Par la notion d’Ego alter, Murielle Gagnebin, membre titulaire de la Société Psychanalytique de Paris et professeur à la Sorbonne nouvelle (Paris III), rend compte d’une expérience très particulière de l’artiste : à un certain moment de son mouvement créatif, l’artiste se sent dépossédé ; il se heurte à la page blanche ou à la toile vierge, ou bien l’œuvre lui échappe, ou même semble se « défaire ». Cette rencontre intime avec l’altérité en soi est toujours déroutante, stupéfiante. Tout se passe comme si quelque Autre s’imposait, devant qui l’artiste ne peut que s’incliner, pour se laisser guider. Nombre de témoignages d’artistes, peintres, cinéastes, écrivains…, viennent tout au long du livre à l’appui de cette thèse.
Certaines œuvres apaisent et bercent le spectateur, d’autres l’émeuvent et le bouleversent, l’éprouvent, voire suscitent une sorte de commotion. Deux registres fondamentaux se dégagent ainsi du commerce avec l’Ego alter. D’un côté, il relève de la découverte, au sein du plus subjectif de la pratique artistique, des contraintes propres aux réquisits de l’art et de la complexité de l’héritage des savoirs. L’apparition de ces exigences culturelles engendre des rythmes et suscite des œuvres nourrissantes, calmantes – semblable aux rythmes qu’une mère « suffisamment bonne », du sein de ses propres émois, peut éveiller chez son nourrisson.
D’autres œuvres déstabilisent, voire suscitent des mouvements de dépersonnalisation. La rencontre de l’Ego alter est alors l’occasion de réitérer l’expérience d’une con-frontation avec l’objet primaire aux prises avec un tiers. Il s’agit de situations où le sujet est précipité dans l’affrontement avec un quod, un « qu’est-ce- que c’est » ; cet affrontement du sujet au-delà de l’ego au quod qui cherche à advenir dans l’analyse était aux yeux de Lacan « l’expérience du sujet inconscient en tant que tel dont nous ne savons plus qui il est » (1955, Séminaire II, p. 210).
L’ouvrage s’organise comme une déclinaison de différentes approches, directes ou indirectes, de l’Ego alter. L’introduction, inédite, se place sur un plan épistémologique, celui de modèles herméneutiques cherchant à rendre compte de l’incertain et de l’instable dans la poïétique. Ce qui échappe à l’artiste relève d’un inconscient de l’œuvre, pensé à la fois dans le prolongement de l’objet transitionnel winnicottien et du sujet transitionnel proposé par Michel de M’Uzan qui souligne le vacillement du moi et le spectre d’identité. Deux « constructions » au sens freudien, ou mieux deux fictions permettent ainsi d’appré-hender les œuvres : d’une part, elles sont structurées comme un symptôme, dans un jeu où le mouvement pulsionnel et la défense s’articulent, produisant un certain retour du refoulé. Il s’agit à partir des détails de l’œuvre (comme le fait Freud à propos du Moïse de Michel-Ange), de retrouver son mouvement secret, le non-dit puissant dont elle procède ; l’œuvre aboutie est analogue au récit d’un rêve, dont le mouvement latent reste à dévoiler. D’autre part, une modé-lisation permet de dégager le jeu des quatre causes aristotéliciennes dans la production de l’œuvre, dont la force dépend du libre jeu entre les registres pulsionnels, les articulations et les relations, la capacité de sélection et de renoncement, et enfin la perti-nence des modalités d’expression. Parfois la défaillance d’un de ces registres devient l’occasion dans l’œuvre même d’un travail exigé par sa béance, en une sorte de greffe. En rejouant ainsi intimement la construction de chaque œuvre d’art, on perçoit la puissance de cet Autre que Murielle Gagnebin a nommé Ego alter. Tissage herméneutique, l’œuvre d’art est un modèle de la notion freudienne de construction. Créer est finalement une fatalité plus qu’une liberté, et l’œuvre en vient dans cette conception à posséder un destin et une destinée, un inconscient qui lui est propre. Dans le mouvement de la création, « là où était le Moi doit advenir le Ça » selon la formulation de Michel de M’Uzan. « Je ne choisis pas mes mots, ce sont eux qui m’obligent », dit une analysante-poète.
La première partie du livre rend compte de la naissance de l’Ego alter et examine le terreau de la création. Un premier chapitre est consacré à une étude approfondie de la projection (déjà publiée dans la Monographie sur les Figures de la projection – PUF, 2008, mais ici remaniée) mise en œuvre dans la production d’une œuvre d’art. La projection est essentielle et sous-tend toute fécondité ; le travail de sublimation n’intervient que dans quelque après-coup toujours hasardeux. La rencontre de l’Ego alter se fait inévitablement dans la peur, la colère ou la haine. Le second chapitre s’attache à l’expérience du désêtre comme achoppement propre à l’identité originaire, passage nécessaire au dégagement du génie qui procède de la confrontation drastique à un mal-être identitaire radical. Un examen des thèses et des présup-posés du surréalisme accompagne et soutient cette exploration de l’onirique, de l’infantile et de l’inquiétante étrangeté dans une esthétique de la dépersonnalisation. Particulièrement troublant, le troisième chapitre passe en revue le traitement des seins, support de projection, dans les œuvres contemporaines : souvent exhibés mais malmenés voire torturés, ou délibérément oubliés (trace de carence dans la rêverie maternelle ?), ils n’apparaissent guère dans leur pouvoir germinatif, comme écran blanc du fantasme que chez Frida Kahlo ou Niki de Saint-Phalle.
La deuxième partie du livre examine de façon assez systématique les relations de connivence ou d’opposition entre le rêve et la création, et dégage les multiples fonctions du rêve au cinéma, ce qui revient à proposer un éclairage spécifique sur l’acte créateur. Puis c’est le territoire privilégié de l’acte créateur qui est soumis à l’exploration, en un chapitre puissant sur l’Inquiétante étrangeté, qui comporte une discussion du syndrome de Stendhal, qui correspondrait à un premier temps de désintrication pulsionnelle suscitée par la contemplation, lors du contact originel avec l’œuvre. Mais s’ensuit habituellement un second temps de projections et d’identifications, qui conduisent à épouser plus ou moins profondé-ment la poïesis de l’œuvre ; le corps de l’œuvre y devient prolon-gement du corps du spectateur, permettant un troisième temps restaurateur des capacités auto-érotiques, voire réparateur de leurs carences. L’impression d’inquié-tante étrangeté dans l’œuvre permet ainsi d’accroître la tolérance aux dépersonnalisations et aux régres-sions, de supporter l’impact de la cruauté, voire des humiliations narcissiques carac-térisant les effets du trompe-l’œil, de se confronter à sa force énigmatique susceptible de créer un suspens éprouvant mais fécond. Elle n’est à proprement parler ni fonction, ni mode d’être ni thématique, mais traite des relations complexes entre perception et hallucination, et valorise les formes de la rencontre de l’Ego alter là où détours et retours sont les parcours obligés des souvenirs inconscients. S’y déploient des territoires aux lisières instables du sensible et de l’intelligible, aux confins de la perception, des terres indécises relevant du statut primordial de l’être…
Des réflexions sur le Journal d’Amiel marqué par la « proli-fération du dire », et sur Beckett dont le solipsisme serait une plongée dans le « vital-identital » en-deçà du pulsionnel, sont présentées comme des éclipses de l’Ego alter, tandis que le cinéma de Théo Angelopoulos serait une évasion de l’Ego alter qui amène une discussion non seulement sur les rapports d’Angelopoulos avec la psychanalyse, mais sur les enjeux de son utilisation privilégiée du plan-séquence et de la mise en abyme. Ces films viseraient surtout l’ébranlement économique du sujet qui les regarde.
Une dernière partie s’attache aux peintures monochromes et tout particulièrement à la peinture noir sur noir (Cf. Malevitch, Rothko, Reinhardt, B. Newman, Soulages). Elle serait fin de non-recevoir face aux saillies troublantes et aléatoires de l’Ego alter. Mais ouvrir au monde sans objet, ou susciter la présence d’une absence, voire jouer sur la monotonie, la négativité ou le vide peuvent être interprétés comme dévoilement de l’Etre du monde, tout autant que comme immersion narcissique sans extériorité.
La conclusion du livre revient sur la fécondité herméneutique de la notion d’Ego alter dans la compréhension des mouvements de la poïesis. Il me semble que sont possibles deux modes de lecture – complémentaires plutôt que contradictoires – de cet ouvrage affirmatif, riche et dense, toujours suggestif : le premier suit davantage le propos théorique, et le lecteur entre progressivement dans la perspective de l’Ego alter, reprend les concepts de cons-truction, de projection et d’inquiétante étrangeté, discutant au passage les interprétations de telle ou telle œuvre. L’autre lecture est celle du visiteur d’une exposition construite à partir d’un propos théorique, mais permettant surtout la visite argumentée d’une très grande diversité d’œuvres qui nous déstabilisent par leur profu-sion même et par la richesse des interrogations qu’elles suscitent. L’ouvrage nous fait ainsi éprouver quelque chose de l’ébranlement qui préside aux apparitions de ce que Murielle Gagnebin – après des livres déjà nombreux dont Pour une esthétique psychanalytique (1994), Du divan à l’écran (1999) et Authenticité du faux (2004) – a choisi de mettre en évidence sous la dénomination d’Ego alter.