Je suis loin de penser que le psychologique flotte dans les airs et n’a pas de fondements organiques
Il n’est pas inutile aujourd’hui de tenter un éclairage des arguments décisifs de l’expérience psychanalytique par les données neuroscientifiques. La question de la mémoire tient une place centrale dans les deux champs que nous essayons de croiser.
Mémoire de la compulsion de répétition et mémoire du souvenir de la cure analytique vont à la rencontre des mémoires implicite et explicite des neurosciences avec pour corollaire l’oubli.
Dans Remémoration, répétition, perlaboration (Freud, 1914), Freud énonce : “C’est dans le maniement du transfert que l’on trouve le principal moyen d’enrayer la compulsion de répétition et de la transformer en une raison de se souvenir.” Il s’agit ici de relire cette phrase à la lumière des connaissances neuroscientifiques actuelles sur la mémoire.
Différentes formes de mémoire
La neuropsychologie distingue plusieurs formes de mémoire. Tout d’abord mémoire à court terme et mémoire à long terme. Nous ne nous attarderons pas sur la mémoire à court terme qui ne participe pas à notre sujet. C’est à la mémoire à long terme que la psychanalyse fait appel.
Cette mémoire à long terme est elle-même subdivisée en plusieurs types :
- la mémoire explicite (dite déclarative),
- la mémoire implicite (dite non déclarative).
La mémoire explicite réfère aux traces conscientes d’expériences passées. Elle implique le souvenir et la remémoration conscients. Elle regroupe elle-même ce que l’on nomme les mémoires épisodique et sémantique.
La mémoire épisodique est la mémoire autobiographique, la mémoire des événements, des choses vécues par le sujet (par exemple, la soirée de mon anniversaire en telle année). La mémoire sémantique concerne des contenus plus généraux, plus abstraits, ayant trait au savoir, à la culture (par exemple, ce que je sais sur tel sujet ou bien le vocabulaire que je possède).
La mémoire implicite réfère aux effets non conscients d’expériences passées. C’est celle qui nous intéresse en premier lieu. Elle est aujourd’hui décrite dans ses deux dimensions : procédurale (mémoire des savoir-faire moteurs) et émotionnelle affective.
Pour illustrer la définition de la mémoire implicite, nous pouvons rapporter l’expérience de B. S., fameuse patiente du médecin et psychologue suisse Édouard Claparède (qui, par ailleurs, assura la diffusion du travail de Freud en Suisse romande au début du XXème siècle). Au début des années 1900, le docteur Claparède suivait B. S., patiente atteinte du syndrome de Korsakoff qui a pour conséquence une amnésie sévère. B. S. ne reconnaissait jamais le docteur Claparède qui la voyait pourtant depuis plusieurs années. Lors d’une consultation, E. Claparède cacha dans sa main une épingle au moment de saluer B. S. qui, de ce fait, sursauta. La fois suivante, lorsque le docteur Claparède tendit la main à sa patiente, celle-ci retira aussitôt la sienne. Lorsqu’il lui demanda la raison de ce geste, elle ne sut l’expliquer. Des traces de l’expérience passée s’étaient donc inscrites dans ses circuits cérébraux, sans aucun souvenir conscient.
Cette anecdote trouva son prolongement dans les recherches et l’élaboration du concept de mémoire implicite. C’est sur cette mémoire implicite que se fonde l’impact de toutes les perceptions dites subliminales. De très nombreuses expériences démontrent qu’en l’absence de perception consciente, les sujets étaient capables de restituer le contenu d’un stimulus qu’ils considéraient n’avoir pas perçu. Comme nous l’avons décrit, la mémoire implicite se subdivise en mémoire procédurale (savoir-faire moteurs) et émotionnelle. C’est sa qualité émotionnelle qui nous importe ici. Son centre névralgique est l’amygdale cérébrale qui reçoit des informations par deux circuits : un circuit court thalamo-amygdalien et une voie corticale longue.
Mémoire implicite et compulsion de répétition
La mémoire implicite, dans sa dimension inconsciente et agie, peut être mise en lien avec les concepts psychanalytiques de répétition ou de compulsion de répétition. La compulsion de répétition pourrait alors être considérée comme une des formes de la mémoire implicite. La mémoire implicite désigne les traces non conscientes d’expériences passées. Nous pouvons dire qu’il s’agit d’une mémoire inconsciente, d’une mémoire sans souvenir. Une forme de mémoire qui ne retient pas l’expérience de son origine. La mémoire implicite ne peut être volontairement convoquée. Elle se manifeste dans l’être et dans le faire sans se rapporter consciemment à une inscription passée.
La répétition est, elle aussi, une forme de mémoire. Elle est une manière de rappeler le passé par l’éternel retour du même. Elle est un écho de l’infantile sur le mode actuel et vivant. Elle est la résonance, le prolongement sans fin des traces de l’enfance, et a pour seul emploi de maintenir ces traces à travers une multitude de contours. Elle présentifie une histoire sans souvenir.
La compulsion de répétition est rangée par Freud du côté de l’acte. Cela signifie qu’elle est une façon de dire, de vivre et d’éprouver des émotions inconscientes qui, elles, ne sont pas déchiffrées. Elles habitent le patient qui de ce fait ne peut ni les regarder ni les considérer. Cette dimension inconsciente et agie caractérise également la mémoire implicite. C’est la raison pour laquelle celle-ci est difficilement observable scientifiquement et nécessite l’élaboration de tests tout à fait spécifiques. Les protocoles de mise en évidence de la mémoire implicite posent problème aux chercheurs dans la mesure où ceux-ci ne peuvent mettre en place des expérimentations où l’on demanderait au sujet d’accomplir une tâche inconsciemment. Certaines méthodologies ont pu cependant être créées pour évaluer les effets de cette mémoire inconsciente (la plus connue d’entre elles est “l’effet d’amorçage” qui s’appuie sur l’effet des perceptions subliminales).
La compulsion de répétition est déterminée par les influences de la petite enfance. La mémoire implicite émotionnelle est, elle aussi, au premier plan au cours de la petite enfance. Nous avons mentionné que l’amygdale cérébrale était son centre névralgique. L’amygdale est une structure du cerveau fortement activée dans les émotions. Elle est plus ancienne dans sa formation (tant ontogénique que phylogénétique) que l’hippocampe, structure incontournable de la mémoire explicite.
Cette ancienneté de la mémoire implicite inconsciente justifie son rôle primordial dans l’empreinte des deux premières années de la vie. Ces années sans souvenir parce que les structures nécessaires à la mémoire explicite ne sont pas encore matures. Cette empreinte des débuts de la vie, Winnicott l’a parfaitement décrite, en particulier dans ses aspects traumatiques, dans son article sur La crainte de l’effondrement (Winnicott, 1989). Freud employait le terme de traces mnésiques pour évoquer ces inscriptions inconscientes dans la mémoire. Corrélativement à la question de la mémoire implicite et de la compulsion de répétition se pose la question de l’oubli. Par quel processus, la compulsion de répétition, inscrite dans la mémoire implicite, peut-elle se dissoudre dans la cure ?
Le dégagement de la compulsion de répétition et l’oubli par interférence rétroactive
Le phénomène de l’oubli en neuropsychologie prend différentes formes. L’une d’elles est l’oubli par interférence rétroactive. Il consiste à ce qu’une donnée nouvelle tende à effacer et à prendre la place d’une trace mnésique ancienne appartenant au même champ d’informations. Comment conjuguer cette définition avec la question du dégagement de la compulsion de répétition dans le transfert ? La répétition s’exprime en tous lieux, dans tous les endroits de la vie du sujet, mais c’est dans la cure qu’elle se déploie de façon la plus intelligible. Le transfert est basé sur un report, une substitution, et c’est dans le cadre de la relation transférentielle que va agir la compulsion de répétition. “Nous lui permettons l’accès du transfert, cette sorte d’arène, où il lui sera permis de se manifester dans une liberté quasi totale et où nous lui demandons de nous révéler tout ce qui se dissimule de pathogène dans le psychisme du sujet.” (Freud, 1914).
La compulsion de répétition est remise en jeu sur le terrain analytique, et l’analyste présentifie une réponse à cette répétition. Cette réponse s’exprime par le cadre qu’il met en place, ses attitudes et ses interprétations. L’analyste incarne donc la réponse à la répétition et la cure analytique permet de rejouer la partie. La relation transférentielle accueille une réédition du même, et par sa réponse inédite, elle propose de développer un ailleurs, une autre chose, une nouvelle voie qui prend la place de cette mémoire redondante.
Il nous apparaît alors que cette nouvelle voie est comparable à celle qui agit dans l’interférence rétroactive. Et nous en arrivons à ce savoureux paradoxe : la psychanalyse permet d’oublier. Elle permet d’oublier certaines traces de la mémoire implicite en en inscrivant de nouvelles, d’effacer certaines traces de cette mémoire inconsciente qui font contrainte et souffrance. La psychanalyse inscrit ces nouvelles traces par le biais de tout ce qui, adressé au patient, ne constitue pas, à proprement parler une interprétation. Nous ne reprendrons pas ici toutes les nuances techniques qui distinguent intervention, construction, interprétation… Nous évoquons ce qui, dans l’analyse, exprime l’implication de l’analyste sans pour autant contrarier le mouvement transférentiel ou court-circuiter la parole de l’analysant.
Nous évoquons ce qui se reçoit comme un rien, ou avec le reste, par le patient dans le travail analytique. Ce qui n’est pas perçu comme du sens. Ce sont à notre avis, ces “expériences correctrices” comme les a nommées J. Godfrind, qui autorisent l’oubli par interférence rétroactive. Nous leur préférons le terme de “plus-value analytique”. Cette plus-value analytique est bien sûr reçue par ce qui constitue les traces les plus anciennes et les plus profondes de la personne de l’analysant. Ce qui se reçoit en ces termes est donné dans l’analyse par le biais de multiples afférences, verbales et infra-verbales, qui participent à une sécurisation vécue corporellement et psychiquement par le patient.
- la constance et la sécurité du cadre,
- la voix et la prosodie de l’analyste,
- le fait qu’il reste bienveillant,
- le fait qu’il garde sa place,
- le fait qu’il montre qu’il comprend,
- le fait qu’il écoute,
- le fait qu’il se taise,
- le fait qu’il ait envie de parler…
Rappelons que cette sécurisation n’a d’effet mutatif que dans le transfert, et en réponse à la répétition du patient, c’est ce qui la différencie de la sécurisation convenue d’autres approches psychothérapiques. Nous ne reviendrons pas sur l’apport de Winnicott sur la question de la sécurité interne mais nous nous contenterons de le citer : “Si un patient a besoin de quiétude, alors on ne peut rien faire hormis la lui donner. Si on ne répond pas à ce besoin, il n’en résulte pas de la colère ; on reproduit simplement la situation de carence de l’environnement qui a arrêté les processus de croissance du Self.” (Winnicott, 1954).
Cette sécurisation offerte à nos patients se réimprime sur l’expérience émotionnelle douloureuse et permet son effacement par l’oubli. L’éprouvé se transforme, la douleur s’efface, mais l’histoire, elle, n’est en rien l’objet de l’oubli. Au contraire, le roman s’échafaude et le souvenir se construit. Car voilà une autre propriété de l’expérience analytique, elle transforme l’éprouvé de la mémoire implicite en construction autobiographique de la mémoire épisodique.
La transformation de la répétition en souvenir
La mémoire épisodique, en neuropsychologie, est la mémoire des événements. Elle n’est pas considérée comme une reproduction à l’identique du réel. La neuropsychologie est loin d’ignorer la dimension autoconstruite de la mémoire. Donc, pendant que la mémoire implicite se dégage de ses effets en termes de compulsion de répétition, la mémoire explicite épisodique (autobiographique) s’enrichit. La mémoire implicite, inconsciente et agie de la compulsion de répétition se transforme en remémoration consciente de la mémoire autobiographique.
Les neurosciences, comme la psychanalyse, reconnaissent les connexions possibles entre ces différentes formes de mémoire. Cette retranscription de la compulsion de répétition, c’est-à-dire sa transformation en mémoire autobiographique est à chaque fois une avancée symbolisante. Cette mise en sens autobiographique est reconnue par certains neuroscientifiques comme un besoin vital des processus de conscience humains. Lionel Naccache (Naccache, 2006) relate l’histoire d’une patiente, Madame R. M. B., souffrant de troubles neurologiques consécutifs à une rupture d’anévrisme. Les lésions cérébrales en cause (à la face interne du lobe frontal gauche), outre les troubles de la mémoire et de l’attention qu’elles produisirent, modifièrent “profondément le caractère émotionnel et affectif de cette malade” (conséquence neurologique classique de ce type de lésion) qui dès lors “manifesta un tableau d’indifférence affective profonde” et se désintéressa du sort de ses enfants, alors qu’elle avait été jusque-là une mère attentive. Quand on la questionnait à ce sujet, elle construisait une interprétation de ses troubles consistant à dire qu’étant passée si près de la mort, sa conception des choses de la vie avait changé.
Pour ce neurologue, cette patiente parmi d’autres exemples cités, faisait la preuve de l’incontournable exigence de fiction du processus conscient. Cette nécessité n’est pas conçue comme l’exclusivité des malades neurologiques, mais elle est attribuée aux besoins ordinaires du fonctionnement neurocognitif conscient. La mémoire épisodique autobiographique, et donc la construction en analyse, répondent à l’apport perceptif de la réalité, nourri par cette nécessité fictionnelle.
La psychanalyse travaille à une forme de métabolisation de la mémoire, capable comme l’expriment certains neuroscientifiques, “d’interpréter” et de “donner du sens”. Comme nous pouvons le voir, il arrive même que les terminologies neuroscientifique et psychanalytique se recoupent. De même que se recoupent les formes et circonvolutions de la mémoire avec les lignes de force de la psychanalyse.
Bibliographie
Freud S. (1914), Remémoration, répétition et perlaboration in La technique psychanalytique, Paris, PUF 1994
Freud S. (1915), Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968
Freud S. (1920), Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot 1984
Godfrind J. (1994), Transfert, compulsion et expérience correctrice, in Revue française de psychanalyse, 58, 2.
Naccache L. (2006), Le nouvel inconscient, Paris, Odile Jacob.
Winnicott D.W. (1954), exposé sur les aspects métapsychologiques et cliniques de la régression dans le setting analytique ; propos rapportés par J-P Lehmann (2004), La clinique analytique de Winnicott, Paris, Eres
Winnicott D.W. (1989), La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard 2000.