Il peut paraître amusant mais dynamique que celui à qui on attribue à juste titre une compré-hension inégalée des enjeux de la période de latence ait intitulé son dernier livre, De l’exaltation. Rassemblant quelques-uns de ses principaux articles ou conférences, Paul Denis nous propose en fait ici d’approfondir plusieurs concepts fondamentaux en psychanalyse en les éclairant dans une perspective originale. Tout d’abord l’affect appréhendé dans sa « puissance tellurique », l’affect d’exaltation « peu travaillé par les psycha-nalystes ». On le rencontre tout autant dans l’amour que dans la haine, on le retrouve dans certaines joies extensives et dans certains « triomphes », on le repère dans des mouvements maniaques tout autant que dans certaines vengeances. Cet affect s’explore chez le sujet, comme par exemple dans l’état amoureux, mais aussi dans les groupes ou dans une foule. Signe de la possible « puissance tellurique de l’affect », l’exaltation, en exerçant « sa poussée sur les super-structures de l’esprit », cherche à être tempérée par son lien même à des représentations différentes permettant alors de devenir des affects plus subtiles liées au réseau des représentations évoquées permettant de rouvrir au moins son champ de fonctionnement. Ainsi se conçoit le travail, du moins en partie du psychanalyste.
Paul Denis parcourt alors longuement les échanges entre Freud et Romain Rolland à propos « du sentiment océanique ». En particulier à propos du sentiment religieux, en particulier sous son aspect mystique, Romain Rolland répond à Freud qui lui a envoyé L’avenir d’une illusion par l’apologie du « sentiment océanique », le fait simple et direct de la « sensation de l’éternel ». Le père de la psychanalyse s’est probable-ment toujours méfié de ce « sentiment océanique », craignant le risque de confusion des territoires psychiques. Les efforts thérapeutiques de la psychanalyse portent sur le renforcement du Moi et non pas son exaltation, renforcement du Moi permettant de le rendre plus indépendant du Surmoi et de s’approprier de nouveaux morceaux du Ça.
Le surgissement de l’affect d’exaltation correspond lui à une trop grande extension du Moi. Cela amène Paul Denis à rappeler que la « puissance tellurique de l’affect », tel que l’affect d’exal-tation le manifeste, est le signe de l’effet alors restrictif de l’affect, restriction sur une seule repré-sentation privilégiée, contraire aux efforts thérapeutiques de la psychanalyse. Dans la continuité de cette réflexion, Paul Denis nous invite à parcourir ce qu’il désigne comme le « maternel purifié, mère « toute de bonté », mère parfaite, réduisant la complexité et la conflictualité avec la mère « en personne ». Qu’en est-il alors du maternel dans la cure ? « Il conviendrait de le comprendre à partir de l’expérience du désarroi que l’on retrouve sous-jacente à toute demande d’analyse… Le maternel se manifesterait essen-tiellement dans le bonheur de l’interprétation… »
Dans cette ouvrage, Paul Denis nous offre également une possibilité de lecture beaucoup plus large de son œuvre. D’emblée, s’appuyant à la fois sur sa clinique psychanalytique par des récits significatifs de cures et par des références culturelles toujours impressionnantes, celui qui fait partie aujourd’hui des plus grands psychanalystes français contemporains auxquels récem-ment un colloque entier a été consacré nous permet de cheminer sur d’autres questions : les imagos, les instances, l’identité ou encore la culpabilité. Ainsi, pour ne reprendre qu’un des chapitres, Paul Denis retrouve chez Freud, dans ce qu’il a pu théoriser sur la formation du surmoi, une opposition entre Instance et Imago, à l’inverse de Mélanie Klein : « le surmoi, comme instance, résulte d’une élabo-ration, de l’agent de succion d’influences successives aux imagos parentales qui l’ont servi de base. Les imagos gardent leur caractère archaïque… Si nous rassemblons maintenant ce qui caractérise l’imago on peut considérer qu’il s’agit d’une représentation fixée, qui joue dans l’inconscient un rôle particulier de prototype puissant et contraignant, pesant sur le destin psychique, et rassemblant des caractéristiques issues des relations précoces aux deux parents à la fois ». Toujours proche de la clinique psychana-lytique de la cure, Paul Denis souligne que nous sommes confrontés pendant la séance, à certains moments à un fonction-nement psychique sous le signe d’une imago et, à d’autres moments, à un fonctionnement s’organisant en fonction d’ins-tances formées d’ensemble de représentations qui restent dis-tinctes les unes des autres. Depuis Freud jusqu’à Jean Laplanche ou André Green en France, plusieurs grands psychanalystes, après plusieurs décennies d’expérience clinique et de réflexions théori-ques, se sont prêtés à rassembler dans un seul ou plusieurs ouvrages, leurs conférences ou leurs articles qu’ils ont au fil du temps pu prononcer ou écrire. Chaque lecteur découvre alors le cheminement dynamique d’une pensée, ici celle de Paul Denis, qui, grâce à un enrichissement apparemment ponctuel, devient alors véritablement processuel. Il n’y a là rien d’étonnant pour des hommes et des femmes dont la vie professionnelle s’est consacrée à l’écoute d’une dynamique de processus dans la cure de chaque patient qu’ils recevaient.