Exposition : Rodin
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Exposition : Rodin

Rodin est à la sculpture ce que Picasso est à la peinture, c’est-à-dire une figure qui a dominé son époque, qui a intégré tous les courants antérieurs de l’histoire de l’art, qui a ouvert d’innombrables pistes que d’autres artistes n’ont cessé d’explorer après lui. L’un comme l’autre ont traversé les frontières de leur art, Rodin dessinateur, Picasso sculpteur. L’un comme l’autre, créateurs frénétiques, n’ont cessé d’inventer, de renouveler, de révolutionner. C’est ce que montre brillamment l’exposition Rodin au Grand Palais, à l’occasion du centenaire de la mort du sculpteur. On y voit Rodin, mais on y voit aussi tous les autres, influencés par lui au cours des cent ans après sa mort. Le résultat est remarquable.

Dès qu’on entre dans la première salle, on est sous le choc. Cinq ou six chefs-d’œuvre de Rodin dans une seule pièce. On ne les a jamais vus si proches. Dont le fameux Penseur, flanqué d’un immense bonhomme sculpté par Baselitz, taillé à la hache. L’effet est saisissant. La confrontation laisse perplexe, mais elle fonctionne. Viennent ensuite d’autres œuvres du 20e siècle, sculptures (Germaine Richier, Zadkine, Bourdelle, Giacometti, De Kooning entre autres) et dessins (Beuys, Matisse, Fautrier…), inspirées par Rodin. Inspirées n’est peut-être pas le bon mot, il s’agit plutôt d’une intériorisation du processus créatif innovant de Rodin.

Rodin cherche à exprimer les émotions humaines, les drames et les joies, l’érotisme et le tragique, par la figuration du corps. A les traduire en terre, bronze, plâtre. A révéler l’intériorité, « … l’artiste n’aperçoit pas la Nature comme elle apparaît au vulgaire, puisque son émotion lui révèle les vérités intérieures sous les apparences. L’homme médiocre regarde sans voir : l’artiste au contraire voit ». Pour voir, il faut déconstruire, procéder par fragmentations, variations et déformations.

A partir de 1880, Rodin réalise des centaines d’épreuves en plâtre à partir de ses modelages en terre pour La Porte de l’Enfer, dont la genèse et la réalisation l’occuperont quarante ans. Il ne conçoit pas cette Porte comme un ensemble, mais la constitue à partir d’éléments, qui sont chacun une œuvre à part entière. Le sculpteur se constitue ainsi un énorme réservoir de formes, qu’il va défaire, assembler, décomposer et recomposer à l’infini. Il procède selon une logique analytique, mais qui est toujours au service d’une vision expressionniste. Ces fragments, c’est son vocabulaire. Comme un poète qui réinvente un nouveau langage avec des mots connus, Rodin réinvente un corps avec des fragments réassemblés de manière insolite. C’est avec cette incroyable collection de plâtres – et il faut aller les voir dans la Villa des Brillants à Meudon – qu’il déploie sa créativité géniale. Des mains, des pieds, des bras et des jambes, des torses et des têtes, ôtés ou rajoutés, assemblés selon un logique inhabituelle, associés à des objets de toutes sortes, dont des vestiges antiques, composent des corps en devenir, érotiques, tragiques, douloureux, toujours humains. Très beau est le masque du visage de Camille Claudel, auquel est accrochée une grande main d’homme, celle de Jacques de Wissant, l’un des Bourgeois de Calais. La domine-t-il ? La caresse-t-il ? Ou la modèle-t-il ?

L’exposition se complète au Musée Rodin, avec un magnifique ensemble d’œuvres d’Anselm Kiefer, qu’il a réalisées spécialement pour le centenaire. A partir des Cathédrales de France, livre que Rodin, passionné d’art médiéval, a voulu publier peu avant sa mort, rassemblant des dessins réalisés tout au long de sa vie en parcourant la France, où se mêlent architecture et corps, en particulier le corps féminin érotique, mais aussi le Monument à Balzac, Kiefer nous donne à voir deux immenses tableaux intitulés Tours-Cathédrales, impressionnants par leur ampleur et leur sombre matérialité. Fin d’un monde ou promesse d’un nouveau, sur les décombres de l’ancien ? Ça penche… ça tombe … ça tient… ça sort de la terre… ça touche le ciel. Ça ? ou Elles ? Kiefer prolonge ici la conception de Rodin du corps, comme une structure architecturale, ayant une dimension cosmique.