Le féminin et l’esthétique de la cruauté
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Le féminin et l’esthétique de la cruauté

Animale mais non humaine, la cruauté angoisse comme la résurgence archaïque d’un passé refoulé contre lequel l’identité individuelle du sujet et celle de la civilisation se sont laborieusement bâties. Aussi a-ton plus facilement accès à la réflexion sur la cruauté à partir de ses diverses formes sublimées, qu’il s’agisse de la pulsion de savoir ou d’une esthétique de la cruauté. Pour la première, c’est de la dimension de l’emprise sur un objet abstrait qu’il s’agit, sachant qu’elle peut aller jusqu’à des fantasmes de dilacération tel qu’en attestent tout aussi bien Descartes à la recherche de l’ordre des raisons, Lautréamont dans son ode aux “mathématiques cruelles”, que Musil1-12, ou Artaud lorsque ce dernier note : “Le déterminisme philosophique le plus courant est une des images de la cruauté car, du point de vue de l’esprit, cruauté signifie, rigueur, application et décision implacable, détermination irréversible, absolue”2-13. Pourtant le retour à l’état sauvage est toujours possible, qu’on le nomme barbarie, ignorance de l’autre, ou indifférence narcissique. Cette dernière cependant, lorsqu’elle se joint à la fragilité et à l’innocence du tout petit enfant, attendrit comme un trésor éphémère. Et si on en croit Freud, certains adultes continuent d’y avoir part, je veux parler des femmes narcissiques qui, malgré ou en raison de la frustration qu’elles imposent, sont irrésistibles, à la mesure du fantasme nostalgique de l’omnipotence infantile qu’elles n’auraient pas perdue.

Mon propos partira donc d’une interrogation surgie de la contradiction dans le propos même de Freud qui donne la “composante cruelle” comme étant d’essence masculine3-1, mais rapproche le féminin, disjoint du maternel, d’une indifférence qu’on serait fondé à considérer comme cruelle s’il faut la voir comme similaire à celle du fauve ou du grand criminel. Je distinguerai, à partir d’un texte que j’ai dirigé récemment aux PUF, La cruauté au féminin et dans lequel j’ai rédigé une étude, deux formes de cruauté au féminin chez les “reines du crime” puisque c’est ainsi qu’on les nomme :

1- La cruauté qui procède de l’indifférence narcissique telle que je viens de l’évoquer.

2- La cruauté qui procéde de la dilacération. Mon hypothèse dans ce second cas est la suivante : la cruauté a partie liée avec la pulsion de voir, mais elle concerne une vision spécifique, celle de l’intérieur du corps. Si la peau est concernée dans cette affaire, c’est parce qu’elle est l’objet visé par la cruauté qui doit l’arracher ou la percer pour révéler ce qu’elle contient et dissimule soit le cru, le sanguinolent, le sang du “cruor” de la cruauté.

L’intentionnalité de la cruauté est relative à l’emprise, mais il s’agit en outre d’une emprise particulière qui porte sur l’intérieur de l’objet. Je n’y vois pas nécessairement une haine ou une envie de détruire, dans le prolongement des hypothèses kleiniennes sur les fantasmes relatifs à l’intérieur du corps de la mère, mais le plaisir d’ouvrir, dilacérer, ce lieu clos et mystérieux, indépendamment et au mépris de la souffrance et de la destruction ainsi infligées. En ce sens, la cruauté apparaît intentionnelle mais non relationnelle en ce qu’elle ignore l’objet en tant que tel. C’est la confusion entre ces deux dimensions qui conduit à l’identifier à l’agressivité et au sadisme et donc à en perdre l’essence spécifique.

La définition freudienne initiale d’une cruauté qui ne procède d’aucune haine de l’objet mais d’une intention prédatrice qui ignore l’altérité de l’objet me guidera dans l’étude de cette notion à partir de quelques textes littéraires. Contrairement aux élaborations freudiennes ultérieures qui l’effacent à l’intérieur de dialectiques objectales plus complexes, la cruauté peut et doit être définie dans son essence originelle non comme une intention de faire souffrir, mais comme l’effet produit par la rencontre entre une intention purement narcissique conduisant à la prédation de l’objet et le vécu de l’objet qui se trouve par hasard, ou en vertu de déterminations extérieures à sa volonté, sur le chemin du prédateur.

L’indifférence cruelle

La femme narcissique, le fauve et le grand criminel ont un même pouvoir de séduction qui leur vient de leur apparente autosuffisance. Ils attirent parce qu’ils ignorent et, provocants, nous renvoient à notre déréliction d’être en quête d’objet. Plus précisément, ils fascinent d’être inaccessibles, y compris à l’agressivité qu’ils pourraient générer dans le but de les faire tomber de cette invulnérabilité insolente.

Ils sont l’objet par excellence, celui qui atteste sa qualité d’être étranger, hors d’atteinte, confrontant le petit enfant que nous n’avons pas cessé d’être à une rage impuissante. Rage qui n’est telle qu’à nous rappeler la chute de notre omnipotence narcissique infantile, que nous envions maintenant à l’extérieur de nous. Cette relation d’aliénation à l’autre narcissique, inducteur de passion pour cela, fonctionne dans un échange spéculaire, successif dans le temps, où le passionné a pu être antérieurement l’objet narcissique désespérant d’un autre. Qu’il s’agisse là d’une figure uniquement féminine est pour le moins douteux, néanmoins les stéréotypes l’attestent volontiers et les romanciers l’ont décrite à l’envi. Car le dispositif culturel qui fait4-5 de l’homme le demandeur en matière de sexualité épingle la femme dans une place où elle peut effectivement accepter ou refuser d’entendre sa demande. Elle peut le voir ou… l’ignorer. La cruauté est “au programme”, pourrait-on dire, dès lors qu’elle peut frustrer l’autre de la réponse qu’il attend et exhiber ainsi sa propre indifférence. “Cruelle !” est le cri de l’amoureux en attente de satisfaction, le roman courtois le décline sous des formes sublimées, l’opéra le clame comme un leitmotiv. Que la femme ainsi désignée jouisse du piège qu’elle constitue pour le désir de l’autre, voire en aménage les appeaux s’il se relâche, ou qu’elle parcoure innocemment le champ de ruines qu’elle n’a ni désiré, ni provoqué, dit-elle, revient au même car la cruauté lui est assignée de l’extérieur au même titre qu’au fauve ou au grand criminel, dont on suppose qu’ils sont guidés par d’obscurs motifs, propres à demeurer mystérieux au commun des mortels.
Si la femme narcissique constitue un tel danger, c’est parce qu’elle défie l’ordre masculin qui ne veut voir en elle que l’oblativité d’une épouse et d’une mère. A la vamp s’oppose la Mère tournée vers l’enfant, reconstituant au demeurant un ensemble narcissique, le seul que cette femme supposée froide pourrait, selon Freud, reconnaître pour objet. Le mystère féminin, vieux “topos” que Freud a contribué à ancrer dans la croyance, tient-il à autre chose qu’à la capacité de la dame d’accepter de se fondre dans ce stéréotype muet qui n’incarne rien d’autre que la nostalgie de l’omnipotence infantile de l’homme ? Le silence prend alors une allure étrange et excitante tandis que le sourire le plus banal devient carnassier… Toutes les femmes, loin s’en faut, ne répondent pas à cette image glacée et, pour y avoir quelque aptitude, il faut, comme pour le reste, avoir commencé très tôt. C’est, on peut en faire l’hypothèse, l’élection oedipienne du père pour la fille, ce double féminin qu’il a engendré et grâce à qui il espère inconsciemment récupérer sa bisexualité perdue, qui va permettre à la petite fille ce statut d’objet de désir inaccessible. D’autres facteurs devront rendre compte du fait qu’elle puisse s’y trouver figée, mais elle sortira alors des limites de la “cruauté narcissique” pour entrer dans le registre de la manipulation perverse. En fait, cette cruauté est liée à l’emprise narcissique, formule paradoxale qui résume l’essence du lien passionnel où le passionné est condamné à aimer celle qui, d’emblée, le tient en dépendance en lui donnant juste assez d’amour en retour pour maintenir sa demande et son espoir.

La cruauté dilacérante

La figuration de la cruauté au féminin, limitée à l’indifférence narcissique, ne reflète que l’un des aspects qui la relie aux fauves et aux grands criminels. L’autre aspect, celui de la destructivité, manque car on ne peut la limiter à l’effet ravageant induit par l’égo-centrisme (Freud, 1928 b)5-8 du sujet sur l’autre qui l’investit. C’est aux mythologies qu’il faut faire appel pour nous permettre de dégager une essence du féminin qui transcende les stéréotypes de la femme cruelle et mystérieuse vue par un regard masculin. Les anthropologues nous apprennent comment les mythes tentent de rendre compte des faits énigmatiques de la vie et de la mort, du rapport sexuel et des pouvoirs relatifs aux liquides des corps.

Parmi ceux-là, le sang féminin, celui de la défloration qui instaura le tabou de la virginité, mais aussi et surtout le sang menstruel et celui de l’accouchement, sont particulièrement inquiétants en ce que l’épanchement du sang n’apparaît pas comme la suite d’une blessure6-9 et n’implique pas la mort, voire se confond avec la vie dans le cas de la naissance. Le sang fait peur, et lorsque Freud l’assimile à l’excrément dans l’inconscient, il le domestique, au même titre que dans les théories sexuelles infantiles, en s’en tenant au postulat phallocentrique, il refuse d’admettre le savoir précoce de la petite fille sur ses sensations vaginales, connaissance d’autant plus inquiétante qu’elle n’a souvent pas de représentation ni de mot pour se dire7-10.
Lorsque le mythe nous apprend que les premières règles de la femme sont interprétées comme l’enfant mort-né du père8-11, on peut, à la lumière de la clinique, s’interroger sur la persistance archaïque de ce fantasme qui ferait du sang menstruel des règles en général l’indice de la mort d’un foetus in utero. Pourtant, voir couler le sang des règles est pour une femme, comme le terme “règle” l’indique, vécu comme le déroulement normal d’un cycle. Cependant, toute femme en attente d’enfant, qu’elle le désire ou le redoute, vivra cet événement comme l’indice que l’enfant est éliminé et, le cas échéant, rêvera que c’est le sang de celui-ci qui s’écoule. S’il y a une relation spécifiquement féminine à la cruauté, ce n’est pas seulement par la froideur narcissique qui n’en est que l’enveloppe qu’il faut l’aborder, mais par la relation banalisée au sang, au “cruor” dont dérive le cruel. Par là pourraient se joindre au féminin la référence au sang qui coule dans une apparente indifférence et le désir d’aller voir dans le corps de la mère ce qui s’y trame en matière de vie et de mort, voire le soupçon d’un meurtre. Les habitudes culturelles voient plus volontiers dans l’effusion de sang de l’acte criminel un fait masculin, tandis que la femme conserverait la vie et veillerait sur elle. C’est oublier un peu vite le fantasme qui accompagne la représentation d’une mère omnipotente qui serait perpétuellement enceinte. La mère primordiale est cannibale, et le sang qui s’écoule d’elle n’est pas le sien mais celui des enfants qu’elle contient.

L’écriture de la cruauté chez les femmes

Je me limiterai à trois exemples : Agatha Christie, Ruth Rendell et Patricia Cornwell.

Agatha Christie ou la cruauté indifférente

L’atmosphère propre à ce qu’on a appelé “l’univers christien” tient sa magie du délicat dosage entre la quotidienneté tranquille et l’angoisse de mort à travers la découverte du meurtre et son risque de récidive. Angoisse subtile qui ne tire pas son efficacité de faire peur. Les héros christiens eux-mêmes ont d’ailleurs rarement peur, seuls les comparses, souvent sacrifiés comme les victimes suivantes, éprouvent ce sentiment du moment où elles pressentent la vérité. Il n’y a pas davantage d’horreur : étranglements, empoisonnements, cadavres percés de multiples coups de couteau sont évoqués sobrement à la manière d’un rapport de police. Ce n’est, en effet, pas l’instant du trépas qui est censé retenir l’intérêt du lecteur car ce dernier est toujours, ou presque, mis en position de découvrir un meurtre accompli. Le cadavre lui-même ne prête pas à beaucoup d’élaboration, il devient un objet d’étude comme vestige permettant une enquête, une investigation qui est excitante voire passionnante et tire les protagonistes comme le lecteur potentiel de la monotonie de sa vie trop bien rangée. Il a cependant une valeur particulière, comme témoignage de la cassure incompréhensible et scandaleuse mais tellement excitante qui vient de s’opérer dans ce monde de vivants bien policés. Le cadavre est d’abord un problème, la terreur qu’il devrait susciter, puisqu’il s’agit d’une mort violente d’origine inconnue, est immédiatement effacée derrière l’emprise d’un questionnement : qui l’a fait ? L’angoisse de mort se déplace dès lors sur l’angoisse de ne pas savoir. Il faut savoir pour juguler le risque, mais savoir et surtout faire savoir que l’on sait, c’est aussi courir un danger maximum.

Le scénario christien est à peu de chose près identique d’un roman à l’autre et se formule ainsi : “On découvre un cadavre.” La découverte implique un tableau fixe, comme le mort lui-même, dont aucun élément ne devra être déplacé puisque bien souvent c’est de sa géométrie même que jaillira la solution de l’énigme. Tout est donc posé comme un problème de mathématiques pour lequel on ne posséderait au départ que des données insuffisantes pour le résoudre. Comme j’en ai proposé l’hypothèse dans Meurtre familier (Mijolla-Mellor, 1995), tout le scénario christien est bâti sur un même fantasme indéfiniment réélaboré, formulable comme un fantasme originaire, en l’occurrence celui d’une scène primitive interprétée comme un meurtre, et susceptible d’être rapproché dans sa forme de On bat un enfant (Freud, 1919). Partant de la trame romanesque (“On”, l’assassin momentanément anonyme, tue beaucoup de personnes ), similaire à l’anonymat de celui qui bat l’enfant, il est aisé de considérer que le “Je” se cache derrière une telle multiplicité de victimes. La seconde phase est donc celle où le sujet est seul véritablement menacé, ce qui justifie qu’il s’intéresse si vivement à l’action. La troisième phase, mais en fait la phase originelle du fantasme refoulé, est celle de la scène primitive sadique où le rapport sexuel est interprété comme un meurtre de la mère par le père ou, éventuellement, l’inverse.
Ainsi la formule se décline comme :

  1. Mon père tue ma mère
  2. Mon père me tue
  3. On tue beaucoup de personnes

Au début de son Autobiographie, Agatha Christie note : “Faire partie de quelque chose qu’on ne comprend pas du tout est je pense l’un des problèmes les plus intrigants de la vie” (op. cit., p. 12). Pouvoir en parler en termes de “problème” est déjà une manière de maîtriser le débordement d’angoisse que suscite la révélation d’un inconnu menaçant, constitutif de ce que l’on tenait pour familier et assuré. Mais, surtout, ce problème est extra-ordinairement érotisé. Lorsque les vieilles dames qui s’ennuient entendent parler d’un meurtre dans le village, leur libido se réveille, et l’excitation croît jusqu’à l’issue finale où tout peut être compris. Le meurtrier lui-même hérite de tous les traits impitoyables de l’enfant narcissique omnipotent et il en devient de ce fait banal car c’est bien ce fonds commun de la cruauté qu’Agatha Christie déploie avec art d’un roman à l’autre.

Ruth Rendell ou l’indifférence de l’horreur

Mon second exemple porte sur un roman de Ruth Rendell, L’Analphabète, dont je rappelle brièvement la trame : ce roman, paru en 1977 sous le titre beaucoup plus évocateur de A judgment in stone, a été porté à l’écran dans une adaptation intitulée La cérémonie. L’intrigue est résumée dès la première page : “C’est parce qu’elle ne savait ni lire ni écrire qu’Eunice Parchman tua les Coverdale.” Le lecteur est donc averti de l’issue d’un déroulement qui lui est présenté avec une logique implacable. L’incompréhension réciproque des protagonistes est constante et, tout au long du roman, elle nous est décrite comme un fait de la vie quotidienne où chacun semble incapable d’entrer en rapport avec l’autre autrement que de manière convenue. Des univers intimes juxtaposés, de bons ou de moins bons sentiments et des personnages évoluent sans heurts ou presque, tout rapprochement engendrant une position de repli. La situation ne deviendra explosive que lorsque la proximité sera devenue insupportable. Eunice Parchann, femme de ménage chez les Coverdale, famille bourgeoise aux idées qu’on dirait “de gauche”, réussit en effet à cacher sa tare, l’analphabétisme, aux yeux du monde jusqu’au moment où Mélinda, la fille de la famille, animée par la générosité qu’elle puise dans sa contestation d’adolescente, et sans cesse en train d’envahir sans le savoir le territoire d’Eunice, va découvrir l’incroyable ignorance de celle-ci et surtout l’interroger à ce sujet.

L’intérêt du roman de Ruth Rendell est de montrer non seulement le caractère “apathique” au sens de l’absence d’émotion qui caractérise celle qui va devenir meurtrière, mais surtout d’affirmer l’enchaînement inéluctable des faits qui ne pouvaient que conduire au dénouement tragique. Tout est en permanence reconstruit après-coup : que se serait-il passé si Eunice n’avait pas rencontré son amie Joan Smith qui croit être le bras des armées de Dieu ? Est-ce que Eunice aurait pu quitter la famille Coverdale autrement que par ce quadruple meurtre ? Est-ce que son analphabétisme aurait pu demeurer secret, ou est-ce qu’elle aurait pu continuer de croire qu’elle le cachait ? Toutes ces questions qui scandent le roman ont pour fonction de mettre le lecteur face à l’évidence de l’incommensurabilité de la cause et des effets. Nul hasard en effet, mais une addition de causes qui simultanément expliquent et rendent incompréhensibles les effets parce que ceux-ci, pour être compris, nécessiteraient une cause qui soit suffisante.

Si le meurtre est le résultat de la haine destructrice, ou si la souffrance de la victime répond au plaisir sadique du bourreau, cause et effet apparaissent proportionnels. A l’inverse, dans la situation décrite par l’auteur, la causalité s’effiloche dans la banalité quotidienne, et c’est en cela que le véritable affect de l’œuvre s’avère être la cruauté, au sens d’une force qui transcende les histoires individuelles. Eunice aurait pu apprendre à lire, mais elle récuse dès l’enfance tout intérêt à cet égard et le convertit en une passion obsessionnelle pour l’ordre. Passion insuffisante lorsque le manque à savoir, l’échec de la sublimation pulsionnelle se dévoilent, précipitant l’acte meurtrier dans toute sa cruauté. Ruth Rendell, dans cette nouvelle comme dans d’autres, porte au paroxysme la froide description de l’horreur, l’indifférence dans l’absence de sens.

Patricia Cornwell ou la dilacération légalisée

Chez Patricia Cornwell, l’atmosphère est beaucoup plus morale. Selon un modèle américain désormais établi, l’énigme se présente sous le nom du Mal. L’héroïne, jeune femme, médecin légiste de son état, va s’y attaquer non seulement avec les ressources de son intelligence et celles de sa nièce, une surdouée de l’informatique, mais surtout avec son attirail de scalpels. Cette jeune femme en effet vit une véritable passion, au sens courant de l’hyper-investissement d’une activité, limitant sa vie, à peu de choses près, aux investigations post mortem auxquelles elle se livre sur les cadavres qui constituent autant de traits d’une étrange union entre elle et le tueur sadique, au point qu’elle en vient à s’aviser qu’il pourrait bien les lui offrir comme un chat rapporte une souris à son maître ou un enfant ses dessins à sa mère ! Le caractère scandaleux tient à la reconnaissance de la jouissance éprouvée par l’assassin, à partir des traces qu’il laisse sur le corps des victimes15. Le viol n’est que l’un des aspects de la violence imposée, et les mutilations, leurs formes, leurs significations symboliques, les détails du scénario de torture et enfin la manière dont l’assassin a disposé du cadavre, voire la posture dans laquelle il l’a abandonné, vont être interprétés comme signes d’un plaisir de l’assassin, redoublé de celui que l’enquêteur lui suppose en imaginant l’impuissance et la rage à laquelle il se trouve réduit lui-même, confronté comme témoin ayant à s’identifier pour comprendre. On conçoit qu’il lui faille récuser le trouble auquel cette identification pourrait le conduire, s’il ne prenait garde de s’en affirmer dissocié à tout instant. La nécrophilie constitue ici un lien intime et mystérieux entre les deux versants antagonistes mais réversibles du Bien et du Mal, et le parcours criminel est refait en sens inverse par le médecin légiste en réitérant la violence faite au corps de la victime. Celle-ci sera minutieusement décrite, roman après roman, avec une complaisance et un luxe de détails qui s’autorise de sa visée légale pour ouvrir à la cruauté l’intérêt du lecteur16.
Chaque roman ajoute une circonstance particulière à la trame unique indéfiniment décrite. Dans un cas il s’agira d’une autopsie réitérée sur un corps qui a été entre-temps enterré, l’exhumation introduisant une dimension de viol supplémentaire ; dans un autre17, la proximité du meurtre atteindra son maximum puisque le médecin légiste attend que le condamné à mort (un tueur en série bien sûr) soit exécuté pour pratiquer l’autopsie. Le cadavre lui arrive encore chaud, directement de la chaise électrique à la table d’autopsie, cependant que l’héroïne affirme pour elle-même et pour le lecteur combien elle déteste attendre qu’un homme meure pour enfoncer son bistouri dans une chair aussi chaude que la sienne (sic). Ailleurs, c’est la boîte de scalpels neuve offerte par un membre de sa famille en cadeau de Noël qui sera dérobée au médecin légiste par l’assassin, pour des fins que nul n’ignore. Si les romans de Patricia Cornwell rencontrent cet intérêt chez le lecteur qui les a hissés au rang de bestsellers, c’est parce qu’ils lui offrent, en toute bonne conscience, une ouverture sur la passion du crime, c’est-à-dire la fascination qu’il opère chez tout sujet. Bien loin de chercher à dénouer une énigme, le lecteur est invité à y pénétrer toujours plus avant, et l’accumulation de détails ne fait qu’épaissir ce mystère que Nietzsche exprimait en ces termes à propos de celui qu’il nomme le “pâle criminel”: “Il avait soif du bonheur du couteau.”18. Pour le médecin-légiste en revanche, la lutte est infinie et le mystère se creuse au fur et à mesure des romans dont l’imagination s’épuise à produire des images qui nécessairement s’affadissent quand l’effet de surprise est passé. Aucune autopsie ne livrera le mystère du Mal, et la cruauté vient ici rattraper insidieusement la pulsion de savoir.

Pour conclure

Lorsqu’Antonin Artaud (1964) revendique un “théâtre de la cruauté”, il l’oppose à un théâtre psychologique décadent qu’il fait remonter à Racine et déplore que l’action immédiate et violente se soit réfugiée dans des genres mineurs tels que le cinéma, le music-hall ou le cirque. Action et cruauté sont pour lui synonymes, déchaînement qui s’oppose à la pensée comme la sensation au langage et au symbolique en général. Cette action extrême est corrélative d’une disproportion entre ce que vit le sujet et ce qu’il est capable de gérer, conduisant ainsi à une destruction où toute sensation disparaît. Ainsi se manifeste en nous l’idée d’un conflit perpétuel, un spasme qui s’élève contre notre état d’êtres constitués. Mais on aurait tort de croire que cela implique du sang versé, une chair martyre… Pour Artaud, le plus important est le sentiment de l’inéluctable, l’imposition, nécessairement violente pour l’individu, d’une force qui le dépasse, et c’est bien cette cruauté là, comme je l’ai précedemment évoqué, que met en scène Ruth Rendell avec le personnage d’Eunice Parchmann.

Action extrême inéluctable, la cruauté se confond ici avec le mouvement même de la vie, telle qu’elle implique pour son développement les morts individuelles et indifférentes. L’ Eros d’Artaud, cruel puisqu’il brûle les contingences, est semblable au Thanatos de Freud au moins dans ses conséquences pour l’individu qui s’y efface dans le non-sens. Cette cruauté exsangue, retour à la matière non vivante des origines, comment tenter de la figurer si ce n’est par ces figures archaïques qui nous ont précipités au monde ?
Je terminerai en disant que la pulsion cruelle ne rejoint le féminin que pour autant que tout sujet, homme ou femme, identifie la Nature à une mère toute-puissante, indifférente, dispensatrice dans un même geste de vie et de mort. Le geste cruel du criminel de “sang froid” n’est tel qu’à tenter de s’emparer d’un tel pouvoir, mais à échelle beaucoup plus modeste même si le meurtre se fait alors “en série” et donc illimité dans son voeu.

Notes

  • [1-12] Cf. S. de Mijolla-Mellor, Le plaisir de pensée, Paris, PUF, 1992, p. 145 sq, concernant le fantasme musilien de l’acte de pensée comme une vivisection.
  • [2-13] A. Artaud, Le théâtre et son double, Paris, Gallimard “Folio”, 1964, p. 158.
  • [3-1]
    Cf. Minutes de la Société Psychanalytique de Vienne, le 6 novembre 1907. Freud intervient pour dire que “la composante cruelle est “masculine””. Il est vrai qu’il ajoute qu’elle existe aussi chez la femme et qu’il n’y a pas fondamentalement de différence entre l’inconscient de l’homme et celui de la femme.
  • [4-5] Ou plutôt “qui faisait”, les habitudes à cet égard étant en rapide évolution.
  • [5-8] S. Freud, “Dostoïevsky et le parricide”, (1928b), “Deux traits sont essentiels chez le criminel : un égo-centrisme illimité et une forte tendance destructrice”.
  • [6-9] Ce qui est le cas, en revanche, au niveau fantasmatique pour le sang de la rupture de l’hymen.
  • [7-10] S. de Mijolla-Mellor, Le besoin de savoir, Paris, Dunod, 2002, chap. 1.
  • [8-11] P.prénom Bidou, Le mythe de Tapir Chamane, ville+éditeur+date, p. 196. Cf. aussi F. Héritier-Augé, Masculin/Féminin, t. I, p. 234.
  • [15] On pourrait risquer un rapprochement avec l’activité des “taggeurs”. A un degré moindre certes, le plaisir de laisser sa marque s’allie avec celui de détruire, salir, détériorer. La trace est elle-même énigmatique, destinée à captiver et à faire peur à ceux qui la subissent dans l’impuissance.
  • [16] “N’importe quel anatomopathologiste honnête reconnaîtra que les artefacts laissés par une autopsie sont affreux. Rien n’est plus frappant que l’incision en “Y” laissée lors d’une analyse post-mortem puisque son nom indique clairement sa nature. Le scalpel part de chaque clavicule pour rejoindre le sternum. De là, il descend tout le long du torse jusqu’au pubis après avoir contourné le nombril. De surcroît, l’incision que l’on pratique d’une oreille à l’autre à l’arrière du crâne avant de pouvoir scier la boîte crânienne n’est pas non plus très jolie à voir” ( P. Cornwell, The body farm, trad. fr., >La séquence des corps, Paris, Masque, 1995).
  • [17] Cruel and unusual, trad. fr., Une peine d’exception, Paris, Masque, 1994.
  • [18] Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, Gallimard “Poche ”, p. 50.