Voici donc le cinquième volume de l’Annuel de l’Association Psychanalytique de France intitulé Idéal, Déception, Fictions. Ce numéro contient le compte-rendu des Entretiens de l’Association psychanalytique de France qui se sont tenus à Paris, à l’occasion de la Journée ouverte du 23 janvier 2010, sur le thème Idéal et déception, les contributions faites lors d’une autre rencontre scientifique intitulée Fonctions de la fiction où les questions soulevées sont apparues comme un développement du thème des Entretiens et enfin, la première traduction française d’un texte de Donald P. Spence, auteur américain qui est l’un des plus importants représentants du courant d’une nouvelle approche analytique connue sous le nom de narrativité.
Les textes réunis dans ce volume témoignent de la richesse des discussions au sein de l’Association Psychanalytique de France (APF). On y retrouve cette association entre une qualité d’écriture littéraire et une exigence de l’élaboration psychanalytique qui sont la marque de l’APF depuis sa création.
Il faut ici rappeler que cette revue dirigée par André Beetschen et Laurence Kahn publie différents travaux de l’Association Psychanalytique de France et que son esprit est de provoquer le débat hors du cercle relativement restreint dans lequel ces travaux se sont déroulés. Si en découvrant cet Annuel, on ne peut pas s’empêcher de penser avec nostalgie aux fameux numéros de La Nouvelle Revue de Psychanalyse publiée avec la collaboration de l’APF, cette publication a un tout autre but en cherchant à proposer un témoignage des discussions et des échanges au sein de l’APF.
Il s’agit d’ouvrir publiquement le débat qui anime les psychanalystes de l’APF plutôt que d’apporter des réponses. L’impression d’ensemble donnée par la lecture de cet ouvrage est celle d’une psychanalyse toujours ouverte et en devenir. Même si la référence freudienne reste très présente, chaque auteur se permet de développer des conceptions personnelles qui ne sont pas sans susciter des échanges parfois vifs entre les différents intervenants.
Si l’on retrouve toujours le fil rouge de la théorie analytique élaborée par Freud, chaque analyste utilise cette théorie comme le ferait un musicien de jazz avec la grille d’un morceau. Chacun développe sa propre interprétation et n’hésite pas à y introduire des solos personnels sans pour autant, qu’à aucun moment on ne puisse douter qu’il s’agisse encore de jazz et que l’on reconnaisse toujours la grille sur laquelle est basée le morceau. Il ne s’agit pas de transformer la grille du jazz freudien en variété ou en morceau classique. Le fait de ne pas reproduire note à note le morceau tel que l’a joué Freud n’empêche pas que l’on retrouve toujours la grille de base et son rythme propre.
En livrant au public ces discussions, l’APF montre qu’elle reste une association où peuvent s’exprimer des idées parfois très éloignées pour autant qu’elles témoignent d’une tentative de recherche et d’élaboration. Si le lecteur peut être un peu rebuté par la complexité des certaines hypothèses émises dans ces exposés, je pense au contraire que le mérite de ce livre est bien de refuser une certaine simplification du fonctionnement psychique et d’offrir une ouverture de la pensée. Ces textes nous donnent à voir véritablement le travail de réflexion des psychanalystes sans concession à la recherche d’une séduction réductrice de certaines théorisations.
Le livre s’ouvre sur un exposé de Michel Gribinski qui postule que la déception est nécessaire et inhérente au travail clinique psychanalytique et qu’elle est à la base d’une attente désirante. A travers un cas clinique, Michel Gribinski nous propose un nouveau concept : la défense par dégagement. Cette défense consiste en une suspension du jugement, une variante de la dénégation. Il s’agit d’une indifférence non-conflictuelle, différente du déni ou du refoulement. Si l’on suit la pensée de Michel Gribinski, nous pourrions résumer son propos en disant que le sujet doit s’appuyer sur l’expérience d’une mère suffisamment dévouée pour être capable ensuite de vivre la
déception de la perte de cette relation sans être pris dans un mécanisme de dégagement ou une régression qui sont deux modalités de refus de la perte qui empêche que se constitue un véritable idéal.
Dans sa discussion, Viviane Abel Prot reprend l’idée de défense par dégagement pour dire qu’elle pense que le terme clivage peut aussi valablement rendre compte de ce mécanisme. Josef Ludin pense que c’est la réalité qui apporte le plus de satisfaction dans la vie en n’étant ni l’idéal d’un monde nouveau ni la déception d’un narcissisme blessé.
Dans le deuxième exposé, Catherine Chabert se propose d’articuler son exposé autour des termes inconstance, idéal et déception en prenant appui sur la figure littéraire de Don Juan. Elle relie l’inconstance de Don Juan à un désir d’emprise, une volonté de ravir quelque chose aux femmes, une attaque de l’idéal, au sens commun du terme, et une absence totale de déception, l’objet n’étant jamais perdu. Elle fait l’hypothèse que l’inconstance de Don Juan est pour lui une sorte de défense de type maniaque qui vise à lui éviter l’angoisse de la perte. Elle retrouve chez Don Juan une compulsion de répétition. Il apparaît comme un personnage qui multiplie les conquêtes pour maintenir un état d’excitation stable dans un combat contre la pulsion de mort. Si elle insiste sur l’absence de culpabilité et de déception, je me demande si cette absence apparente de déception n’est pas une forme de déni et s’il ne faudrait pas différencier déception consciente et déception inconsciente.
Dans la discussion qui suit son exposé, Joseph Ludin insiste sur le fait que c’est la figure paternelle qui lui apparaît primordiale chez Don Juan. Il se pose aussi la question de l’analogie que l’on peut faire entre un héros littéraire et la réalité de la situation analytique. Viviane Abel Prot, elle, repère chez Don Juan la nostalgie de la présence maternelle dont elle pense qu’elle est peut-être la source de sa rage à séduire. Elle reprend aussi l’idée de la déception comme le cœur même de la compulsion de répétition développée par Catherine Chabert.
François Villa, dans son exposé, développe une thèse qui va susciter un vif débat. S’appuyant sur différents textes de Freud, il étudie le concept de pulsion de mort pour en déduire une théorie très originale où il fait de l’émergence de la pensée la conséquence d’un échec de la pulsion de mort. En fait, il nous explique que le but premier de la pensée est de supprimer toute excitation. Cette théorie met l’origine de la pensée au service de la pulsion de mort et son développement en lien avec son échec de retour à l’extinction pulsionnelle. En faisant de l’appareil psychique un appareil dont la principale fonction est d’éviter un certain déplaisir, François Villa revisite les liens entre pensée et exigences culturelles. En fait, l’analyse du totalitarisme permet à François Villa d’en déduire l’importance fondamentale de la pulsion de mort dont les hommes, et les psychanalystes, auraient du mal à reconnaître qu’elle « mène la danse de la vie ».
Si l’on suit François Villa, la réussite du totalitarisme tiendrait à ce qu’il propose un modèle de fonctionnement régressif basé sur le clivage et la projection qui permettrait à l’être humain de s’affranchir de la question de l’attente d’un idéal de la satisfaction. François Villa soutient que l’apparition de nouvelles pathologies comme les états-limites tient peut-être plus aux effets de l’histoire mondiale marquée par le totalitarisme qu’à ceux de ce qu’il appelle la petite histoire individuelle. Ce que l’on peut retenir de cet exposé, c’est l’insistance pour François Villa à mettre la pulsion de mort tout à la fois à l’origine même de la pensée mais aussi à sa destruction. Le détour par le totalitarisme viendrait justifier cette hypothèse. Il conclut cependant sur une note d’espoir en disant que la théorie psychanalytique dispose, peut-être, de ressources que nous méconnaissons encore et qui nous permettraient d’affronter le réel du monde en contribuant davantage au travail de culture. Viviane Abel Prot remarque que François Villa donne une place très importante à la pulsion de mort qui peut paraître comme une certaine idéalisation de cette pulsion. Joseph Ludin dans sa discussion reproche à François Villa de faire de la pulsion de mort un élément central de sa pensée en oubliant que le « mal est peut-être tout simplement banal et que les horreurs ont toujours existé ».
Edmundo Gomez Mango débute la deuxième partie de cet ouvrage consacrée à une rencontre scientifique sur le thème Fonctions de la fiction par un exposé dans lequel il reprend le statut donné par Freud au concept de fiction dans son œuvre. Pour Edmundo Gomez Mango, le romanesque est le moyen pour Freud d’aborder une forme de vérité de la vie psychique qui se présente souvent sous forme de roman comme le montre l’exemple de la question de la neurotica. La fiction littéraire et la fiction psychanalytique pourraient ainsi être conçues comme deux exploratrices de cette contrée occulte et invisible : l’inconscient.
Jean-Michel Hirt se propose de déployer les questions posées par la fiction littéraire en s’appuyant sur quatre textes de Freud qui lui permettent de définir un nouveau concept, celui de l’altération. Cette altération, il en retrouve la trace dans les œuvres de fiction mais aussi dans les récits des hystériques qui s’apparentent à des œuvres de fiction. Dans les deux cas, il existe une altération par les affects qui permet d’entendre la réalité psychique bien différente de la réalité au sens commun du terme. Ainsi, il repère que la fiction permet de nous épargner la douleur de la disparition et de la mort et que l’on retrouve les traces de ce mouvement dans les altérations du récit. C’est dans cette altération que se manifeste l’insistance du sujet et sa singularité et sa position quant à la question fondamentale du deuil de l’objet.
Bruno Gelas dans un exposé intitulé Là où la fiction défaille nous propose l’analyse d’un roman de Pierre Jean Jouve qui s’intitule Hécate. Dans les variations des indices d’énonciation, il en ressort, pour Bruno Gelas, que la mise en place de la fiction pose clairement la question de savoir qui parle : le romancier ? un ou l’autre personnage du roman ? Faire entrer en fiction serait comme un moyen de jouer avec le lecteur à une sorte de cache-cache énonciatif. Dans toute fiction, la question est de donner une figure à l’autre. Dans la fiction, « Je » est un autre avec un jeu de proximité/distance entre le lecteur et le contenu narratif. La fiction selon Bruno Gelas propose une substitution à l’altérité radicale (celle qui renvoie en dernier lieu à la mère) celles des altérités relatives des personnages du récit.
Laurence Apfelbaum essaye dans son exposé de repérer la différence de nature entre la psychanalyse et la littérature. Elle se demande si faire mention d’une référence littéraire dans une intervention analytique n’est pas un moyen pour l’analyste de permettre à l’analysant
d’entendre la violence de ses affects tout en permettant une distance vis-à-vis de cette violence en lui offrant un support d’identification littéraire. On retrouve dans cette hypothèse des idées qui parcourent tout ce colloque, à savoir que la fiction permet de donner des représentations à des affects refoulés par le sujet.
En fin de volume, la traduction du texte de Spence, un des fondateurs du courant de la narrativité, permet au lecteur de mesurer la différence profonde dans son approche de l’analyse avec les différents textes précédents. Ici, point de références littéraires ou culturelles mais une volonté d’envisager l’analyse sous un regard scientifique. S’appuyant sur le récit du cas Dora par Freud, il affirme que ses interprétations sont une « mascarade explicative » qui s’approprie le discours de la patiente. Il nous dit que dans de nombreux récits de cure, il a l’impression que l’interprétation vient induire la conviction du patient plutôt qu’elle soit un résultat logique qui devrait apparaître comme évident pour tout lecteur. Lui, propose ce qu’il appelle une cohérence narrative du récit de cure dont toute fiction serait exclue. On voit combien ce projet est en totale contradiction avec ce que cherchent à théoriser tous les auteurs des textes précédents. Malgré leurs divergences, tous les analystes de l’APF qui ont écrit dans ce numéro soutiennent que c’est dans les altérations du récit faites tant par le patient que par l’analyste que se repère le mouvement pulsionnel du transfert dans lequel sont pris le patient et l’analyste. Spence nous propose l’illusion d’un nouveau monde en oubliant que le nouveau monde de l’analyse, comme l’explique très bien Michel Gribinski, est uneillusion et que l’on doit toujours penser qu’il restera un manque à comprendre. C’est ce manque qui est le lieu de l’altérité dans laquelle se déploie la fiction qu’elle soit analytique ou romanesque.