Introduction
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Introduction

Freud, contraint de renoncer à faire carrière de chercheur scientifique, exerce comme praticien en ville. Sa curiosité scientifique se déplace des expérimentations sur le système nerveux à l’écoute attentive de ses patients. Dans les années 1890, il entend que ses patients névrosés sont en proie à un conflit, dont l’un des termes est toujours la sexualité. Tantôt c’est leur sexualité “actuelle”, leur pratique de la sexualité qui est en cause ; tantôt c’est l’histoire de leur sexualité d’enfant qui vient parasiter leur sexualité et leur vie psychique d’adulte.

Quand il publie en 1900 la Traumdeutung, “L’interprétation des rêves”, texte fondateur de la psychanalyse, il pense encore que les manifestations de sexualité infantile sont le fait des névrosés, trop précoces en la matière. Mais, cinq ans plus tard, avec la première édition des Trois essais sur la théorie de la sexualité, il est en mesure d’affirmer que la sexualité infantile est un phénomène universel. Il en précisera les caractères au cours des éditions successives de son livre : auto-érotique anobjectale, étayée sur une fonction physiologique essentielle à la vie, avec un but déterminé par l’activité d’une zone érogène. La sexualité adulte se caractérise par le double primat de la zone génitale et de la relation à l’objet.

Le texte a fait scandale, comme le rappelle Jacqueline Schaeffer. Et le scandale demeure.

On voit bien, dans la manière dont on traite le problème de la pédophilie, qu’on ne prend pas en compte la sexualité de l’enfant, ses fantasmes, sa curiosité à l’égard de l’adulte, son ambivalence dans son désir de séduire l’adulte.

On n’a pas fini non plus d’être scandalisé par la dimension d’ouverture de Freud dans sa compréhension de la sexualité perverse comme dimension de la sexualité humaine. Certains certes sont plus pervers que d’autres. Freud montre que l’exclusivité et la rigidité dans les conditions d’obtention du plaisir caractérisent la perversion ; l’autre est perdu de vue et le sujet est rivé à la réalisation de son plaisir personnel. Le pervers sexuel se permet tout ce que le névrosé s’interdit. Le scandale demeure de la force de la pulsion et de la vie inconsciente.

Le fonctionnement conflictuel de la vie psychique est lié à la dualité des pulsions, d’abord pulsions sexuelles ou libido / pulsions d’autoconservation ou du moi (et le moi prend en compte la “morale civilisée”), puis, après la découverte qu’il existe un investissement libidinal du moi, pulsions sexuelles ou de vie / pulsions de mort. La sexualité est toujours en lutte contre une autre pulsion.

Les lecteurs de ce dossier remarqueront que Florence Guignard, dans le panorama général qu’elle trace, présente une conception personnelle des pulsions, en partie différente de celle de Freud.

La théorie de Freud ne me paraît pas à remettre en question aujourd’hui quant à l’importance de la sexualité dans la vie psychique humaine (je serais en désaccord avec moi-même puisque j’ai écrit un livre intitulé Le sexe mène le monde). Ce qui demeure sans réponse, c’est la relation de la sexualité à la santé mentale. En dénouant le conflit entraîné par sa sexualité, on sortait le névrosé de sa névrose, pensait Freud. Mais quid de la psychose, de la psychopathologie de la personne ? Helen Deutsch avait évoqué le problème : des personnes fonctionnant bien sur le plan psychique n’avaient pas une sexualité satisfaisante et un psychotique pouvait avoir une sexualité satisfaisante. On ne peut guère traiter ces questions si l’on n’est pas convaincu qu’il y a en chacun de nous des mécanismes ou parties névrotiques et des mécanismes ou parties psychotiques, ce qui est un apport de Melanie Klein. Tout est affaire d’équilibre et de possibilité de mobilisations de ces mécanismes.

Ce que Freud a écrit sur la sexualité féminine est depuis longtemps interrogé. Jacqueline Schaeffer montre que Freud ou Lacan s’inscrivent dans le sillage de la théorie sexuelle infantile selon laquelle il n’existe qu’un seul sexe, le pénis phallique, théorie qui “a dû constituer une tactique défensive face à l’effraction de la découverte de la différence des sexes”. Le refus du féminin a la vie dure. Le couple phallique-châtré empêche le couple masculin-féminin de jouer tout son rôle, celui de “la reconnaissance et de la rencontre de l’altérité dans la différence des sexes”.

À la période de latence, la sexualité infantile ne disparaît pas, mais prend une figure originale, se déplaçant des parents vers la génération des pairs. Paul Denis en décrit deux figures : un refoulement qui favorise le développement des instances psychiques et permet des échanges assez harmonieux avec l’entourage ; une répression qui inhibe l’excitation en même temps que l’ensemble de l’activité psychique.

La sexualité adolescente ne se présente plus de la même manière qu’au temps de Freud, par sa précocité et sa généralisation. Mais les problèmes nouveaux, comme le montre Alain Braconnier, sont liés à la sexualité de type “limite”, à la pathologie narcissique plus problématique que par le passé, et non à la sexualité “névrotique”.

Freud ne s’était intéressé qu’au sexe et à la sexualité, et non au genre et à l’identité personnelle. Il y a là tout un champ nouveau qui s’est développé depuis les années 1950. L’identité de genre ou identité sexuée s’inscrit dans l’axe du narcissisme, du sentiment d’exister, de “la continuité d’être de l’être humain individuel”, c’est-à-dire du self au sens de Winnicott. Elle est interprétation de vécus du corps propre et de messages venus des parents. Il faut insister sur ces vécus du corps propre, qui empêchent de réduire la sexualité de l’enfant à une séduction venue des parents ; cette théorie de la séduction généralisée aboutit en fait à une négation de la sexualité infantile.

Plusieurs auteurs de ce dossier ont insisté sur la différence des sexes et des générations, qui est fondamentale pour la psychanalyse. Janine Chasseguet-Smirgel traite du phénomène queer. On a connu, au milieu du XXème siècle l’introduction de la notion de genre à partir de l’étude des intersexués faite par John Money au Johns Hopkins Hospital, à Baltimore. On a dès lors distingué le genre comme psychologique et social du sexe comme biologique (Robert Stoller, Sex and Gender). On a vu au même moment le développement du “phénomène transsexuel” selon l’expression de Harry Benjamin : des personnes se sentent appartenir à l’autre genre que celui de leur corps et veulent obtenir une transformation hormono-chirurgicale de leur corps. On voit maintenant un “mouvement transgenre”. Les transgenres n’ont plus rien à voir avec les “transsexuels calmes, bien élevés et cachés, attendant poliment que des juges et des professionnels médicaux libéraux leur donnent le traitement bienfaisant dont ils avaient besoin pour poursuivre leur vie dans l’ombre de la société normale” ( Pat Califia, Sex Changes : the Politics of Transsexualism (1997), San Francisco : Cleis. Le mouvement transgenre. Changer de sexe (2003). Paris : EPEL, p. 308). “Une nouvelle sorte de personne transgenre est apparue : celle qui aborde la réassignation sexuelle dans le même état d’esprit que si elle demandait un piercing ou un tatouage ; ce qui diffère nettement de l’ancienne attitude vis-à-vis de l’hormonothérapie et de la chirurgie, lorsqu’une femme, considérée comme emprisonnée dans le corps d’un homme, ou vice versa, rendait ce traitement nécessaire.” (ibid., 306). Il n’est plus question que de vivre dans le “genre de préférence”, lequel peut changer à tout moment, avec ou sans hormones et chirurgie, ou même de vivre en dehors de tout genre, bref d’être queer.
Le dossier s’achève avec les propos intéressants de Philippe Brenot sur les liens entre psychanalyse et sexologie. “Il n’existe pas de sexologues !”, dit-il ; sexologue n’est qu’un adjectif : on est médecin sexologue, gynéco-sexologue, psycho-sexologue, psychanalyste-sexologue. J’émets des réserves sur le “psychanalyste-sexologue” pour avoir fréquenté les sexologues et lu leurs ouvrages. Le psychanalyste se limite à une cure par la parole, ne recourt pas aux techniques corporelles, ni aux prescriptions médicamenteuses ; il ne traite que de l’aspect psychique, fantasmatique et relationnel de la sexualité.
Quand Freud passe de la libido à Éros, il quitte le terrain du coït pour celui du lien qui unit à l’autre. Le combat d’Éros et de Thanatos peut apparaître à certains comme mythologique ; mais il me semble qu’il nous aide à penser ce à quoi nous sommes tous les jours confrontés dans la clinique et dans le monde.