Ce livre est un petit bijou que nous devons à la fois au talent de Serge Tisseron et à celui de son analyste, le regretté Didier Anzieu, unis à la fois par le travail analytique, des goûts communs, l’humour et la gentillesse. Après un avant-propos un peu aguicheur, la rencontre avec Didier Anzieu et sa pratique transitionnelle de la psychanalyse nous met en appétit. La première séance nous confirme que deux vies psychiques se rencontrent avec leur intérêt commun pour les textes, les images et la création. La qualité de l’accueil d’Anzieu fait que Serge peut écrire qu’il a trouvé « sa cabane »- ce lieu où l’enfant se réfugie avec ses rêves, on pense à la cabane de Romain Gary. Son commentaire insiste sur l’importance d’un accueil sécurisant pour pouvoir remettre en cause ses images de soi, de la vie et du monde.
Au moment de choisir le cadre de leur travail, S. Tisseron questionne Anzieu qui lui répond tranquillement. C’est l’occasion de discuter la place du silence et de la parole en analyse, de la parole sans frein au silence total pour en venir avec Ferenczi, Balint et Winnicott à un dosage des interventions tenant compte des traumas vécus par chaque patient. Bowlby et Kohut (mais aussi Fairbairn) nous ont appris que le narcissisme sain dépendait de relations convenables avec nos proches.
Le travail en face à face avec un analyste qui met ses lunettes pour mieux voir son patient apparaît particulièrement adapté à la cure de patients traumatisés par un défaut d’attention et de compréhension de la part de leurs parents dans leur enfance. Serge Tisseron s’est senti soutenu par le regard de son analyste qui disait ses émotions, ce qui lui a permis plus tard de mieux se voir soi-même. Ce regard attentif l’invitait à poursuivre son cheminement. Les avantages et les inconvénients du fauteuil et du divan sont discutés. Un analyste empathique n’est pas forcément un bon analyste mais un analyste froid et distant incite les patients à se retirer de leurs émotions ou au contraire à les exagérer pour réveiller leur thérapeute, ce qui, dans les deux cas, les éloignent d’eux-mêmes.
Anzieu nommait les émotions qu’il percevait chez Serge Tisseron ; c’est l’occasion de dire l’importance de l’enveloppe partagée des émotions. Il s’agit d’une compagnie d’investissement mutuel où la relation reste asymétrique dans la mesure où l’analyste a déjà travaillé ailleurs ses problèmes personnels et où il ne s’agit pas de partager des vécus.
Le retour vers la question du trauma montre la confusion longtemps opérée par le mouvement analytique entre trauma et fantasme à la suite de Freud et l’importance d’authentifier les drames vécus par un patient et par sa famille tout en en réalisant une approche prudente et progressive pour que leur retour en analyse ne répète pas le traumatisme mais permette de s’en dégager. La cécité de la majorité des analystes à ces questions peut s’expliquer par un dogmatisme théorique mais aussi parce que de nombreux analystes ont subi des traumas personnels et familiaux en particulier à l’occasion de la deuxième guerre mondiale et de la Shoah qui n’ont pu commencer à être abordés que trente ans après les événements.
L’interprétation ouverte consiste dans le fait que Anzieu proposait toujours une interprétation comme une hypothèse que Serge Tisseron pouvait accepter ou refuser. L’ouverture du patient à l’interprétation suppose pour Serge Tisseron deux conditions : qu’une telle interprétation puisse être acceptée par son analyste pour lui-même dans l’hypothèse où elle lui correspondrait ; que le patient se sente reconnu le droit de la transformer, voire de l’entendre de travers. Après avoir fréquenté un analyste qui lui expliquait le sens caché de ses propos comme un parent à un enfant, Serge Tisseron est surpris par un analyste qui reprend des éléments de ses propos de manière inattendue, avec des modifications que Serge Tisseron ne perçoit pas tout de suite mais qui correspondent à sa pensée, ce qui fait ressentir l’analyste comme un perroquet ou comme un devin avant de réaliser que « l’écho qu’il donnait à mes propos, et aux pensées qui les sous-tendaient, était une invitation à me les approprier ». Serge Tisseron indique que divers auteurs ont voulu désigner le même processus par d’autres mots que ceux apportés en premier par F. Dolto (allant-devenant-soi) et N. Abraham (introjection soutenue par un tiers) mais il s’agit toujours de co-symbolisation.
Le transfert n’invente rien mais son étude permet d’identifier des éléments de blocage et de relancer le travail de remémoration dans la cure. Au lieu de l’interprétation traditionnelle qui faisait du passé la clé du présent, Anzieu juxtaposait des événements, des émotions, des fantasmes et des désirs correspondant à différents moments de la vie de Serge Tisseron et le laissait libre d’en construire le lien. Il s’agit d’une interprétation contenante qui attire l’attention sur des liens possibles, qui s’appuie sur le passé mais pour ouvrir sur l’avenir. Un jour, alors que Serge Tisseron était dans le désarroi, Anzieu valorise sur le pas de la porte le vêtement qu’il inaugurait ce jour là. Une autre fois, il lui propose un linge pour se sécher la tête. Serge Tisseron évoque des moments de plaisir partagé. Pour nos deux analystes, l’inconscient a une histoire mais il se présente comme un paysage et fait penser à la bande dessinée. Anzieu proposait toujours plusieurs interprétations d’un rêve, n’hésitant pas à référer à plusieurs théories psychanalytiques. Il pouvait dire : « je ne sais pas ». Il lui montre qu’ils sont « dans le même bain ». Il n’hésitait pas à replacer l’histoire des relations familiales dans le cadre de l’histoire collective. Dès que Serge Tisseron tendait à interpréter une de ses productions mentales par rapport à une théorie, il lui indiquait aussitôt plusieurs autres directions. Après les premières étapes de la psychanalyse centrées sur le sujet et sa famille, il est important d’étudier les interfaces entre la vie psychique de chacun et les organisations sociales et culturelles auxquelles il est rattaché. Un jour où Serge Tisseron évoque un bonheur, Anzieu est capable de lui dire : « je suis jaloux » avec un sourire malicieux. La cure apparaît comme un espace de symbolisation à deux. Une histoire de gants montre Anzieu très attentif aux sensorialités. Une rêverie de dévastation en séance renvoie à une expérience très douloureuse de Serge Tisseron dans sa petite enfance et le fait sangloter, Anzieu se contente de ponctuer la qualité de cette séance. Anzieu utilisait volontiers des images et mettaient des mots sur les états du corps et les émotions. Serge Tisseron remarque que la réactivité émotionnelle de l’analyste peut être parfois une gêne pour le patient par rapport aux moments bien plus nombreux où elle est une aide. Il souligne aussi la réticence d’Anzieu par rapport aux influences transgénérationnelles. Le désir est envisagé en lien avec d’autres désirs. Les activités des patients sont respectées car il n’est pas possible de savoir d’avance ce qui est sublimation par rapport à ce qui est défense contre un trauma. Un dernier mot porte sur l’empathie entre analyste et analysant.
Le livre se termine par « Devenir soi à deux », cheminement qui commence par une remarquable analyse du film Les intouchables. Il nous montre l’employé noir Driss sans pitié pour son riche patron paralysé mais riche d’empathie. Il a un regard curieux sur la situation de Philippe et il lui fait participer en retour à son propre intérêt pour le haschich et les prostituées. Le film montre que tout changement nécessite une relation forte, mutuelle et réciproque qui n’a pas besoin d’être symétrique. Les visages de l’empathie sont distingués de la sympathie, de la compassion et de l’identification même si l’identification est une première étape de l’empathie directe qui comporte en plus, au-delà d’émotions partagées, la conscience de différences dans les éprouvés de chacun et la compréhension de ce qui cause l’état affectif de l’autre. Elle peut être mise au service aussi bien de la solidarité que de l’emprise. L’empathie réciproque est un choix éthique où l’un reconnaît à l’autre les mêmes droits de s’identifier, c’est la responsabilité face au visage humain mise en exergue par Emmanuel Lévinas. Elle comporte la légitimité de l’estime de soi pour soi et pour autrui, un égal droit d’aimer et d’être aimé et la qualité de sujet de droit. L’intersubjectivité est le troisième aspect de l’empathie, elle reconnaît à l’autre la capacité de m’informer d’aspects inconnus de moi-même. C’est ce qui se produit dans la relation analytique mais aussi dans les autres relations humaines fortes, en amour et en amitié. Ces relations ont un double aspect : tout homme est capable de manifester une empathie forte mais aussi de la retirer brutalement à un proche, situation qui n’existe pas dans les autres espèces animales vis-à-vis des proches. L’extrême prématurité du bébé humain fait qu’il dépend entièrement de l’humain proche et que le réveil de cette situation passée dans le psychisme de l’adulte peut être parfois plaisante mais aussi source de la crainte d’être à la merci de l’autre, d’être manipulé ce qui suscite l’agressivité.
L’analyse est une relation de symbolisation partagée grâce à une empathie réciproque mais le réveil des désirs et des inquiétudes qui ont marqué la première relation du sujet au monde suscite aussi la crainte d’être manipulé. L’analyste ne doit pas seulement être empathique mais avoir aussi une bonne capacité d’auto-observation et de jugement. (souligné par moi car après des mouvements psychanalytiques qui sous-estimaient l’importance des liens affectifs dans la cure, les études centrées sur l’empathie pourraient faire courir le risque inverse de négliger la portée des perceptions fines, des élaborations intellectuelles et des capacités d’action). La mise de l’accent sur la résonance entre le patient et son thérapeute, précisée par Maria Torok qui parle des « imbrications affectives et intellectuelles, mais aussi fantasmatiques et éventuellement traumatiques entre eux deux » préserve de la tendance à négliger une partie du processus de symbolisation. L’intérêt des signifiants verbaux est précisé dans le cadre de l’ensemble des manifestations de la vie psychique d’un patient. L’empathie est importante pour (re)prendre confiance en soi, pour gérer les traumatismes mais l’empathie comme la psychothérapie ont leurs limites par rapport aux ex-enfants mal accueillis à la vie comme par rapport aux victimes de grandes catastrophes de tous les âges.