FREUD, Cahiers de l’Herne, n°10

FREUD, Cahiers de l'Herne, n°10

Roger PerronSylvain Missonnier

Editions Éditions de l’Herne, 2015

Bloc-notes

FREUD, Cahiers de l’Herne, n°10

Ce Freud est magnifique ! La beauté de la photographie de couverture – pourtant bien connue et familière – nous attire et nous apparaît comme si elle se présentait à notre regard pour la première fois. C’est un portrait argentique de 1939 qui montre l’homme Freud dans une paisible acceptation de son destin de génie découvreur et n’ignorant rien du tragique de son legs. Tel une Madona ou, mieux, un Joseph ! des peintres baroques italiens (dont il bambino qui en général complète la scène de ces tableaux en étant porteur de l’adresse parentale plus qu’il n’est leur produit engendré, serait ici l’humanité, la nôtre) il semble contenir au sein de son optimisme serein, charnel, l’ombre de la mort, toute aussi charnelle. Rien d’iconique. Tout d’une démarche commencée à la fin du XIXème siècle et encore en quête incessante sans empressement. Mais ici, les mains jointes de Freud ne sont pas en prière, elles sont en repos pensif, comme le geste spontané de vrais artisans manufacturiers, des artistes bosseurs plus qu’inspirés.  Ses yeux sont fatigués mais l’instantané a su capter deux profondes tâches blanches de leur vision bidirectionnelle, en avant comme en arrière, en surface comme en abîme. Le clair-obscur des contrastes lumineux en noir et blanc lui assure une présence corporelle, d’adresse, dans l’ici et maintenant de notre perception en même temps qu’il nous plonge dans la datation de son existence.

Certes, les Cahiers de l’Herne nous ont depuis toujours habitués à ces éditions de qualité excellente. Mais c’est comme si le côté poudreux des catalogues d’archives avait été enlevé. Soigneusement. On n’est pas surpris. On est juste captivés.  Pourquoi ce Freud ? Pourquoi ce livre ? Roger Perron et Sylvain Missonnier nous donnent deux réponses. La première est liée au « vacarme » suscité par l’invention freudienne, vacarme fait d’attaques et de défenses qui perdurent jusqu’à aujourd’hui car, selon ce qu’on finit par comprendre, elles accompagne-ront tout le long l’existence de la psychanalyse, sur ses proposi-tions théoriques, épistémo-logiques, et thérapeutiques…par nature dérangeantes. Ces controverses, il fallait s’en saisir avec exhaustivité et soin, « à l’écart des désolantes polémiques », fort médiatisées jusqu’à l’indécence, pour « resituer sereinement quelques axes de réflexion » sur cette œuvre majeure et toujours vivante.

La deuxième réponse qu’ils nous donnent est qu’il s’agit aujourd’hui d’une longue histoire, longue de cent soixante ans, ce qui fait de l’homme Freud et de son héritage, un objet d’appartenance indiscutable de l’histoire de l’Occident, de sa philosophie, son éthique et sa science. Et même si ce produit des années 1900, années de bascule radicale s’il en est, est le résultat d’un immémorial mûrissement, de transformations épigénétiques, donc interdépendantes par continuité et contiguïté, c’est bien chez Freud que cela a résonné, trouvant en lui l’appareil à penser pour que cela soit formulé comme une découverte.

La tâche est donc immense. Pour l’accomplir, R. Perron et S. Missonnier ont décidé d’emblée de réussir le « plan » de l’ouvrage : trente-neuf collaborateurs reconnus par leur trajectoire professionnelle et leur engagement éclairé pour la psychanalyse. On ne peut pas, hélas, les citer ici malgré notre souhait de le faire tant leur noms sont associés à des assurances de lecture intelligente et que leur simple évocation présenterait toute la valeur de cet ouvrage ! Trente-neuf contributions concises et ponctuelles dans leur propos pour aborder donc l’histoire, les bases culturelles et philosophiques, les fondamentaux théoriques de la psychanalyse ainsi que la biographie, toujours passionnante, de son créateur. Car, l’œuvre et l’homme sont indissociables, bien sûr. Ainsi, universel et subjectif dans cet ouvrage, se retrouvent également dans les écrits freudiens sélectionnés opportunément et de manière parfois à nous surprendre par R. Perron et S. Missonnier émaillant les chapitres thématiques. Cela rend encore mieux leur propos de mêler le Freud d’hier et celui d’aujourd’hui et de les laisser résonner dans l’esprit des lecteurs.

Ce parti pris de présentation et de choix de textes soutiendrait l’idée que l’universel de la science psychanalytique, sa réalité, tient non seulement de son objet (le complexe d’Œdipe, le traumatisme de la naissance, le narcissisme, le chaos signifiant … « le sens de l’insensé », la langue de l’infans comme l’infantile du sexuel), mais aussi de sa nature intrinsèque qui donne nécessité et possibilité de la réinventer et de réévaluer constamment sa pertinence avec le milieu environnant, ce qui la lie indéfectiblement à l’expérience du subjectif. Et si le romantisme de ses racines nous avait déjà familiarisés avec ce « monde en soi », avec cette idée d’un espace-temps aussi grand à l’extérieur qu’à l’intérieur d’un seul et même individu à la condition que sa conscience soit portée à la transcendance de son ego et ne soit pas trop prisonnière des exigences identitaires, il n’en reste pas moins vrai que seule la psychanalyse, dans son cœur pulsionnel, dans la figurabilité incessante de l’acte accompli par la scène inconsciente, nous confronte aux résistances du Mal, à la destructivité et à l’apoptose des processus de vie et de la vie avec les autres, sans autre empathie que celle de l’acceptation de son réel. Ainsi n’est-il pas seulement question de l’invisibilité de l’âme (héritage épistémologique du romantisme allemand) et de ces formes détournées d’expression dont il est rappelé que dans l’œuvre freudienne rien n’est concédé pour autant à la mystique, non pas tant de par son ancrage corporel ou biologique que du fait de l’inscription de cet esprit (Geist) dans le travail de l’écoute qui lui donne existence et sens.

Il n’est pas seulement question de cette invisibilité de l’âme dont ce livre présente aussi, succinc-tement mais parfaitement, les réflexions contemporaines des nouveaux modèles théoriques pour se la représenter (à l’aide de la physique quantique, de la théorie du chaos, des sciences du langage, et des neurosciences, etc.) il est également question de la visibilité du monde, de sa « réalité » et de son « principe » d’effectivité sur l’âme. Une question fondamentale pour Freud et centrale pour la psychanalyse : comment comprendre la correspondance nécessaire entre réalité du monde extérieur et réalité psychique et cependant leur écart irréductible ? D’autant plus qu’il est rappelé dans les pages de ce livre de manière tout à fait profitable l’existence de « deux réalités extérieures » faisant ainsi une place à cette réalité quelque peu oubliée dans les développements freudiens, celle du désir de l’autre. Un autre qui n’est pas réduit au rôle du Nebenmensch mais qui exige, symétriquement, sa part pulsionnelle. Les auteurs nous montrent la force d’un Freud de l’effectivité, de l’efficacité et de l’efficience. Car son Inconscient, sans précédent dans cette dynamique révolutionnaire et qu’il a défendu au prix de douloureuses et courageuses batailles, « s’exprime à l’infinitif », comme l’indique le bandeau de présentation de l’ouvrage, pour signifier essentiellement la force de son action performative.

Trente-neuf contributeurs, beaucoup de psychanalystes, certes, mais aussi des écrivains, philosophes, sociologues, germanistes, neuro-biologistes, historiens, tous chercheurs… Autrement dit, un Freud du divan, mais aussi un Freud mémoriel, historique, des archives. Le Freud de la réalité psychique en narration et celui de la réalité sinon « objective », des « objets » pouvant devenir le point de mire de toute sorte de recherche en sciences de l’humain. N’ignorant rien de cette querelle (enclenchée durant la décennie 1990-2000 avec l’ouverture des archives Freud déposées à la Library of Congress) moins épistémologique que de légitimité du droit d’opinion, moins identitaire que de principe libéral (antisectaire), moins doctrinaire que d’éthique face au savoir, toujours transférentielle (et passionnelle comme l’apparition de l’ouvrage de M. Onfray l’a montré en France !), n’ignorant rien de tout ce mouvement mais le mettant en revanche au profit et au travail dans l’esprit du lecteur, ce livre illustre l’immense richesse de toutes ces « résonnances » hétérogènes face à « l’objet psychanalyse » et son créateur à la condition que ces opinions s’inscrivent dans le sérieux d’une pertinence éthique et d’une démarche de connaissance, loin de toute intention de propagande, ni dans un sens ni dans un autre. Mais ce Freud juif athée, romantique, cultivé,  collectionneur d’antiquités grecques et romaines, médecin, homme de pouvoir, chercheur et « guérisseur de l’âme », incarne et propulse un mouvement culturel beaucoup plus qu’une discipline au but déterminé et close. C’est probablement ce qui lui valut une si grande transcendance dans l’histoire de la civilisation occidentale. Ce Cahier montre parfaitement cet impact et, sans doute parce qu’édité en France, une partie se charge de mettre en avant la façon dont Freud s’est saisi de l’univers français. En effet, si la rencontre avec J.-M Charcot et Marie Bonaparte est connue comme essentielle à des moments et dans des domaines très différents, ce que ce Cahier n’oublie pas, c’est le lien du jeune Freud à la littérature française qui nourrira jusqu’à ses lettres à Martha et qui nous laisse pensifs quant à la France comme rêve de jeunesse de Freud et sa littérature (Romain Rolland, Anatole France, Honoré de Balzac, Emile Zola) comme un des sceaux ayant laissé trace dans son esprit, trace qu’il a gardée féconde tout au long de sa vie.

Aux correspondances inédites mises à disposition directe (sans présentation critique), une lettre de Rilke à Freud, une carte de Freud à Hesse pour son article « Artiste et psychanalyse » -avec sa réponse-, neuf lettres de Freud à A. Schnitzel, sept échanges épistolaires entre Thomas Mann et Freud et une lettre de H.G. Wells avec la réponse de Freud, issues des Fonds d’archives de la Library of Congressà New York, s’ajoutent de parfaites reproductions photographiques et miméographiques, dans lesquelles nous retrouvons avec une inquiétante et étrange familiarité cette hyperclarté, cette netteté surréelle (Uberdeutlicht) dont nous parlions au début à propos de la couverture et qui nous avait tant fait pressentir ce que la lecture confirme avec plaisir par rapport à ce magnifique et indispensable Cahier de travail.