Jeu, transfert et psychose. De l’illusion théâtrale à l’espace thérapeutique, publié par Dunod, est la réédition de 1993 parue sous le seul sous-titre. Cette nouvelle version a été amplement retravaillée et enrichie par les avancées des travaux de son auteur, constituant ainsi une contribution singulière. A l’appui d’une expérience thérapeutique originale de plus de quinze ans, « l’atelier de recherche théâtrale » accueillant principalement des patients psychotiques, Patricia Attigui nous transporte d’emblée du côté de « l’autre scène » où, contrairement à l’approche psychanalytique classique, la perception et la sensori-motricité, loin de freiner l’activité de symbo-lisation, participent pleinement à sa réalisation. Le jeu théâtral représente un modèle à partir duquel il devient possible de penser la psychose et les phéno-mènes (contre-) transférentiels qui y sont liés, sous-tendu par l’implication pleine et créatrice du thérapeute auprès des patients. En ce sens, l’auteur revendique la nécessaire « corporéité des soins psychiques », qui intègre notam-ment le langage non verbal, la voix et ses intonations… bref ces élans de vie dans leurs réper-cussions sur la scène mentale.
Si ses réflexions s’inscrivent dans la lignée de celles d’auteurs majeurs de la psychanalyse (Winnicott, Bion, Mannoni, Roussillon…), elles s’inventent plus particulièrement autour de trois concepts fondamentaux : le jeu, l’espace transitionnel et le médium malléable. La démarche de l’auteur s’attache à développer ces notions, sans perdre de vue leur affiliation à la pratique, ce qui fonde une écriture expressive et animée à travers laquelle nous ne pouvons que partager le projet de l’auteur : inviter les parties « saines » du patient pour qu’il puisse partir à la rencontre de sa propre créativité…
L’ouvrage est composé de cinq chapitres. La première partie pose le décor : le terrain d’expérience retrace « le récit d’un voyage clinique » qui a conduit Patricia Attigui, alors psychologue clinicienne au sein d’un hôpital de jour, à la création de la Compagnie du Toucan Bleu. Oeuvrant de manière quasi-professionnelle (production des costumes, des décors…), cette troupe atypique a proposé des dizaines de représentations : des murs de l’hôpital à un petit théâtre parisien, repoussant ainsi toujours plus loin l’espace de liberté offert à ces patients, jusqu’alors soumis à l’enfermement sous toutes ses formes. Aussi, tout en dressant les prémisses de son élaboration théorique, l’auteur milite pour la reconnaissance de la spécificité du temps psychique : temps néces-saire aux remaniements internes, temps sans lequel cette expérience n’aurait été possible…
La seconde, Jeu, théâtre et psychose, interroge les liens entre ces trois unités, lien qui peut se concevoir à travers le paradoxe. Outre le rappel du caractère foncièrement thérapeutique de toute activité ludique, l’auteur soutient que le jeu, pour le patient psychotique, contribue à la réappropriation d’un espace, d’un temps, d’une liberté, d’une parole… jusqu’alors perdus. Un véritable processus de restruc-turation de la personnalité s’amorce, notamment à travers les fonctions socialisantes et revita-lisantes de l’humour et du rire (qui n’ont pas manqué d’agrémenter cette expérience !). Pour Patricia Attigui, le jeu théâtral se pose comme une épreuve de réalité : opérant une mise à distance des angoisses et une désaliénation de l’imaginaire propice au déploie-ment d’émotions vraies, il intervient sur la frontière entre le Moi et le Ça. C’est ainsi que l’instance moïque, désemparée dans la problématique psycho-tique, retrouve de la contenance et se voit renforcée. L’un des points forts de ce dispositif réside dans le procédé d’« identification ludique » conduisant au (re)maniement de certaines composantes du délire (dédoublement, dépersonnalisa-tion…) comme matière à symbolisation (« faire comme si », incarnation d’un rôle). En ce cens, le jeu théâtral participe à la liaison entre amour et haine, vie et mort, concourant à l’heureuse réunion des parties clivées, morcelées de la personnalité psychotique.
Le troisième chapitre nous plonge au cœur de L’espace théâtral et sa dimension thérapeutique. L’auteur distingue « l’atelier de recherche théâtrale » du psychodrame, en cela qu’il se base sur une fiction – le texte dramatique choisi avec soin –, qui autorise le patient à se décaler de son histoire, ou tout du moins à (se) la représenter sous des atours moins traumatiques. Le médium théâtre, ancré dans l’ici et le maintenant, s’emploie ainsi à raviver la mémoire des émotions et leur offrir une réalité. En passant par l’« illusion théâtrale », véritable remise en jeu du vivant, le sujet psychotique retrouve peu à peu une cohérence interne et réintègre le symbolique. Patricia Attigui porte une attention particulière aux processus de changement initiés par et dans le jeu : allers et retours entre identi-fication et désidentification, levée de certains clivages et résistances, appropriation de l’histoire personnelle, ouverture aux émo-tions… posant les prémisses d’une authentique élaboration psychique, dans un cadre moins heurtant pour les défenses du sujet. Ainsi, c’est une psychanalyse vivante qui est ici proposée, soucieuse de l’efficace de l’acte thérapeutique.
La quatrième partie aborde la difficile question du Transfert et du contre-transfert dans la psychose et le jeu, procédés au cœur de ce travail. Par cette expérience, Patricia Attigui témoigne des capacités du sujet psychotique à entrer dans le transfert. Plus particulièrement, l’auteur établit un parallèle entre le jeu (théâtral) et la situation analytique. Comme elle, il appelle une réelle liberté, une remise en mouvement au sein de laquelle mots et choses s’associent pour devenir source de créativité et donc de transfor-mation pour le sujet. L’auteur, suivant la spécificité du cadre ludique, souligne la dimension corporelle du transfert où l’inconscient n’est plus seulement structuré comme un langage mais aussi comme un corps. En effet, la sphère non verbale entre sur la scène du transfert pour le patient et prend valeur d’interprétation du côté du thérapeute. A son propos, la technique se base sur une totale disponibilité qui, par la dimension ludique, assouplit la prétendue neutralité de l’analyste. Le Moi du thérapeute fonctionne comme un « Moi-auxiliaire », accueillant les fragments clivés du sujet pour qu’ils cessent de lui être étrangers. Par cette implication et les mouvements identificatoires qui en découlent, le patient intègre peu à peu des éléments du thérapeute, renforçant par là même les parts « saines » de sa personnalité. Authentique rencon-tre, ouvrant au partage de l’expérience et du sens, l’acte ludique amène le sujet vers la découverte de sa vérité. Ainsi, pour Patricia Attigui, « le jeu théâtral invite le thérapeute à renoncer au désespoir de la psychose » et dédramatise les impasses transférentielles.
Enfin, le dernier chapitre, intitulé Incarnation et corporéité des soins psychiques, propose de parcourir le récit de quelques aventures menées au sein de l’« atelier de recherche théâtrale ». L’illustration des réflexions théorico-pratiques développées tout au long de l’ouvrage donne ainsi corps à l’expérience.
En conclusion, la mise en scène de cette expérience, telle qu’elle se déploie dans cet ouvrage, conduira le lecteur devenu spectateur à poser un autre regard sur ces situations extrêmes de la subjec-tivité (psychose, états-limites…), non plus teinté de négativité mais porté sur les parties « saines » et créatrices du sujet. Une pratique artistique, conçue comme un espace thérapeutique, offre un cadre pour une meilleure compréhension de ces problématiques et des phénomènes transférentiels associés, moteurs de l’efficacité de tout dispositif de soin. Nous insistons sur l’intérêt majeur de cette contribution qui participe à la réflexion des cliniques de la pratique et qui ne manquera pas d’insuffler à toute personne concernée une ins-piration certaine.