Devenir Freud

Devenir Freud

Adams Phillips

Editions Editions de l’Olivier, 2015

Bloc-notes

Devenir Freud

C’est en rappelant tous les arguments freudiens qui contestent la possibilité même d’une biographie et en soulignent le caractère toujours  partiel, partial et défensif qu’Adam Phillips ouvre sa réflexion sur l’expérience du jeune Freud. L’auteur, visiting professor à l’université d’York, en littérature, et psychanalyste à Londres, est donc toujours aussi amoureux des paradoxes – comme en témoignent ses ouvrages précédents, Trois capacités négatives (supporter d’être perdu, d’être embarrassé, et d’être impuissant) et La meilleure des vies (sur les vies que l’on regrette de n’avoir pas vécues…) publiés également en français aux éditions de l’Olivier.

Comment Freud est-il devenu Freud ? C’est par la voie d’une anti-biographie qu’Adam Phillips aborde cette problématique qui vise moins à reconstituer l’expérience psychique intime de Freud qu’à situer et décrire le climat social, politique et relationnel qui a rendu possible l’émergence de la psychanalyse et la constitution de la pensée freudienne. Contextuelle, la pensée d’Adam Phillips n’en est pas moins profonde, au contraire. Son développement sur la condition des Juifs d’Europe, souligne la différence entre la génération du père de Freud et celle de Freud lui-même, et met en évidence à quel point la psychanalyse est née d’écarts et de déplacements, science immigrante de gens qui ne peuvent s’installer et qui éprouvent leur propre culture comme étrangère. En même temps, la découverte freudienne est celle d’un père de six enfants que l’on ne peut trop facilement assimiler à l’image romantique d’un génie solitaire. Phillips pourfend le mythe du « splendide isolement » de l’inventeur de la psychanalyse, qu’il interprète comme un fantasme de Freud.

Ce n’est que « suffisamment complètes et détaillées » que les données analytiques sont compréhensibles écrit Freud à Pfister en 1910. Il importe par exemple de se rappeler que la bourgade de Freiberg où naît Freud, en Moravie, située 250 km au nord de Vienne, est presque entièrement peuplée de catholiques, avec une tout petite minorité juive. A. Phillips rappelle la composition de la famille de Freud, et les grandes données du parcours intellectuel de ce dernier, ainsi que les principaux événements familiaux, notam-ment la mort de son père en 1896. Mais les faits ne parlent pas d’eux-mêmes, et rien ne va de soi dans une vie : Freud l’a montré, les faits sont compliqués par le désir inconscient. Freud concevra la psychanalyse comme un projet héroïque, en référence à de multiples grands hommes qui définirent leur temps, alors que lui-même appartient à une génération de juifs dont beau-coup luttent pour leur assimi-lation. Or, à la lumière de la psychanalyse, l’idée même d’héroïsme constitue un essai d’autoguérison de notre vulnérabilité flagrante.

Dans une cure analytique, le patient parle de sa vie, mais la raconte de façon inhabituelle, par fragments, selon ce qui lui vient à l’esprit. Depuis l’existence de la psychanalyse, tous les récits du passé sont suspects, comme l’est en vérité tout ce qui fait notre cohérence et notre plausibilité. Dans ce tableau renouvelé des années de formation et des premiers écrits importants de Freud, la pensée narrative est sans cesse imprégnée des découvertes et convictions freudiennes ultérieures, car l’auteur lit la genèse de la psychanalyse à la lumière de son après-coup. Pour Freud, ses contemporains ne peuvent se remettre de leur enfance, dont ils ont du mal à affronter la complexité. Nous souffrons de nos façons d’éviter nos souffrances (idée brillamment reprise par Nathalie Zaltzman (De la Guérison psychanalytique  PUF, 1999) ; et le plaisir que nous prenons à la sexualité et à la violence, est la souffrance que nous sommes le moins aptes à supporter. « A partir de l’histoire turbulente du déracinement de ses jeunes années, dans une Europe en proie aux transfor-mations » qui aboutirent à deux guerres mondiales et à la volonté nazie d’extermination des Juifs, « Freud allait faire une histoire de la vie adulte avec une histoire de l’enfance, une histoire du développement avec une histoire de l’assimilation, une histoire de la civilisation avec une histoire de l’immigration » (p. 69). L’enfant désirant, et même la sexualité infantile, étaient déjà reconnus et discutés par les médecins spécialisés. Mais c’est le lien que Freud établit entre l’enfance remémorée et les plaisirs et souffrances de l’âge adulte qui fait la spécificité freudienne. Dans l’histoire de l’enfance par Freud, les parents ne sont jamais tout à fait suffisants, le désir est déçu, et le passé toujours excessif. L’enfant est inadapté, soumis à un trauma cumulatif, et l’adulte névrosé est un accidenté de l’assimilation. L’enfance est une histoire d’eux-mêmes que les adultes racontent mais nos souvenirs d’enfance montrent les premières années de notre vie telles qu’elles nous sont apparues après coup. Les souvenirs-écrans sont dès 1899 identifiés par Freud comme des représentations déguisées de désir et non des remémorations documentées et fidèles. La seule chose qui s’approche de la vérité du souvenir est à chercher dans l’invention par Freud du couple formé par le psychanalyste et son patient.

Les informations sur la jeunesse de Freud sont lacunaires. Ses principaux souvenirs sur ses premières années sont des souvenirs de perte : l’arrivée rapide de frères et sœurs successifs (peut-être détermi-nante pour les réactions d’ambition et de rivalité) ; l’emprisonnement pour vol de sa Nania, sa gouvernante catho-lique, au moment où sa mère est absente pour accoucher de sa petite sœur Anna ; le jugement négatif de son père (« On ne fera rien de ce garçon ») lorsqu’à sept ans il se laisse aller à uriner dans la chambre de ses parents ; le récit raconté par le père quand Freud avait dix ans, que Freud reprend dans L’interprétation des rêves : un chrétien avait injurié le père en faisant tomber son bonnet de fourrure neuf, et la seule réplique du père de Freud – « peu héroïque » commente Sigmund –, fut de se baisser pour ramasser son bonnet. Dans chacun de ces souvenirs, un futur doit être élaboré à partir d’une catastrophe.

La psychanalyse serait le compte-rendu freudien de ce que les gens peuvent faire avec l’expérience de la perte du sentiment d’être exceptionnel, d’être un peuple élu et le préféré de la famille… « Freud ne cessa de s’intéresser à la façon dont l’individu moderne devient toujours – et ne devient jamais – unique. Et construit son avenir sur cette carence » (p. 75). La sensibilité de Freud est plus élégiaque que commémorative ; l’hypothèse inconsciente de l’enfant serait d’avoir possédé sa mère et son potentiel de plaisir, et de se sentir continuellement en train de la perdre ; l’expérience du deuil et de nos limites est ainsi sous-jacente au plaidoyer freudien en faveur du plaisir.  Grâce à sa méthodologie scientifique, Freud allait réincor-porer dans une compréhension cohérente tout ce qui déréglait la culture : la sexualité, la violence et leur transformation en symptômes.

Quel futur peut-on récupérer du passé ? Le Freud des Lumières veut croire que ce qu’on a perdu peut être récupéré sous la forme du savoir. Un Freud plus sombre et problématique pense que le sujet humain n’est ni progressiste ni accessible à la raison  et se dresse contre les résistances de ses contemporains à se connaître. La connaissance n’est qu’un médiocre contenant pour la sexualité et la violence… Le Freud qui émerge ainsi d’une enfance juive de son époque, assez banale en un sens, pour entrer dans l’éducation libérale de la Vienne des années 1870 est ainsi habité par des questions fondamentales : qu’ont perdu les Juifs et que peuvent-ils devenir ? Plus largement : que doivent abandonner ses contemporains pour vivre leur vie et que coûte un tel renoncement ? Et du point de vue de la méthode : comment quelqu’un peut-il changer quelqu’un ?

Adam Phillips reprend dans cette perspective les éléments de l’histoire du jeune Freud, grand lecteur, passionné par l’histoire ancienne, adolescent brièvement amoureux de Gisela dont il admire beaucoup la mère, très cultivée, et qui décide de devenir explorateur de la nature, tant il est avide de connaissances et marqué par la pensée de Darwin. Il évoque les aînés et compagnons décisifs Brücke, Charcot, Breuer et Fliess qui lui offrirent une sorte d’institution professionnelle et affective, et dresse un portrait remarquable de celle qui deviendra sa femme, Martha, que Freud rencontre à trente-six ans. Mais le rapport de Freud à la pensée et à l’institution scientifique ne sera pas sans ambivalence. Le savoir commence par une réalisation imaginaire de désir. La psychanalyse sera une tentative scientifique de com-prendre la puissance et l’origine des préjugés. Car l’inconscient est la partie de nous-mêmes qui sabote nos théories sur nous-mêmes et rend éphémères nos convictions, il ne nous laisse pas nous installer… Freud n’a découvert ni la sexualité infantile, ni l’inconscient, ni l’auto-destructivité radicale, mais il a révisé le sens traditionnel de ce que cela signifiait, et il y a ajouté une méthode d’exploration. Le travail du rêve marque la façon dont nous empruntons sans cesse au monde qui nous entoure, tout en nous protégeant de cette immersion par des défenses de survie  (elle-mêmes empruntées à la culture) qui masquent et déforment notre désir.

La suite du livre explore les particularités de l’élaboration freudienne, et plus particuliè-rement les enjeux des cinq grands livres rédigés au tournant du siècle, entre 1898 et 1905 (L’Interprétation des rêves, La psychopathologie de la vie quotidienne, Fragment d’une analyse d’hystérie, Trois essais sur la théorie sexuelle et Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient). L’auteur montre combien la psychanalyse que Freud a pu inventer – emblématiquement représentée par la judéité, la télépathie et les cigares – est, comme son fondateur, d’un statut incertain, comme l’est aussi le lien entre transgression et connaissance, ainsi que l’inventivité incessante d’une sociabilité et d’une communication consciente et inconsciente.

On ne peut que souligner l’intelligence remarquable de la psychanalyse qui sous-tend cette reconstruction passionnante et complexe de la formation et des intuitions du jeune Freud.