Je vais intervenir ici dans la continuité d’un travail que j’avais mené l’an passé à l’Association Lacanienne Internationale à la demande de Pierre-Henri Castel et, pour ce faire, je vais assez logiquement partir de l’intitulé que j’avais donné il y a quelques mois déjà à Didier Lauru lorsqu’il préparait cette journée. J’avais alors parlé D’une autre confusion de langues, en référence évidemment à Ferenczi. La confusion célèbre que Ferenczi met en scène dans son article de 1932 se joue entre la langue de la passion que parlerait l’adulte et celle de la tendresse que manie l’enfant.
En réalité, je ne vais pas exactement parler de la même chose que Ferenczi. L’autre confusion de langues que je veux évoquer ne concerne que l’enfant, et même que certains enfants. Ce sont des petits sujets qu’on voit de plus en plus en institution et qui posent problème à tout le monde dans la mesure où ils sont absolument insupportables. Ils insultent, ils frappent, ils cassent, ils sont tous en échec scolaire gravissime ; et ils désespèrent souvent, à plus ou moins brève échéance, tout ceux qui les approchent. Cet élément contre-transférentiel vaut au sein de la cellule familiale, bien sûr, mais les différents soignants partenaires qui travaillent avec ces enfants n’y font logiquement pas exception. Les psychologues ou les éducateurs les plus aguerris en la matière soulignent à juste titre que la majeure partie de leur travail consiste précisément à tolérer les attaques de ces enfants et que c’est même le fait de les supporter pendant des années (c’est-à-dire de les contenir autant que de les étayer) qui contribue le plus aux soins qu’on peut leur apporter. On n’a du reste généralement aucun problème de diagnostic trop tardif avec ces enfants parce qu’il suffit de les mettre dans une classe pour que dès la maternelle, souvent, les services sociaux fassent leur apparition. C’est du reste ce qui peut leur arriver de mieux. C’est cette partie du corps social qu’on appelle l’école qui appelle alors au secours quand la famille n’a pas su ou pas pu le faire. Car ces enfants, comme on disait il n’y a pas si longtemps, sont des « antisociaux ». Pas comme le petit Antoine Doisnel des 400 coups ou comme les sympathiques « graines de crapule » de Deligny. Les enfants dont je parle ici ont repoussé plus loin que ne les voyait Winnicott les limites des états-limites et, vous le savez parce que vous en voyez peut-être vous-mêmes, ils posent beaucoup de problèmes aux cliniciens que nous sommes.
Une fois que vous avez parlé d’états limites, de troubles du comportement, de troubles des conduites, de troubles oppositionnels avec provocation, vous avez effectivement beau agiter dans tous les sens votre joli concept de clivage, vous n’êtes pas franchement mieux équipé pour aider le gamin à penser ses pensées. Ou alors à l’envers, sous forme de démission. Parce qu’il y a quand même un mot magique, dans le vocabulaire psy, qui d’une certaine manière fait un peu obstacle à ce qui attaque là – dedans, c’est le mot de psychopathe – qui fonctionne à peu près aussi « efficacement » que le mot de pervers. Quand vous brandissez l’argument de la psychopathie, qu’est-ce que vous faites, souvent ? Eh bien vous vous défendez. Dans ce cas-là, le n’en rien vouloir savoir sous le signe duquel est placé ce séminaire, c’est à vous qu’il s’applique, naturellement, et non au patient qui chercherait à ne pas se représenter la castration, par exemple. Cela n’est jamais que la répétition d’un geste de Freud lui-même : les « psychopathes », selon lui, ce sont supposément des incurables. Et il faut bien dire que l’impuissance dans laquelle cette perspective place le clinicien est elle-même difficilement supportable. Surtout si, en plus, on prend des coups au passage (ce qui n’est pas exceptionnel). Parce que la psychopathie, appliquée à ces enfants se réduit en fait à une propension assez massive à l’action plutôt qu’à la réflexion. Il suffit de passer régulièrement une demi-heure avec deux ou trois d’entre eux dans une pièce pour comprendre que penser, juste penser, peut vite relever de l’exploit. Je trouve à cet égard que la classification de Misès, quand elle présente ce que sont les états-limites, résume la chose assez clairement. Elle dit que ce qui les détermine, ce sont notamment des « défaillances portant sur l’abord du champ transitionnel et sur les supports de la pensée ». Et elle ajoute : « En découle une dominance des expressions par le corps et par les agirs ». Tout ceci est connu, je n’y insiste pas. Mais alors ma « confusion de langues », appliquée à ces enfants, en quoi consiste-t-elle ? S’agirait-il d’une confusion entre la langue qu’on parle et une certaine grammaire du corps, par exemple ? Pas du tout. Cette confusion concerne bien plutôt deux langues qu’on parle, deux langues au sens de deux systèmes linguistiques – et j’ajouterais, pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté sur la question des origines ou des langues maternelles, que ce sont deux langues à l’intérieur du Français. Comme si, d’un côté, vous aviez « notre langue » – celle que j’utilise en ce moment pour vous parler, par exemple ; et, de l’autre, la langue de ces enfants, qui n’est pas du tout la langue des psychotiques – ils ne prennent pas le mot pour la chose, il faut être absolument clair là-dessus -, mais une sorte de langue réduite ou amputée, ou minimale. (si on allait trop vite, on dirait qu’elle est amputée de ses capacités métaphoriques. Mais en réalité, c’est beaucoup plus subtil que ça).
En Anglais, ce serait une forme de basic English. En Français, on pourrait appeler ça un Français de base, avec un nombre de mots réduit et une variété de structures syntaxiques également réduite. J’essaierai plus loin de spécifier un peu cette langue, que j’appelle la maternA, en référence au livre homonyme d’une romancière qu’on redécouvre un peu aujourd’hui : Hélène Bessette. Mais pour vous montrer l’écart entre les deux, je vais partir d’une expérience clinique toute simple, que vous retrouvez en institution si vous y faites un peu attention. On la repère lorsqu’on lit des histoires à ces enfants en y mettant le ton, voire en les surjouant un peu. Conte, roman, bande dessinée : tout s’y prête pourvu qu’il y ait suffisamment de dialogues. Vous y allez, vous vous laissez emporter par le texte, comme on dit, vous laissez passer dans votre voix les affects qui, dans votre esprit, sont associés aux signes écrits. Que se passe-t-il, alors ? Petit à petit – à votre insu, qui passe ici par le « haut » de la voix haute -, vous allez créer une sorte de méta-texte : vous allez ajouter aux signes figurant sur la page des petites interjections de votre cru, des bruitages, voire des mots entiers, et vous allez même parfois reformuler en style plus direct ce que votre œil a perçu un quart de seconde plus tôt. Vous allez devenir méta-écrivain en direct, dans les pas de l’auteur dont vous tenez le livre, en quelque sorte. Ce surplus, sans même avoir lu le texte que vous avez, vous, sous les yeux, les enfants vont immédiatement le repérer (et nous parlons ici d’enfants qui sont en immense difficulté pour lire et écrire, souvenez-vous). Ils vont le repérer et ils vont vous interrompre en le faisant remarquer : « dis donc, ce que tu dis, là, quand tu fais schprrrr (par exemple, pour imiter le bruit d’une explosion), c’est où ? Montre-le-moi ! ». Et ils vous le font chercher dans le livre – où, bien entendu, rien ne se trouve qui ressemblerait à ce qu’ils ont perçu. Ils ont la forte intuition, d’ailleurs, que ça ne s’y trouve pas, mais ils en veulent la confirmation. Pourquoi ? Mais parce qu’ils savent que ces signifiants, employés comme ça, ne font pas partie de l’orthodoxie du texte écrit tel qu’ils se la représentent. Ce sont des invraisemblables. Si on en prélevait le décalque complet, si on retranscrivait chaque occurrence de ces bouts de langue-là à l’intérieur d’une séance de lecture de ce type, qu’obtiendrait-on ? Tout bonnement une partie des projections inconscientes que vous avez librement associées au texte durant votre lecture. Simplement, vous avez mis dans cette lecture plus d’affect(s) que ce que les gamins qui nous préoccupent en supposent au texte (à n’importe quel texte). Vous pouvez faire l’expérience avec plein d’enfants différents : vous verrez qu’avec des petits névrosés tout ce qu’il y a de plus sages, la tolérance à ce genre d’écart est non seulement bien plus grande mais qu’en plus ils la réclament, qu’ils en redemandent. Cela signifie tout bonnement qu’a contrario, nos petits « troublés de la personnalité, du comportement et de l’attention » confèrent à la maternA une sorte de statut sacré : elle est en quelque sorte intouchable, et ils en sont même comme les gardiens. Dans ce petit exemple clinique, les émotions que le texte a provoqué chez le lecteur sont allées envahir un peu l’espace psychique de l’enfant alors qu’il n’était pas prêt à les laisser pénétrer, cela semble évident. C’est là qu’il ne veut rien en savoir. Mais justement, tout le travail qu’on fait en institution, quand on lit des histoires sur ce mode-là à ces enfants-là, consiste à les laisser se brancher sur notre propre façon de rêver le texte ; d’incorporer puis de restituer des affects donnés, avec le maximum de souplesse possible. Mais le bon réglage est souvent difficile à affiner. On peut imaginer, pour l’expliquer, que cette capacité d’incorporation-restitution a fait défaut du côté maternel et que ces enfants ont trouvé dans la maternA non pas un substitut mais le simple reflet de la fonction rêvante de la mère dans l’état où elle leur était proposée lorsqu’ils étaient infans. Un reflet quasi-désaffecté, justement.
Il y a un très beau passage de Pascal Quignard, dans un de ses derniers textes, qui s’appelle Zétès, dans lequel il parle de l’origine de l’écriture chez certains écrivains, et où il dit ceci : le Français est une disposition irrésistible qui a permis Chrétien, Montaigne, Scève, La Fontaine, La Rochefoucauld, Saint-Simon, Rousseau, Laclos, Chateaubriand, Mallarmé, Bataille. Oreilles absolues. Mais il faut peut-être un autre mot qu’écrivain pour renvoyer à ces oreilles. Car Balzac, Dumas, etc., totalement dépourvus d’oreille, sont totalement des écrivains. « Ceux qui ont de l’oreille » peut vouloir signifier ceux qui ont le sens de la langue où ils sont nés à eux-mêmes avant toute signification. Mais c’est faux dans le cas de Lévinas. C’est faux dans le cas de Celan. Celan en a donné la raison. Paul Celan disait : « Je n’écris pas ma langue maternelle ; j’écris la langue qu’aimait ma mère ». Je cite ce passage pour deux raisons. D’abord parce qu’il me semble que les enfants dont il est question ici ont de l’oreille, exactement au sens où l’entend Quignard : ils ont le sens de la langue où ils sont nés à eux-mêmes avant toute signification. Mais je cite ce passage également pour souligner que, s’ils ne peuvent pas être des Paul Celan, c’est peut-être parce que leurs mères à eux n’aiment pas leur langue. Elles ne la détestent pas non plus. Elles n’en ont juste pas le souci ou pas l’inquiétude : elles l’utilisent mécaniquement comme un bras, une jambe ou un œil. Et en tout cas, elles ne s’entendent pas penser. Ni quand elles sont muettes, ni quand elles parlent à leur enfant. C’est pour ça que je trouve Winnicott un peu trop tranchant quand il renvoie vers les états-limites les enfants qui ont été, pour une raison ou pour une autre, « lâchés » par la mère (alors qu’ils étaient tenus auparavant), et vers les psychoses les enfants qui n’ont justement jamais été tenus. C’est peut-être un peu moins net que ça aujourd’hui. Parce que les nôtres, ils n’ont jamais été véritablement tenus par le langage de la mère, en particulier ; et pourtant, ils ne sont pas psychotiques. Ce qui s’est passé pour eux, face à cette langue de pure utilité qu’était la langue maternelle, c’est qu’ils y ont justement saisi le matériel symbolique minimal dont ils avaient besoin pour ne pas sombrer. C’est bien pour ça qu’ils y tiennent comme à la prunelle de leurs yeux ou comme à celle des yeux de leur mère ; c’est bien pour ça qu’ils ne sont pas prêts à y renoncer. « Pas prêts à y renoncer », ça veut dire d’une part qu’ils ne vont pas en deçà (c’est quand même frappant : ils parlent comme leurs parents) ; mais ils ne vont pas non plus au-delà. Ils sont en quelque sorte les gardiens de leurs propres limites : celles qui leur ont garanti une adaptation à l’environnement jusqu’ici – même si elle n’est pas idéale. C’est une histoire, pour le coup, qui me semble importante parce qu’elle vient nuancer l’idée selon laquelle le refus d’apprendre des enfants qui sont en échec scolaire ferait uniformément écho au fait qu’ils n’ont plus rien à apprendre de la scène sexuelle.
C’est vrai pour ceux qui arrivent jusqu’à l’Œdipe et à la castration sans trop d’encombres. Mais pour les enfants-limites dont je parle, on se situe quand même sur des problématiques plus archaïques. Alors, bien sûr, ils dorment pour la plupart dans le lit de leur mère et cela n’arrange rien. Mais auparavant, chez ces enfants-là, il y a cette question de la fonction rêvante limitée que la lecture d’histoires à voix haute, notamment, étire petit à petit. C’est une chose assez formidable de voir comment, quand le transfert le permet, les enfants finissent par s’exercer au même jeu que le lecteur adulte – ce qui est une sorte de transgression majeure. J’ai capté chez l’autre un affect associé à telle nuance de langage : comme il n’a pas l’air d’en souffrir, je l’ai accepté et métabolisé, et je tente maintenant de le jouer à mon tour. Ces gains de souplesse psychique sont évidemment très lents, mais ils permettent progressivement un décollage de la maternA et, ce qu’on peut en espérer, c’est – entre autres – un accès plus facile aux savoirs. Mais il faut d’abord montrer à l’enfant qu’il y a une plasticité possible sans ravages pour lui.
C’est un jeu qui n’est rendu possible que si on garde à l’esprit une chose essentielle : toute tyrannique qu’elle soit pour ces enfants, la maternA n’est pas figée. C’est un bloc de langue réduite (pratiquement au sens culinaire du terme), mais qui évolue quand même presque aussi vite que la mode des jeux dans les cours de récréation. Les Beyblades succèdent aux cartes Yugi-Yo, qui ont elles-mêmes succédé aux cartes Pokemon, aux billes plates, aux yoyos, aux scoubidous et à tout ce que vous voulez – et tout ceci a lieu, exactement comme pour la maternA, à la fois par l’intermédiaire et à l’insu des enfants dont je parle ici. Cela nous permet de faire l’hypothèse que ces transformations, qui affectent donc l’ordre langagier des enfants, elles nous donnent un autre accès à certains de leurs mouvements psychiques. Je l’ai mentionné plus haut : si on faisait la retranscription de tout le métalangage qu’un lecteur à voix haute ajoute au texte qu’il parcourt des yeux et de la pensée, on obtiendrait une voie certes pas royale, mais tout de même non négligeable, à son inconscient. De la même manière, et comme par symétrie, on obtiendrait probablement des choses très intéressantes en traçant les modifications que nos jeunes patients impriment à la maternA. En réfléchissant à ce séminaire, il y a un exemple de transformation de ce type qui me revenait par exemple sans cesse : c’est celui du mot « après ». Si vous suivez des enfants ou des adolescents comme ceux que j’évoque, vous avez peut-être observé, quand ils vous racontent une histoire ou quand « ils se la racontent », comme ils disent, que le mot « après » se transforme depuis deux ou trois ans en « ajêt », comme si « p » et « r » étaient remplacés par une jota espagnole. Que peut bien signifier cette succession d’« ajêts » quand ils racontent quelque chose, chez ces enfants que justement rien n’arrête ? A ce stade, je ne peux évidemment que poser la question, mais je crois que c’est une vraie question.
Bien sûr, on peut d’emblée y faire deux objections. Premièrement, il faudrait tenir compte des « phénomènes de quartier » – de particularismes locaux, en quelque sorte. Celle-ci, je la balaie tout de suite parce que même si un phénomène langagier est propre à un lieu donné, il n’en est pas moins propre, chaque fois, au patient qu’on reçoit et qui nous le montre. Peu importe que le mouvement observé ne soit pas universel : ce qui compte, c’est qu’il affecte sa maternA.
Deuxième objection, plus solide, le type de transformation phonétique que je viens de mentionner est parfaitement repéré en linguistique historique. Il a même un nom : « la paresse articulatoire ». Au bout d’un certain temps, un peu comme des pneus qui sont usés à force d’avoir roulé, il y a des mots, comme ça, qui perdent en adhérence sur certaines consonnes. Cent ans plus tard, ils en retrouvent, parce que ce qu’ils avaient perdu les a progressivement rendus trop proches d’un autre mot, etc. Quand il y a trop d’ambiguïté, les mots se transforment physiquement. Mais ça, il faut parfois des dizaines d’années pour le voir. Je soutiens néanmoins qu’à notre (petite autant qu’humaine) échelle clinique à nous, il existe aussi des rotations plus courtes. Des micro-mouvements sur le sens desquels on peut s’interroger. Je suis bien incapable d’en dresser la carte – je ne suis pas linguiste, je ne suis pas ethnologue non plus. Mais, avec un peu d’exercice, on repère ceux qui frappent avec le plus d’insistance à la porte du sens, dans un mouvement inverse à celui que je décrivais lors des ateliers de lecture : ce sont les enfants qui vous racontent alors leurs histoires, à voix haute, et qui viennent étirer chez vous ce que vous pensiez pensable du livre intime dans lequel ils puisaient. Il me semble, à bien y réfléchir, que nous avons beaucoup à apprendre de ce qui se met alors ainsi en scène.