Jean Fautrier : Matière et Lumière
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Jean Fautrier : Matière et Lumière

Jean Fautrier Matière et Lumière, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Jusqu’au 20 mai 2018

Peut-être qu’un grand peintre est celui qui nous laisse avec une question sans réponse, celle de savoir pourquoi nous sommes tellement touchés par son œuvre. Si tel est le cas, Jean Fautrier est un grand peintre. Cette œuvre singulière, inclassable, très belle, fait vivre au spectateur une expérience esthétique qui reste mystérieuse, inexplicable.

Dès la première salle, encore très réaliste, on sent que cet artiste ne fait pas dans l’anecdote. Il exprime la dimension tragique de l’humain. On y voit des femmes ingrates, modestes, mais, contrairement à Toulouse-Lautrec, ces femmes n’inspirent pas de compassion. Les corps sont lourds, les regards sont durs, les visages sont déformés, délibérément laids. Même sa compagne, Andrée Pierson, est représentée de manière impitoyable, sans aucune douceur. Ensuite l’œuvre évolue, selon un trajet en dents de scie, alternant des périodes de reconnaissance et des éclipses, dont les étapes sont remarquablement exposées par le Musée, jusqu’au bouquet final des dernières salles.

D’abord, les nus s’assombrissent, s’accompagnant d’animaux écorchés, et apparaît la matière rugueuse qui caractérise la peinture de Fautrier. Puis éclate la lumière.

Lorsqu’il revient à la peinture, après la guerre, il met au point une technique qui lui est très personnelle. Il appose au couteau une masse d’enduit blanc sur du papier marouflé, sur laquelle il dépose des pigments de couleur qu’il modèle, gratte, étale, creuse. Ce faisant, il s’écarte de la peinture traditionnelle. « Je n’allais pas faire comme les autres, » dit-il. Et en effet, il tient à son originalité et l’affirme avec sa façon sarcastique. Il a probablement eu besoin de cette technique personnelle pour inventer ce qu’il appelle l’art informel, dont il est le précurseur.

Le tragique est toujours là, en particulier avec la série des Otages, visages, très effacés, de prisonniers de la Gestapo, mais c’est d’une grande beauté, contrastant avec l’horreur du contenu, ce qui a pu faire dire à certains que ce serait « joliesse ». Fautrier a souvent été incompris et isolé, d’autant plus qu’il avait une personnalité complexe et un caractère difficile.

Il faut absolument voir la vidéo de la discussion entre Jean Paulhan et Fautrier, sur l’art abstrait et l’art informel. Merveilleux exemple de ce que pouvait être une conversation entre deux intellectuels au cours des années cinquante. Dans l’art abstrait, dit Paulhan, on enlève quelque chose. Dans l’art informel, on se situe avant la chose.

Néanmoins Fautrier n’entre jamais dans le courant de l’abstraction qui a dominé le monde de l’art après la guerre, mais il veut « libérer la figuration », donnant aux formes un statut d’indétermination. C’est une appréhension inédite de l’espace et de la forme. Les formes et les couleurs se fondent.

Les sculptures, autre aspect de son œuvre, participent à cette quête d’une forme informelle, toujours centrée sur la figure humaine, dont il cherche en quelque sorte l’invariant à travers les variations déformées.

Dans les dernières salles, saisissantes par la beauté des toiles lumineuses aux couleurs si raffinées, le spectateur éprouve comme une expérience inédite, qui bouscule le rapport entre le fonds et la forme.

Une salle entière est consacrée aux « Objets », où l’on voit des tableaux représentant des objets ordinaires – une passoire, une clé, des cartons – qui à notre vue deviennent extraordinaires et nous interpellent, tant la force qui s’en dégage reste mystérieuse. Comment a-t-il fait pour qu’une passoire ait une telle présence ? Ces objets sont différents des bouteilles de Morandi, qui dégagent une force spirituelle, ici on est comme happé par ces objets transcendés. Ne suscitent-ils pas une impression d’inquiétante étrangeté, lorsque des objets prennent vie et que la différence entre inanimé et animé s’estompe ? Ces objets ont été exposés dans la galerie Rive Droite en 1955. Leur présence énigmatique est tellement dérangeante qu’elle a rebuté les visiteurs et qu’aucune œuvre n’a été vendue.