Dans cet entretien, Pascal-Henri Keller revisite pour nous son cheminement de pensée sur la question psychosomatique, inspiré par une trentaine d’années de pratique clinique et de recherches psychanalytiques. Soucieux d’éviter la tentation d’une modélisation préétablie du psychisme, il rappelle l’impératif du psychanalyste : rester au plus près du discours de son patient. Propos recueillis par Jérémy Tancray.
Carnet Psy : Pascal-Henri Keller, vous vous intéressez à la question psychosomatique depuis les années 1990. Avant d’en venir à la singularité de votre approche qui se distingue du modèle proposé par l’École (psychosomatique) de Paris, pouvez-vous expliquer aux lecteurs du Carnet Psy les circonstances qui vous ont mené à cet aspect de la psychopathologie ?
Ces circonstances paraîtront assez banales aux psychanalystes, puisqu’elles remontent à mon enfance. Avant l’âge de dix ans, j’ai le souvenir de plusieurs hospitalisations de mon père, dont j’entendais dire : « il saigne », alors que je n’observais jamais la moindre trace de sang sur lui. Et pour cause : c’est son ulcère à l’estomac qui saignait. D’autres manifestations corporelles intrigantes, en surface ou en profondeur, intervenues chez d’autres membres de ma famille, ont continué à stimuler ma curiosité et marqué mon esprit pour toujours. Plus tard, mes études de psychologie ont encadré une formation de kinésithérapeute entre 1974 et 1980, rendant nécessaire pour moi d’approfondir la jonction corps-psychisme. Devenu masseur-kinésithérapeute à l’hôpital, je ne pouvais plus considérer séparément le corps et la vie psychique des malades. Recruté ensuite comme psychologue en psychiatrie, il m’est devenu impossible d’ignorer les événements corporels survenant chez les patients, sous une forme ou une autre. Pour le dire simplement, dès le début de ma vie professionnelle, j’ai donné priorité à la parole des patients qui m’étaient confiés, soit pour des problèmes médicaux soit pour des difficultés d’ordre psychiatrique. J’ai peu à peu placé les dires de ces malades au premier plan de mes préoccupations de soignant, et mis au second plan la nécessité de les faire correspondre avec les références théoriques qui m’avaient été enseignées.
Pourtant, c’est sur la voie universitaire que vous avez cheminé…
Oui, une première rencontre avec la Poterne des Peupliers¹ n’ayant rien donné, j’ai en effet délaissé cette formation psychanalytique en psychosomatique pour avancer sur la voie de la recherche universitaire. Ma priorité était la dimension clinique en psychologie, sans négliger pour autant les réalités corporelles et médicales. Cette position n’a guère varié au fil de ma carrière d’enseignant-chercheur et mon investissement dans la recherche clinique universitaire l’a même confortée. Lors des échanges entre collègues universitaires/psychanalystes, venus de courants et de sociétés psychanalytiques différents – Société psychanalytique de Paris (SPP), Association psychanalytique de France (APF), Espace analytique, Quatrième groupe, etc. –, en France ou en Europe, j’ai constaté à quel point le terme « psychosomatique » était largement utilisé dans nos échanges scientifiques, mais aussi qu’il désignait des réalités très différentes, sur le plan théorique et clinique. Aujourd’hui, même si c’est lentement, on voit bien que cette situation évolue.
À quelles évolutions faites-vous référence ?
Jusque dans les années 2000, à propos des personnes souffrant de troubles somatiques avérés, on parlait de patients « somatisants » qui, selon les écoles, étaient considérés, soit comme peu intelligents – on se souvient de la malheureuse formule « le symptôme psychosomatique est bête » (Pierre Marty) –, soit sans imagination (Sami Ali), soit encore « alexithymiques » – littéralement : « privés de mots pour dire leurs émotions » –, soit comme des sujets dont les signifiants de la filiation fonctionnaient mal, etc.
Une fois ce constat établi, j’ai cherché d’autres pistes où engager des
recherches renouvelées sur le plan psychosomatique. J’ai alors approfondi la notion mise au point par Jean-Louis Pedinielli, membre de mon jury de thèse, qui parlait du « travail de la maladie », par analogie avec le « travail de deuil » décrit par Freud (1917) dans Deuil et mélancolie. Cette notion correspond au processus psychique qui s’engage à la perte d’un être cher ou d’un objet d’attachement. Cette idée d’un psychisme qui se mettrait au travail pour donner du sens à un phénomène corporel inattendu, douloureux et inquiétant, qui prive le sujet de sa liberté corporelle, m’a semblé plus heuristique que le précédent.
Avec mes patients, j’ai alors cessé de rechercher un « défaut » de leur appareil psychique et j’en ai profité pour relire le passage de L’Interprétation des rêves sur l’appareil psychique, dans lequel Freud prend bien soin de préciser qu’il s’agit d’un simple modèle qui permet au psychanalyste de « rester sur le terrain psychique ». La suite de sa réflexion est connue : à partir de son modèle théorique de l’appareil psychique, il nous invite à construire autant d’hypothèses que nous le voulons, mais à deux conditions : conserver notre esprit critique et ne pas prendre notre échafaudage théorique pour le bâtiment qu’il se contente d’entourer. Il ajoute que nous n’avons besoin que de représentations auxiliaires pour nous rapprocher d’un fait inconnu. En l’occurrence, si l’actuel phénomène psychosomatique correspond à un « fait inconnu », alors les théories qui nous en approchent nous interdisent de prendre ces représentations pour le réel de l’édifice, c’est-à-dire l’ensemble du « bâtiment » psychocorporel.
Pouvez-vous développer pour nos lecteurs l’hypothèse que vous avez élaborée au fil de ces années ?
Ayant étudié de près le courant psychosomatique, j’ai fait l’hypothèse que ses théories avaient été construites sur la formalisation de l’« appareil psychique » conçu par Freud en 1900. En psychosomatique, on considère les défauts de cet appareil, par analogie avec ceux des autres « appareils » de l’organisme. Les théories psychosomatiques divisent le psychisme comme la médecine divise l’organisme (appareil digestif, respiratoire, circulatoire, etc.). Pour comprendre ce qui dysfonctionne, elles supposent à l’appareil psychique un état « normal », homéostatique, où besoins et satisfactions sont équilibrés. Dans les années 1990, j’ai montré comment, à partir du dysfonctionnement supposé de l’une ou l’autre des composantes de cet appareil, ces théories ont modélisé la survenue de maladies psychosomatiques. Élaborée par Pierre Marty, le fondateur de l’École de Paris, la plus connue de ces théories en France suppose un dysfonctionnement de l’appareil psychique des patients dits psychosomatiques en rapport avec leur préconscient, jugé trop « mince ». La littérature psychosomatique issue de ce courant théorique présente ainsi des modèles de prise en charge qui ont pour objectif d’« épaissir » ce préconscient défaillant. Bien que schématique – ou précisément parce qu’elle l’est – cette représentation défectologique du psychisme a gagné du terrain, au point d’infiltrer les représentations des patients actuels, que ceux-ci consultent ou non pour des motifs dits psychosomatiques. Qu’on le veuille ou non, être en position de psychanalyste impose de s’en tenir à ce que nous dit le patient, et certainement pas à vérifier si ce qu’il dit est conforme, ou non, à une quelconque rationalité médicale.
Selon moi, l’orientation « défectologique » des théories psychosomatiques a pour origine la méconnaissance, par leurs auteurs, de l’ouvrage de Freud le plus déterminant à ce sujet : La Question de l’analyse profane, publié en 1926. Dans ce texte, Freud a pour objectif de défendre Theodor Reik, un psychologue-psychanalyste attaqué cette année-là pour exercice illégal de la médecine. Freud est sans équivoque sur ce plan, en particulier dans sa conclusion, où il affirme que la psychanalyse n’est pas une spécialité de la médecine et qu’il ne voit pas comment l’on pourrait s’obstiner à le nier. Il rappelle que la psychanalyse est une partie, non de la psychologie médicale, mais bien de « la psychologie tout court », son soubassement, voire son fondement. Dans son petit ouvrage, il est clair que Freud se fait le champion de l’indépendance de l’analyse à l’égard de son application médicale.
Merci pour cette clarification de la pensée freudienne. Et qu’en est-il aujourd’hui ?
Nous sommes en 2024 et comme je vous le disais, cette situation a évolué ! L’hostilité qui régnait entre médecine et psychanalyse n’est plus de mise, en particulier grâce aux minuscules et innombrables rapprochements qui se produisent entre elles au quotidien, via les praticiens investis sur le terrain, dans les services de soin, hospitaliers ou les institutions, mais aussi les lieux de rencontre où ils se parlent désormais, sans anathème ni a priori. De leur côté, la plupart des psychanalystes ont adopté vis-à-vis de la médecine ce que mon ami Ducousso-Lacaze appelle une attitude « modeste et pugnace ». Pour continuer à travailler efficacement et de manière pérenne avec les praticiens de la médecine, les psychanalystes ont encore des efforts théorico-cliniques à fournir, ne serait-ce que pour présenter publiquement l’amélioration de cette coopération et de ses résultats. Si le courant de psychosomatique psychanalytique peine à s’inscrire dans cette dynamique, le mouvement Balint, qui s’y est investi avec détermination, est parvenu à installer son dispositif de groupe pluridisciplinaire dans beaucoup de spécialités médicales à travers la France et l’Europe.
D’une manière générale, il me semble que la question du corps connaît aujourd’hui un regain d’intérêt dans le champ de la psychanalyse, y compris chez les cliniciens qui ne travaillent pas directement avec des bébés, des enfants, des adolescents ou des patients souffrant de pathologies non névrotiques (autisme, psychose, etc.) — dans ces champs d’exercice la question du corps est centrale depuis longtemps. Vous qui travaillez ces questions à partir d’une clinique d’adultes, comment comprenez-vous l’intérêt actuel des psychanalystes pour les racines corporelles du moi freudien ?
Je distinguerai deux volets dans votre question : d’un côté les pratiques thérapeutiques et de l’autre les enjeux théoriques. Vous avez raison de souligner qu’actuellement, on observe un regain d’intérêt des psychanalystes pour la question corporelle, en tout cas dans les discours. Mais à quel référentiel est-il rattaché ? Et que change cette évolution dans la pratique psychanalytique au quotidien ? Autrement dit, ce changement s’engage-t-il pour de bonnes ou de mauvaises raisons ? J’observe aussi que, depuis des années, de « nouvelles » psychothérapies affichent ouvertement cette dimension corporelle. Je pense à ces thérapies, décrites et vantées à foison dans la plupart des magazines ou rubriques « psy », où l’aspect corporel est particulièrement mis en avant, pour des motifs davantage marketing que scientifiques.
Selon vous, on pourrait donc assister à une sorte d’effet de mode avec la question de l’articulation corps-esprit ?
Les méthodes qui se développent dans l’univers du soin psychique – pour parler vite – ont intégré peu à peu cette « mode » du corporel. Par mode, j’entends une évolution des pratiques qui tient à autre chose qu’à une véritable découverte scientifique. Pour l’EMDR par exemple, même si ses praticiens multiplient les efforts pour y parvenir, aucune validation scientifique ne permet pour l’instant de confirmer l’hypothèse selon laquelle, après un traumatisme, nos yeux et leurs mouvements (rapides de préférence) auraient le pouvoir d’améliorer, voire de stabiliser le fonctionnement de notre vie psychique, pour un temps long. Pour les psychothérapies assistées par psychédéliques (PAP) également, il n’est toujours pas prouvé que le LSD administré par un médecin psychiatre soit plus thérapeutique – ou moins nocif – que celui fourni par un profane, etc. Qu’une dimension corporelle participe pour partie à l’amélioration de la vie psychique, qui pourrait encore en douter ? Depuis le fameux Mens sana in corpore sano formulé par Juvénal il y a plus de 2000 ans, personne ne conteste le bien-fondé de l’alliage corps/psychisme. Mais, selon moi, les praticiens de ces « nouvelles » thérapies ont trouvé avec le signifiant « corps » une manière de recouvrir leur empirisme fondateur par une sorte de vernis scientifique présentable.
Ces remarques sur ce que je considère comme un usage abusif du signifiant « corps » ont au moins deux motifs. D’une part, ma formation initiale donne à ce signifiant une véritable consistance, dont je conserve la mémoire physique, quasi corporelle, ce qui rend difficile pour moi d’en galvauder l’usage ! D’autre part, mes collaborations professionnelles avec des médecins et des professionnels de santé pendant de nombreuses années m’ont fait découvrir et apprécier la nécessité de parler de nos objets communs avec le plus de précision possible. J’ajouterai un troisième motif : alors que d’innombrables auteurs ont, dès l’origine, soulevé la question des liens entre la psychanalyse et le corps, quelque chose de nouveau se dessine à ce sujet. Au fil des multiples tentatives de ces auteurs, j’ai l’impression qu’il s’agit moins pour eux de trouver une solution aux problèmes posés par ces liens énigmatiques, que d’essayer d’améliorer la manière de les poser, quitte à en complexifier leur formulation à l’extrême.
À lire et à écouter régulièrement ce que les psychanalystes en disent, il me semble que certains ont bien du mal à résister à cette « mode du corps ». De façon générale, y céder les amène à mêler leurs signifiants à ceux des connaissances corporelles actuelles, faisant du mot « corps » un usage métonymique disproportionné. Dans leur discours en effet, la partie du corps qu’ils désignent (les yeux, la respiration ou la digestion, etc.) s’efface le plus souvent au profit du seul signifiant « corps ». Les manifestations de l’angoisse par exemple (la fameuse « boule au ventre ») sont ainsi considérées comme situées dans le corps du patient. Quant aux symptômes de la dépression ou de la phobie par exemple, le « sentiment d’étouffer » devient pour d’autres la participation de « son corps », etc.
Chacun sait à quel point les tentations sont grandes, pour nous psychanalystes, de « flirter » avec ces objets de la médecine ! Accompagner nos patients avec leurs angoisses ou leurs périodes dépressives suppose de rester attentifs, curieux d’inédit, centrés davantage sur leur univers psychique que sur les effets supposés de la prescription de produits psychoactifs. Psychologues ou médecins ayant renoncé à prescrire, nous accordons une attention singulière à la complexité de l’univers psychique, en particulier à leur engagement transférentiel. De toute façon, l’attention que nous leur portons (ce qu’ils/elles sont, leur histoire, leurs rêves, leurs investissements, y compris leur transfert, etc.) est tellement singulière et d’une telle complexité que si, de surcroît, nous devions nous intéresser aux cibles neuronales des anxiolytiques, antidépresseurs ou de tous les autres produits psychoactifs consommés en psychiatrie, nous n’y parviendrions pas. Et je ne mentionne pas leurs effets secondaires, connus ou méconnus, contrepartie de l’irruption de ces molécules dans l’équilibre sophistiqué des innombrables circuits de notre système nerveux central humain. En hôpital psychiatrique, la situation requiert du psychanalyste une attention spécifique, exigeante et même inventive, à côté du travail des prescripteurs et des soignants.
Auriez-vous un exemple clinique à partager avec nous ?
Je me souviens de cette patiente psychiatrique qui avait mis le feu à sa maison, hospitalisée dans le service où je venais d’être recruté. Diagnostiquée « mélancolique », elle était mutique, enfermée dans une chambre au rez-de-chaussée du service, sans lumière à sa demande. J’étais à l’époque inexpérimenté mais confiant et j’avais proposé au chef de service qui la suivait sur le plan médical de m’en occuper sur le plan psychologique. Avec son accord, je suis allé me présenter à elle, en lui disant que j’étais psychologue et que, humainement, je ne supportais pas de la savoir enfermée dans le noir en permanence sans personne à qui parler, comme une prisonnière. Je lui ai donc annoncé que je viendrai la voir tous les jours et que je resterai présent un moment, même si elle restait silencieuse. Ce que j’ai fait. Tous les matins, ma journée de travail commençait de la même façon : après avoir frappé à sa porte et dit quelques mots de salutation, j’allais m’asseoir à côté d’elle sans rien ajouter. Ce rituel a duré 3 ou 4 semaines avant qu’un matin, elle me demande s’il faisait beau dehors. J’ai répondu en lui proposant d’entrouvrir les volets, ce qu’elle a accepté.
Chaque matin, nous avons échangé quelques mots supplémentaires, jusqu’au jour où elle m’a demandé si je savais pourquoi elle était là. Je lui ai dit que le service avait une version, mais que je préférais entendre la sienne. Petit à petit, elle m’a appris qu’au cours d’une période de grande tension avec son mari, elle avait mis le feu à leur maison, une longère située aux limites du département. Sans que je la questionne, elle m’a expliqué qu’en mettant le feu à l’extrémité de la maison où était la cuisine, elle s’en prenait au bien de son mari, alors que la chambre des enfants était située à l’autre extrémité, et qu’ils ne risquaient rien. Le service, très préoccupé jusque-là par la potentialité infanticide de ce geste incendiaire, a engagé avec cette patiente un travail de réhabilitation sociale et psychologique. À partir de là, ses enfants ont pu reprendre contact avec elle et le service social commencer à préparer pour elle une sortie à terme.
Vous avez travaillé également sur le thème de la dépression. Pouvez-vous nous en dire un mot et, peut-être, réfléchir avec nous ici à ce qui pourrait converger avec votre intérêt pour la question psychosomatique ?
Je vous répondrai en deux temps. D’abord, comme pour la question psychosomatique, je dirais que c’est le travail pionnier de Freud qui permet de s’orienter dans le domaine immense de la dépression. Par exemple, il est frappant de constater que Deuil et mélancolie commence par un exposé modeste où il souligne qu’il n’y a pas de véritable unité clinique de la mélancolie, et que l’on ne sait pas s’il s’agit d’une affection somatique ou psychogène. Il renonce par ailleurs à faire du deuil une maladie, pour la seule raison, dit-il, que « nous savons si bien l’expliquer », autrement dit, pour avoir déjà connu nous-mêmes cet état. Si les recherches menées pour mes deux ouvrages sur la dépression (Keller, 2013, 2016) font appel aux travaux pionniers de la psychanalyse – Karl Abraham avec la psychose maniaco-dépressive, Melanie Klein et la position dépressive, etc. – , c’est pour mieux les relier à des travaux plus contemporains : Fédida et les « bienfaits de la dépression », André Green et le « complexe de la mère morte », etc.
À plusieurs décennies de distance, on voit bien que la cohérence théorique et clinique de ces auteurs permet de mieux penser, aussi bien la souffrance dépressive singulière que sa continuité depuis des siècles, d’une société et d’une culture à une autre. J’ai d’ailleurs été saisi par l’autocritique à laquelle se livrent certains scientifiques lorsque, après des décennies de tests d’efficacité des antidépresseurs sur les animaux, ils affirment s’être trompés en prétendant comparer l’immobilité expérimentale animale à celle, existentielle, des personnes véritablement déprimées. L’approfondissement des singularités humaines du vécu dépressif m’a peu à peu écarté de ces recherches sur sa modélisation animale, dont les débuts coïncident avec ceux de la psychanalyse (Watson, Skinner, etc.).
Déployée dans le monde tout au long du xxe siècle, cette modélisation a surtout consisté à mesurer la durée d’immobilisation corporelle de l’animal, pour établir un « critère objectif » de gravité de la dépression, renforçant du même coup la confusion entre corporel et psychique. Sans aller trop loin dans ce domaine, je vous rappelle la tendance qui vise actuellement à médicaliser massivement la vie psychique des enfants pour mieux la court-circuiter. L’objectif est ici de modifier des comportements jugés problématiques à l’aide de produits qui atteignent directement leurs structures cérébrales.
Vous voyez que l’hypothèse « défectologique » du fonctionnement psychique, reprise ici sur le plan biologique avec le fameux chemical imbalence, tente d’établir un déséquilibre supposé (jamais prouvé) dans le cerveau des déprimés. Joanna Moncrieff dénonce depuis plusieurs années dans des publications scientifiques au niveau international, non seulement la fausseté de ce mythe, mais aussi les risques liés à la consommation de ces antidépresseurs (dépendance, risques suicidaires, troubles de la vie sexuelle, etc.). Toujours dans les années 2000, de nombreux travaux avaient représenté pour moi un écho à ces préoccupations. Je pense à Philippe Pignare (2012), ou à François Gonon (2011). Avec ce dernier, qui est spécialiste mondial du système dopaminergique et directeur de recherche au CNRS, nous avons d’ailleurs publié un premier article (Gonon, Keller, 2013) sur le problème des antidépresseurs et du placebo. Trois ans plus tard, nous avons mené une recherche (Keller, Grondin, Tison, Gonon, 2016) au CNRS sur l’utilisation du placebo dans les essais cliniques. Au cours de cette recherche, j’ai été stupéfait de découvrir, dans une étude sur la relation entre prescripteur et receveur de placebo, le commentaire d’un chercheur (Franklin Miller, 2009) qui présentait la notion de « transfert » comme une hypothèse recevable afin d’éclairer le phénomène placebo, toujours énigmatique par ailleurs.
Avec Patrick Landman, vous êtes à l’origine de l’initiative de « Ce que les psychanalystes apportent… » qui réunit des psychanalystes soucieux de défendre l’intérêt de l’approche analytique dans notre société. Pouvez-vous nous parler de cette aventure éditoriale, de son origine, de son développement et, peut-être, de son futur ?
Oui, bien que membre de la SPP, ma disponibilité psychanalytique « atypique » (je n’ai pas dit sauvage !) et mon désir de continuer à mieux faire connaître le travail psychanalytique dans le prolongement de la recherche universitaire, m’a incité à me rapprocher de Patrick Landman en 2018 et à intégrer un groupe de psychanalystes qui, indépendamment de leur école d’appartenance, s’étaient rassemblés pour résister aux furieuses offensives qui nous visaient. Le rapport rédigé collectivement pendant un an s’est intitulé Ce que les Psychanalystes apportent à la société, et il a été publié chez Érès en 2019. J’en profite pour évoquer que ce document – et c’est une première dans l’histoire de la psychanalyse – a été validé et signé par l’ensemble des sociétés françaises de psychanalyse, toutes tendances confondues. Notre initiative a suscité assez d’intérêt chez des collègues psychanalystes et dans le public pour y ajouter d’autres titres.
À l’heure actuelle, il existe plusieurs ouvrages issus de Ce que les Psychanalystes apportent… qui se prolongent dans d’autres domaines : « … à l’université » (avec Alain Ducousso-Lacaze) ; « … aux personnes autistes et à leurs familles » (avec Patrick Landman et Denys Ribas) ; en septembre 2024, un nouveau volume a été publié sous la direction de Bernard Bensidoun et Tristan Garcia Fons : Ce que les Psychanalystes apportent à la pédopsychiatrie.
Vous travaillez actuellement sur un petit essai qui a pour titre « Nous sommes inconscients ». Pourriez-vous nous en dire un mot ?
Comparée à la révolution copernicienne dans le domaine de la pensée, l’hypothèse de l’inconscient est importée dans les esprits, ou du moins à l’intérieur de la relation qu’entretient chacun avec soi-même et ses propres pensées. S’il m’est difficile de résumer ce petit texte, je peux simplement dire que dans la période actuelle, il se veut une sorte de signal, une alerte venue de l’expérience accumulée depuis un siècle et demi par les pionniers de cette révolution. Je le considère simplement comme un bilan, un point d’étape de notre activité professionnelle qui, en dépit des innombrables prophéties annonçant régulièrement sa disparition imminente, continue à se déployer imperturbablement. Ce bilan succinct est celui d’une discipline novatrice, centrée dès l’origine sur la problématique du singulier, et qui s’est dotée d’une méthode relationnelle et rigoureuse. Ce bilan s’enrichit chaque jour de résultats tangibles, précis et accessibles, dans des domaines essentiels : éducation, médecine, santé mentale (psychiatrie et pédopsychiatrie), mais aussi justice et droit, à l’université comme dans des institutions privées. En dehors des sciences humaines et de façon plus large, les psychanalystes jouent un rôle décisif dans la culture où, de manière générale, ils éclairentles passions, les souffrances et les bonheurs des humains, dans la littérature ou au cinéma, au théâtre ou à la télévision, voire en politique…
Note
1. L’hôpital de la Poterne des Peupliers (devenu Hôpital Pierre Marty) a ouvert en 1978. Il est aujourd’hui rattaché à l’ASM 13 et se divise en deux services : l’Unité Pierre Marty (psychosomatique de l’adulte) et l’Unité Léon Kreisler (psychosomatique de l’enfant, du bébé et de sa famille).
Bibliographie
• Gonon, F., 2011. « La psychiatrie biologique, une bulle spéculative ? », Esprit, 2011/11.
• Gonon, F., Keller, P.-H., 2013. « Effets placebo et antidépresseurs : une revue de la littérature éclairée par la psychanalyse », L’Évolution psychiatrique, 78.
• Keller, P.-H., 2013. Lettre ouverte au déprimé, Paris, Dunod.
• Keller, P.-H., 2016. La Dépression, Paris, Que sais-je ?
• Keller, P.-H., Grondin, O., Tison, F., Gonon, F., 2016. « How Health Professionals Conceptualize and Represent Placebo Treatment in Clinical Trials and How Their Patients Understand It: Impact on Validity of Informed Consent», PLOS One, 11(5).
• Miller, F. G., 2009. « The placebo effect: illness and interpersonal healing », Perspectives in biology and medicine 52 (4).
• Pignare, P., 2012. Comment la Dépression est devenue une épidémie, Paris, Éditions de la Découverte.