L’enfant, l’adolescent et le deuil
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L’enfant, l’adolescent et le deuil

Le paradoxe est d’emblée posé par B. Bensidoun : c’est souvent à partir des deuils de l’adulte que sont pensés les deuils de l’enfant, alors que ce sont les pertes de l’enfance qui préparent celles de l’adulte… La première perte de l’objet qui permet la rencontre de l’altérité, la perte des représentations parentales de la petite enfance, le travail de deuil de l’enfance à l’adolescence : toutes ces pertes, synonymes de croissance psychique, conditionnent les deuils que l’adulte traversera. Ainsi, pour aborder les conditions de ce travail de deuil, B. Bensidoun pose la question du statut de la réalité et de la représentation chez l’enfant. Comment l’enfant peut-il se représenter cet écart entre la perte de l’objet et l’objet de la perte ? Sur une toile de fond winnicottienne, B. Bensidoun déroule son propos suivant ce fil conducteur. 

À partir de Freud

Incontournable est la définition du deuil que Freud donne dans Deuil et mélancolie, 1917 : « Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction venue à sa place, comme la patrie, la liberté, un idéal ». C’est un processus, un travail à accomplir : « Je crois qu’il n’y aura rien de forcé à se le représenter de la façon suivante : l’épreuve de réalité a montré que l’objet aimé n’existe plus et édicte l’exigence de retirer toute la libido des liens qui la retiennent à cet objet… Ce qui est normal c’est que le respect de la réalité l’emporte. Mais la tâche qu’elle impose ne peut être aussitôt remplie. En fait, elle est accomplie en détail, avec une grande dépense de temps et d’énergie d’investissement, et, pendant ce temps, l’existence de l’objet perdu se poursuit psychiquement ».

L’objet aimé n’existe plus, et les trois temps d’un processus de deuil accompli sont ainsi : acceptation de la réalité, intériorisation de l’objet, désinvestissement de l’objet perdu et apparition de nouveaux investissements.

Parce que la perte d’un objet parental met en danger la créativité, au sens winnicottien, B. Bensidoun fait un retour sur Au-delà du principe de plaisir, 1920, où Freud interprète le jeu de la bobine de son petit-fils Ernst. Seul dans sa chambre, Ernst joue à lancer au loin une bobine attachée à une ficelle, bobine qui disparaît derrière un rideau. Son intérêt est décuplé quand la bobine réapparaît. Ce jeu de « disparition-retour » serait une façon pour l’enfant de mettre en scène les disparitions et retours de sa mère et par là même de devenir actif par rapport à cet évènement au lieu de le subir. Le jeu ayant une fonction symbolique, c’est un moyen d’accès au vécu psychique de l’enfant, et le vécu douloureux de la séparation se reproduit symboliquement de façon répétitive. La joie des retours joués permet de supporter l’attente du retour réel. L’accent est également mis sur la composante agressive anale et le besoin de maîtrise qui l’accompagne, avec une transformation de la passivité réellement subie en activité sur le plan du jeu. De plus, le jeu peut évoquer l’expression d’une sorte de vengeance que l’enfant abandonné par sa mère serait en droit d’éprouver : « Eh bien, alors, va-t’en ! Je n’ai pas besoin de toi ».

Dans le travail analytique qui s’engage avec ses petits patients ayant perdu un parent, B. Bensidoun joue à la bobine : pour tenter de représenter l’irreprésentable et que le processus de deuil puisse se vivre, il instaure un espace tiers où un équivalent de ce jeu, preuve continue de la créativité, prend place, au fil des rencontres.

Perdre pour grandir

Les enfants n’ont pas les mêmes relations avec la réalité que les adultes, car le sens de leur réalité n’est pas suffisamment établi. Et comme nous le rappelle R. Roussillon, la symbolisation et plus généralement, l’activité représentative est référée à la question de l’objet perdu. Ce sont les manques et les absences qui font naître dans la psyché les premières représentations de l’objet, ambivalentes, car elles portent à la fois la marque des souffrances de la frustration et celle des satisfactions que l’objet

maternel finit toujours par apporter. L’objet du dehors est perdu, on le retrouve au-dedans grâce à l’activité représentative, à l’introjection.

Le passage de l’adolescence et la nécessité de séparation venant mobiliser des angoisses de perte, Lara, 11 ans, vit une crise d’adolescence aigüe, elle est en conflit permanent avec ses parents, surtout son père. Elle commence une thérapie. C’est au moment où se profile un certain apaisement qu’elle apprend la maladie de son père. Il décèdera peu de temps après. La jeune fille va alors traverser le processus de deuil dans un partage d’affects1 avec B. Bensidoun. Elle parlera de son chagrin et de sa culpabilité, se sentant responsable de la mort de son père. Soumise impuissante aux transformations de l’adolescence, et face au deuil de son père, la réalité s’impose : tout s’arrête un jour pour tout le monde. « à quoi bon vivre ? » Elle a tout perdu, elle a perdu le sentiment continu d’exister. Cette période dura un certain temps. Puis… Ayant développé un grand intérêt pour la photographie – son père lui avait offert un appareil photo – Lara trouva un moyen de retrouver son père dans la relation transférentielle. Elle se remit à la photo, montrant les clichés à B. Bensidoun. Passage du noir et blanc à la couleur, les photos prirent vie.  

La créativité au service du processus de deuil

Dans Jeu et réalité, Winnicott écrivait que pour qu’une vie soit riche, elle devait être animée par la créativité primaire.

Dans la phase précoce de l’existence où la mère et le bébé ne font qu’un, indissociables l’un de l’autre, l’enfant a l’illusion qu’il est le monde et que le monde est sa mère. Cette illusion est entretenue par la mère « suffisamment bonne » présentant le sein au bébé de façon régulière. Elle lui offre l’illusion de son omnipotence, l’expérience du « trouvé-créé ». Pour que cette expérience puisse se vivre, la mère « suffisamment bonne » doit être fiable et prête à mettre à la disposition de son enfant ce qu’il s’apprête à créer. 

Cette phase de la relation précoce mère-enfant peut passer tout à fait inaperçue lorsque tout se passe bien.  La mère s’adapte activement aux besoins de l’enfant. Progressivement, dans leur accordage, l’adaptation se cale à mesure de la capacité de l’enfant à faire face à la défaillance de celle-ci. La créativité primaire est la résultante du vécu de cette expérience.

Lorsque l’enfant doit faire face à un deuil, c’est aussi la famille qui est atteinte dans ce deuil. Il est alors parfois très difficile pour l’adulte d’être à l’écoute de son enfant.

L’aire transitionnelle du jeu :  synonyme de symbolisation

La perte de l’objet parental met en danger la créativité, et l’énergie dépensée dans le travail de deuil rend indisponibles les forces nécessaires pour grandir. Il y a interférence entre la croissance et le travail de deuil. Winnicott écrit que « La psychothérapie se situe en ce lieu où deux aires de jeu se chevauchent, celle du patient et celle du thérapeute. En psychothérapie, à qui a-t-on affaire ? à deux personnes en train de jouer ensemble. Le corollaire sera donc que là où le jeu n’est pas possible, le travail du thérapeute vise à amener le patient d’un état où il n’est pas capable de jouer à un état où il est capable de le faire. » 

Avec l’histoire de Colin, 5 ans, B. Bensidoun illustre la façon dont l’enfant retrouve une position active. Prostré et rempli de douleur dans les premiers temps de la thérapie, les propositions de jeu de B. Bensidoun restent sans réponse. Colin reste allongé et mutique, faisant vivre à B. Bensidoun un silence de mort. Le temps passe et le thérapeute « survit » à ce long moment de prostration. Colin se remet à jouer.

C’est la créativité primaire qui est en jeu dans la capacité de l’enfant à entamer un processus de deuil, capacité évidemment altérée par la perte. Alors, à la manière de la « mère suffisamment bonne » qui place le sein là où l’enfant est prêt à le créer, le thérapeute place la réponse ou la présence de l’objet de transfert là où l’enfant est prêt à le rencontrer. L’intervention de l’analyste permet un espace tiers qui remet en mouvement l’activité représentative de l’enfant.

Cette tiercéité, contenue dans la transitionnalité, apparaît comme le processus qui permet à l’humain de s’extraire de la passivité. Les enfants, par le jeu, ont cette capacité que les adultes perdent ou ont oubliée. Il aura fallu presque 50 ans au dessinateur J. L. Tripp pour figurer l’irreprésentable. Il a 18 ans lorsque son petit frère, Gilles, 11 ans, meurt. Alors qu’il tient la main de son frère, ce dernier est percuté par une voiture. Dans la bande dessinée « Le petit frère », il raconte le vécu traumatique de cette perte : la sidération, le choc, la douleur, la tristesse, la culpabilité, la colère… l’apaisement. 

Et quand tu seras consolé, 

On se console toujours,

Tu seras content 

De m’avoir connu.


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A. de Saint Exupéry, Le petit prince, 1943, cité dans Le petit frère de J. L Tripp

Notes

1. C. Parat, « L’affect partagé », Revue Française de Psychanalyse, 2013/2

Pour aller plus loin

M-F. Bacqué, M. Hanus, (2000), Le deuil, Que sais-je, PUF

C. Parat, (2013/2), « L’affect partagé », RFP

B. Bensidoun, (2012/2), « L’interprétation « suffisamment bonne » : jouer, créer, interpréter », RFP

R. Roussillon, (2016/3), « Pour introduire le travail sur la symbolisation primaire », RFP

D.W. Winnicott, (1971), Jeu et réalité, Gallimard

J.L. Tripp, (2022), Le petit frère, Casterman