Il me faut tout oublier – Berlinde De Bruyckere et Philippe Vandenberg
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Il me faut tout oublier – Berlinde De Bruyckere et Philippe Vandenberg

La Maison Rouge, Paris (jusqu’au 11 mai 2014)

Lorsque j’ai découvert Berlinde De Bruyckere, en 2005, ici même, à La Maison Rouge, où elle était exposée pour la première fois en France, c’était un choc, tant ses œuvres sont puissantes et dramatiques, tant ses techniques sont époustouflantes. Je me rappelle des dépouilles de chevaux, tragiquement humaines.

L’exposition actuelle consiste en une confrontation entre des sculptures de Berlinde De Bruyckere et des œuvres d’un peintre peu exposé en France, Philippe Vandenberg (1952-2009) lui aussi originaire de Gand. C’est Berlinde De Bruyckere qui a sélectionné les tableaux et dessins de Philippe Vandenberg, dans son atelier, après le suicide de celui-ci. Etrange démarche. « Au cours d’une longue année, je me suis rendue à l’atelier de Philippe Vandenberg à intervalles réguliers. (…) Une lente progression, à pied, en tram, en train, en taxi, entrecoupée d’attentes. (…) Que penserais-je si, après ma mort, un autre artiste était autorisé à traîner dans mon atelier et à feuilleter mes livres ? »

A vrai dire, le rapprochement n’est pas convaincant, car les sculptures de Berlinde de Bruyckere l’emportent largement par leur puissance évocatrice et leur étrangeté sur les peintures de Philippe Vandenberg, qui pâtissent de la comparaison.

Berlinde De Bruyckere est une artiste flamande née en 1964 à Gand, où ses parents tenaient une boucherie. Elle a reçu une éducation religieuse stricte, qui l’a beaucoup marquée. Ses corps torturés rappellent les martyrs des saints et évoquent les quartiers de viande que son père équarrissait dans sa boucherie. On pense à Bacon.
Le thème de ses sculptures est le corps, le corps humain, lieu de toutes les métamorphoses, entre l’humain, l’animal et le végétal. Elle mélange avec une grande virtuosité toutes sortes de matériaux : pigments, objets, cheveux, crins de cheval, poils et fragments de peau animale, bois, tissus, et surtout la cire qui permet toutes les métamorphoses. Ces corps, on ne sait plus de quoi ils sont faits.

Au centre de l’exposition, Actaeon III, fait suite à Crippelwood, exposé à la dernière Biennale de Venise, représentant un énorme Saint-Sébastien, fait de troncs d’arbres. Actéon, un chasseur, surprend Diane dans sa nudité. Pour punition, il sera transformé en cerf et dévoré par ses propres chiens qui ne le reconnaissent plus. « Tandis qu’ils arrêtent le malheureux Actéon, la meute arrive, fond sur lui, le déchire, et bientôt sur tout son corps, il ne reste aucune place à de nouvelles blessures. Il gémit, et les sons plaintifs qu’il fait entendre, s’ils diffèrent de la voix de l’homme, ne ressemblent pas non plus à celle du cerf. Il remplit de ses cris ces lieux qu’il a tant de fois parcourus ; et, tel un suppliant, fléchissant le genou, mais ne pouvant tendre ses bras, il tourne en silence autour de lui sa tête languissante », dit le texte d’Ovide. 

Ce corps déchiqueté, méconnaissable, on le voit ici, dans cet amoncellement savamment composé de branches. Tout l’art de De Bruyckere est dans cette étonnante capacité à transformer des bouts de bois en chair humaine. Cette recherche pour figurer la chair rappelle Gericault. Mais c’est au prix d’un long travail, très technique. Car, ce que l’on voit ce ne sont pas des branches qu’elle aurait choisies et déposées, mais des moulages en cire, des branches transposées dans une autre matière, retravaillées, repeintes, recomposées (la recomposition de corps hybrides évoque Rodin). On pense à Louise Bourgeois, bien sûr, mais également à Alina Szapocznikow, utilisant des moulages de son propre corps pour représenter un corps féminin morcelé et mutilé. Les branches démembrées de De Bruyckere (le thème de l’amputation revient) portent des traces de blessures. Les cicatrices sont entourées de vieilles couvertures et de vieux draps, des lanières en cuir, rouges, couleur chair, comme imbibées de sang.

Daphné métamorphosée en arbre, Actéon en cerf, ici c’est le contraire : l’arbre, ou les bois de cerf, sont métamorphosés en corps humain, celui d’Actéon, celui de Saint-Sébastien, celui de chacun de nous. Et ce qui est étonnant, c’est la beauté de ces corps tellement douloureux et souffrants. A propos de la visite aux abattoirs, Berlinde De Bruyckere s’exclame « Et ces entassements de peaux sont si beaux ! »