Fatum. Jérôme Zonder
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Fatum. Jérôme Zonder

La Maison Rouge, Paris – Jusqu’au 10 mai 2015

En ce début d’année 2015 assombri par les événements, nous nous demandons tous comment rendre compte de la barbarie. Avec quels mots ? Quelles images ? Nous nous heurtons à notre incapacité à représenter l’impensable. Les artistes, eux, visionnaires et intuitifs, sont peut-être plus aptes à en trouver les moyens. Jérôme Zonder est de ceux-là. Transgressant ce qu’il appelle « le diktat imposé par ceux qui ont décrété l’impossibilité de la représentation », il relève le défi de représenter cette violence sous toutes ses formes, intime, historique, psychologique. C’est délibérément que ce jeune artiste a choisi d’utiliser exclusivement le dessin, en noir et blanc, sur de très grandes surfaces, refusant la gomme et le repentir, avec une incroyable virtuosité. Car le crayon, dit-il, est plus pertinent que la peinture, moins séducteur aussi, pour incarner les horreurs corporelles et historiques. La Shoah, Hiroshima, le Rwanda sont les trois événements historiques « qui constituent le nœud de mon travail ». Pour rendre compte de cela, il mélange tous les styles graphiques, il multiplie les références à l’histoire de la peinture (Dürer, Otto Dix, Ingres, Goya), le cinéma, la BD. Et il mélange aussi tous les registres du fonctionnement psychique, qui apparaissent simultanément dans un même dessin. C’est une remarquable illustration de la Confusion des langues de Ferenczi. Ou encore du nourrisson savant, version SM.

Ces dessins sont profondément dérangeants. A les voir reproduits dans la presse, on peut être tenté de ne pas y aller. Ce serait un tort. D’abord parce que c’est un artiste d’un très haut niveau. Ensuite parce que l’exposition est conçue selon un dispositif très innovant qui, paradoxalement, permet de se décentrer de l’horreur immédiate. L’espace de l’exposition est entièrement recouvert de graphismes, du sol au plafond, certains réalisés sur place par l’artiste. Le spectateur -j’allais dire le voyageur- parcourt un cheminement labyrinthique, découvrant les œuvres tout en étant plongé dedans. « Dessiner c’est creuser dans l’image », dit Jérôme Zonder. En suivant ce trajet quasi-initiatique, nous creusons avec lui. Dans cet espace globalisant, les œuvres font partie d’un ensemble qui témoigne d’une pensée très sophistiquée sur ce qu’est une image, et plus spécifiquement une image de l’horreur. Mais Jérôme Zonder ne se contente pas de travailler à partir d’images d’archives, il nous livre toute une série de scènes d’enfants, qui sont peut-être la partie la plus intéressante de l’exposition, la plus troublante aussi, et celle qui peut intéresser les psychanalystes. Trois enfants, à qui l’artiste a donné les prénoms des personnages du film Les Enfants du Paradis, Garance, Baptiste et Jean-François sont ses modèles, grandissant au fil des ans. Armés de couteaux, de ciseaux, de maillets, les enfants se livrent à des actes sexuels et des jeux sadiques, déployant tous les aspects de la sexualité infantile décrits par Freud et dont Mélanie Klein a révélé l’extrême sadisme, ce qu’on ne lui a jamais pardonné. Mais ces situations perverses mises en scène par des enfants jouent sur le vacillement des limites entre la fiction et la réalité. Cet enfant couché par terre, est-ce le cadavre d’un enfant ? Ou un enfant qui joue au mort ? Ce qui est d’observation courante. Est-ce que le couteau que tient la petite fille va réellement couper la tête de celui qui est assis devant elle, la tête enfermée dans un sac en plastique, ligoté sur une chaise ? Mais à y regarder de plus près, il n’est attaché par aucune corde … Est-ce que ce sont alors deux enfants qui jouent un acte de terrorisme ? Ce qu’ils voient tous les jours à la télévision. L’un fait la victime, l’autre le tortionnaire. Le malaise est accentué par les déformations corporelles, les mimiques d’horreur ou de rire malin, les détails sexuels, les armes redoutables, mélangés à des jouets anodins, les masques. On est entre le « pour de vrai » et « pour de faux » que les enfants maîtrisent très bien. Mais avec les photos d’archives, les images de Didi-Huberman, dont l’artiste s’est aussi inspiré, on est bien dans le vrai… La terrible réalité s’impose à nous. On n’y échappe plus.

Jérôme Zonder, artiste-penseur, expose la cruauté potentielle du petit humain, ce que pourtant nous savons, mais préférons ignorer. Les enfants troublants de Jérôme Zonder nous interpellent. On parle beaucoup du regard de la mère sur son bébé, mais qu’en est-il du regard de l’enfant sur l’adulte ? Sont-ce des auto-portraits ? Jeune diplômé des Beaux-Arts, l’artiste a travaillé deux ans exclusivement sur des autoportraits, un « laboratoire », dit-il. L’autoportrait joue des regards croisés du peintre et du spectateur. « Qui es-tu toi qui me regardes et m’invites à te regarder ? Et que vois-tu ? ». Ces enfants montrent ce qu’il en est. Et nous posent peut-être une question redoutable : « Peut-on y échapper ? »

Simone Korff-Sausse
Psychanalyste SPP