« Le danseur produit en se mouvant les mêmes courbes, les mêmes droites que le peintre et le sculpteur inscrivent dans la matière immobile », écrit Kupka. Cette phrase définit la thématique de cette exposition qui montre que la danse non seulement doit être considérée comme une forme artistique à part entière, mais qu’elle a accompagné et inspiré toute l’évolution de l’art moderne. Cette exposition très riche et magnifiquement présentée fait découvrir ces interactions peu connues, partant de l’hypothèse centrale que la danse a été le pivot de la révolution esthétique moderne.
C’est à Isidora Duncan qu’a été emprunté le titre de l’exposition (« Mon art est précisément un effort pour exprimer en gestes et en mouvements la vérité de mon être (…). Dès le début je n’ai fait que danser ma vie »), elle qui a été une inspiratrice pour de nombreux artistes et qui a inauguré par sa danse la libération du corps.
Dès la première salle, on est accueilli par l’immense Danse de Matisse. Quelle liberté, en effet ! Puis on passe par la danse « expression de soi », très liée à l’expressionnisme allemand, à une danse plus abstraite avec le Bauhaus, De Stijl et nombre de chorégraphes contemporains.
On pourrait penser, et cette idée est formulée par Béjart, que la danse a un rapport privilégié avec la sculpture, art en trois dimensions comme le corps du danseur qui évolue dans l’espace. Il est très intéressant de voir que la peinture est autant concernée. Par exemple, Rodin, sculpteur, a fait peu de sculptures de danseurs, alors qu’il a fait de nombreux dessins de danseuses, dont les fameuses danseuses cambodgiennes, que l’on peut d’ailleurs revoir actuellement au Musée Rodin, dans une exposition très complémentaire à celle-ci, puisqu’il y est question du corps féminin en mouvement.
C’est tout l’art du 20ème siècle qui est éclairé d’une nouvelle manière, car l’exposition donne à voir des articulations peu connues entre arts plastiques et arts chorégraphiques, avec la notion de synesthésie qui intéressait beaucoup les artistes de la première moitié du vingtième siècle. A la suite des fameuses « correspondances » de Baudelaire, il s’agit de trouver des correspondances entre les formes, les couleurs, les sons, toutes les sensations fournies par les différents appareils perceptifs. Ainsi Paul Klee cherchait une équivalence entre les principes organisationnels de l’oeuvre musicale et de l’œuvre plastique.
Ce qui préoccupe ces avant-gardes (Dada, expressionnistes allemands, futuristes italiens, constructivisme russe, Bauhaus, De Stijl), c’est de représenter le mouvement, et il apparaît que le mouvement a un rapport étroit avec l’abstraction. C’est un des paradoxes révélé par cette exposition : c’est le corps, figuratif par excellence, qui est source de l’abstraction.
Toutes les œuvres exposées, en plus de leur qualité esthétique, suscitent des réflexions sur le rapport entre le corps humain et l’espace dans lequel il se meut. On peut y voir des mises en forme de la sensorialité primitive du petit être humain, de ses premières expériences de l’espace environnant : espace prénatal, puis première rencontre avec le monde extra-utérin. On voit dans certaines oeuvres les traces des premiers éprouvés sensoriels du bébé, qui en même temps l’émerveillent et l’effrayent, comme l’a dit Meltzer avec la notion de conflit esthétique, dont la danse donnerait une expression avec la double dimension du débordement pulsionnel et sa maîtrise.