Keith Haring. The political Line
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Keith Haring. The political Line

Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Keith Haring, Les Dix Commandements, Le Centquatre.
Du 19 avril au 18 août 2013.

Voici encore un artiste dont la médiatisation donne une fausse idée. Son succès planétaire fait croire que c’est une œuvre facile. Or c’est une œuvre importante de la fin du 20ème siècle, profonde, désespérée, tragique. On lit que c’est une œuvre spontanée, naïve, simpliste et primaire. Quel faux sens ! Ce n’est pas parce que Keith Haring pratique un geste graphique spontané, dessinant sans préparation et en continu, qu’il est spontané.
Picasso faisait de même. C’est le signe chez tous deux de leur virtuosité de dessinateur. Ce n’est pas parce qu’on y trouve des petits bonshommes et des animaux que c’est naïf. Ce n’est pas parce que c’est coloré que c’est gai. C’est au contraire apocalyptique. Ce n’est pas parce que Keith Haring était un homme réputé gentil et généreux, que son œuvre n’est pas d’une extrême violence. Ce n’est pas parce que les formes sont simples, que c’est un art primaire. Bien au contraire. C’est un art extrêmement sophistiqué. Mais il faut chercher les codes pour le décoder.

On le prend pour un enfant des rues qui aurait tout découvert à vingt ans, en débarquant dans le Manhattan des années 70. En fait, c’était un enfant qui dessinait beaucoup avec son père qui était dessinateur de BD. C’était un enfant très pieux. Le fameux radiant baby serait une reprise de l’enfant divin rayonnant. Et surtout, on dit que c’est une œuvre pour enfant. Il est vrai que Keith Haring avait un tropisme pour les enfants. Il aimait dessiner pour eux et avec eux. Fabrice Hergott, directeur du Musée, met pourtant en garde dès les premières pages du catalogue contre cette « fausse idée d’un art à destination des enfants – sinon enfantin ». Il est frappant de voir le nombre d’enfants dans l’exposition. C’est un vrai phénomène de société. Qu’est-ce qui pousse les parents à amener les enfants voir cet univers de tortionnaires géants, de chiens dévorants, de bébés explosés par la bombe atomique, de corps troués, de sexes exhibés ? Si ce sont des images pour les enfants, ce sont plutôt celles des contes des frères Grimm. Ou l’illustration de l’univers dantesque décrit par Mélanie Klein. Keith Haring est le Jérôme Bosch de la fin du 20ème siècle. 

Il est instructif d’aller visiter l’exposition avec un petit enfant. « Il font quoi ces bonhommes ? » Il font quoi en effet ? Ils n’arrêtent pas de se pénétrer, de se dévorer, de se découper, de se pendre, de s’écarteler, de s’éventrer. L’adulte-accompagnateur doit vite se rendre à l’évidence : l’œuvre de Keith Haring n’est peut-être pas faite pour les enfants. Même si on peut se dire qu’ils voient bien pire sur Internet… Devant le dernier autoportrait de Keith Haring : « Pourquoi le monsieur il a des points rouges sur le visage ? » « Parce qu’il a le Sida et qu’il va bientôt mourir… »

Keith Haring voulait rendre ses œuvres accessibles à tous, afin de transmettre un message, comme les monstres de Goya, pour dénoncer : le capitalisme, la pollution de la planète, l’apartheid, toutes les causes pour lesquelles il s’est engagé. Pour cela, il a simplifié les bonshommes, tous semblables, immédiatement reconnaissables, reproduits à l’infini sur les objets quotidiens. Ils n’ont pas de visage, pas d’orifices, yeux, bouche, oreilles, mais, comme sur l’image reproduite sur tous les murs de Paris, ils ont un trou, traversé par des chiens dévorants qui rentrent et sortent de ce corps bi-dimensionnel, sans espace interne. Belle illustration de l’absence d’arrière-fond décrite par Geneviève Haag chez l’enfant autiste : ce que le bébé projette en la mère n’est pas renvoyé par la réflexivité et retombe de l’autre côté.

Keith Haring, qui s’intéressait beaucoup à la sémiotique, a produit des icônes ayant une portée universelle, images d’identification très primitive, où se déploient les pulsions sadiques et les angoisses archaïques. C’est ce qui explique peut-être que les enfants s’y reconnaissent. Et que les adultes pensent naïvement que cela concerne plus les enfants que les adultes.