transfert », in La technique psychanalytique, Paris, Puf 1992, p. 127.
  24. Ibid. p. 129. Plus encore : « Le psychanalyste sait bien qu’il manipule les matières les plus explosives…mais ne craint pas de manipuler les émois psychiques les plus dangereux… », p. 130.
  25. S. Freud, « Lettre à Fliess du 25 Mai 1897 », in Naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1979, p. 179-182.
  26. P. Denis, Ibid. p. 15
  27. C. Chabert, Ibid. p. 60.
  28. S. Freud, « La dynamique du transfert » (1912), in La technique psychanalytique, Paris, Puf, 1992, p. 60.
  29. S. Freud, Dora, in Cinq psychanalyses, Puf, Paris, 1954, p. 88.
  30. Cf. Bion « Vous pouvez aller à une conférence sur la compulsion de répétition, ou lire à ce sujet, mais reconnaître l’animal quand on le voit dans l’analyse, ce n’est pas du tout évident », Séminaires cliniques, p. 73.
  31. Jacques Sédat, Ibid. p. 199.