La psychanalyse avec Wilfred R. Bion

La psychanalyse avec Wilfred R. Bion

Francois Levy

Editions Campagne Première, 2015

Bloc-notes

La psychanalyse avec Wilfred R. Bion

Voilà un livre magnifique avec en couverture un beau dessin d’enfant. L’ouverture nous montre l’entrée dans l’œuvre de Bion à partir d’un séminaire que François Lévy poursuit depuis une quinzaine d’années. Bion, nous dit-il, a « approché une vie mentale jusque là inexplorée par les théories élaborées en fonction de la névrose. Il a su mettre en évidence des relations inaperçues dans l’œuvre de Freud et même dans celle de Melanie Klein ». Il s’interroge sur les différentes périodes de l’œuvre, alors que son unité nous apparaît dans la conception groupale de la topique humaine. Sous un autre angle, on peut tout de même dire qu’il y a plusieurs Bion dans la mesure où Green, Mireille Fognini, l’auteur et moi-même avons chacun eu une lecture de tout ou partie de l’œuvre, intégrant davantage tel ou tel aspect dans nos pratiques psychanalytiques. Ce livre est complexe, comme la psycha-nalyse travaillée sérieusement, et il ne dispense pas de lire pas à pas l’ensemble des livres de Bion.

Un premier chapitre, sur Les changements de perspective, nous montre à la fois la rigueur de la pensée de Bion, sa sensibilité humaine et l’invitation qu’il fait à ses analysants d’être attentifs aux réponses qui s’éveillent en eux à la suite des « pensées secondes » produites par Bion à propos de leurs associations. Sa clinique vise particulièrement à entrer en relation avec les zones de souffrances spécifiques liées aux séquelles d’événements catastro-phiques. Il montre aussi l’intérêt de Bion vis-à-vis de plusieurs mythes pour travailler le problème de l’accès à la connaissance.

Le chapitre 2, sur La vie ennemie et amie, discute la place de la biographie et des traits de caractère dans l’œuvre. Expédié seul, à 8 ans, dans une école publique anglaise, Bion a vécu l’horreur de la Première Guerre, dont il exprime, dans ses Mémoires de guerre, la peur et la peur de la peur. Il y écrit : « Je suis mort le 8 août 1918 ». Après une psychanalyse avec J. Rickman, puis une avec M. Klein, il deviendra psychanalyste à la Tavistock Clinic où on a soigné des troubles psychiques de la guerre de 14. Après le drame d’un premier mariage, qui l’a laissé seul avec une fille, iI se remariera en 1951 et aura deux fils.  Arrive la Seconde Guerre où il fera ses expériences de travail de groupes non sans difficultés avec la hiérarchie militaire. Après la mort de M. Klein, avec laquelle il avait une relation complexe, il publie sa première série de livres : Aux sources de l’expérience, Eléments de psychanalyse, Transformations, L’attention et l’interprétation. Sa carrière prend un nouveau tournant quand il part vivre et travailler dans les deux Amériques. Il intervient aussi en Angleterre, en France et en Italie. Il meurt d’une leucémie foudroyante sans avoir revu son Inde natale en 1979. Auparavant, il a publié en trois volumes Un mémoire du temps à venir.

Dans le chapitre 3, sur L’expérience émotionnelle et la fonction alpha, François Lévy montre la différence entre l’expérience sensorielle, visuelle et auditive que nous pouvons avoir du patient et ce qu’il peut nous donner à ressentir. La question se pose de tolérer la frustration pour chercher ensuite à la modifier ou à la fuir. Bion considère les perceptions non seulement comme des données des sens mais comme des fonctions de la personnalité du patient dont la mise en œuvre peut dépendre de divers facteurs qui n’apparaissent qu’au terme de l’investigation analytique. Une fonction particu-lière – la fonction alpha – s’installe à partir d’une relation suffisamment bonne du bébé avec sa mère. Elle lui permet aussi d’acquérir peu à peu cette capacité de transformation par lui-même. Les éléments alpha constituent une barrière de contact entre le conscient et l’inconscient, car impressions sensorielles et émotions sont d’abord ressenties comme des « choses en soi ». Ce sont les éléments bêta qui doivent être transcrits par la fonction alpha. Le défaut de transcription conduit à un usage excessif de l’identification projective d’éléments bêta non digérés. Cliniquement parlant, le contre-transfert est largement réévalué. Avec le patient psychotique, l’analyste a affaire à une personnalité fragmentée. Des parties de la personnalité dévo-lues à la perception de la réalité sont rejetées en même temps que des éléments de la réalité. C’est ainsi que l’on aboutit à des objets bizarres. Le renversement de la fonction alpha entraîne une situation catastrophique incapa-ble d’apaisement.

Un chapitre 4 sur Le négatif au travail pose un problème complexe à discuter, mais la présentation de François Lévy éclaire ce concept important précédemment mis en valeur par André Green. Les analystes anglo-saxons, comme Winnicott et Bion, ont rencontré dans leur pratique des patients qui ne valorisaient que les relations négatives ou qui attaquaient les liaisons.

Dans le chapitre 5, sur Le développement de la pensée, François Lévy reprend l’idée de Bion selon lequel les pensées sont toujours le produit de la rencontre d’au moins deux esprits et préexistent au penseur. Pour Bion, l’absence de l’objet suscite la pensée puis la constitution d’un appareil à penser les pensées, tandis que dans l’univers psychotique on oscille entre une agglomération fusionnelle et une néantisation. Les pensées apparaissent dans la relation à autrui et c’est pour les penser que doit se développer une activité de penser. Mais, pour Bion, la nécessité de penser est liée à l’expérience de la frustration, à l’absence du sein, ou « non-sein », qui devient une pensée et pour laquelle un appareil pour la penser se développe. Dans le cas contraire, ce qui devait être une pensée devient un « mauvais objet » qui doit être évacué. Le passage de la pensée à la connaissance C suppose la capacité d’abstraire des caractéristiques pertinentes de l’expérience, condition de la croissance psychique. La fin de ce chapitre, déjà très resserré, ne se laisse pas résumer et débouche sur la grille d’évaluation de Bion et sa mise en œuvre.

Le chapitre 6, intitulé Récusation de la causalité, se réfère à Hume qui a montré que la causalité entre deux événements ne résulte de rien d’autre que la constatation répétée de leur succession. « La causalité n’existe pas en dehors de l’esprit qui la conçoit », écrit François Lévy. Bion en a fait la critique à propos du rêve : un acte en rêve semble avoir des conséquences alors qu’il s’agit seulement de séquences. C’est le récit du rêve qui lui confère une temporalité, et donc une relation de cause à effet. La capacité de supporter la frustration requiert bien une certaine temporalité. Bion examine l’ensemble des éléments du mythe d’Œdipe en faisant prévaloir la croissance psychique sur la causalité supposée des événements. Le jeune enfant en a une préconception grâce à laquelle il établit un contact avec ses parents. Un ratage très précoce empêche l’appareil à penser de se développer. Chaque fois que le patient se retrouve confronté à la sexualité, il renverse la perspective. Bion met l’accent sur l’intuition comme anticipation créatrice de l’ana-lyste, comme processus de croissance, positive ou négative et, se démarquant de M. Klein, il envisage une progression multidirectionnelle, chaotique, avec des unions et des séparations, chaque cycle s’accompagnant de transformations. Le temps analyti-que ne peut se saisir que dans l’ici-et-maintenant de la séance.

Le chapitre 7 porte sur les Transformations, ou le réel dans l’analyse. Monet a peint un champ de coquelicots et Bion s’attache à en repérer les invariants. Il s’agit de préciser les instruments de pensée qui nous permettent une représentation de la réalité qui soit partageable avec d’autres. La réalité première inatteignable est notée O par Bion. A partir de O comme origine, toute expression est déjà une transformation de O. L’analyste opère son propre processus de transformation et l’analyse fait partie des processus de transformations. Les transformations sont différentes chez le patient et chez l’analyste, qui sont tous deux porteurs d’invariants. François Lévy aborde les transformations dans l’hallucinose par le cas d’un analysé qui revient après quinze ans et hallucine la bonne odeur de cigare alors que l’auteur a cessé de fumer depuis longtemps. En se laissant lui-même aller à l’hallucinose, l’analyste peut repérer des visions qui étaient présentes chez le patient durant les séances. L’analyste doit aborder chaque séance sans mémoire, ni désir, ni compréhension, de sorte qu’un élément de croissance mentale puisse surgir.

Le chapitre 8, Le groupe et la psychanalyse, montre que le « Un » est la dénégation du groupe qui est premier. Les expériences de Bion avec les petits groupes lui ont permis de mettre en évidence des « hypothèses de base » (dépendance, attaque-fuite et couplage). Fort de ces expériences, il a montré qu’il est inutile de différencier la vie psychique de l’individu, du couple et du groupe. Le thérapeute y occupe toujours une place centrale. Avant qu’il y ait des affects différenciés, Bion pense qu’il y a un « système proto-mental » où le physique, le psychologique et le mental sont indifférenciés, matrice à partir de laquelle naissent les émotions. Les phénomènes proto-mentaux sont liés au groupe d’apparte-nance et les maladies psychoso-matiques y trouveraient leur source. De même, « si la relation groupe-individu ne peut pas donner naissance à une croissance mutuelle, on voit alors que le groupe porte l’individu à une position dans l’Establishment où ses forces sont déviées de son rôle créateur-destructeur vers des fonctions administratives ».

La conclusion met l’accent sur les liens H (hate, haine), L (love, amour – A en français) et K (know, connaître – C en français), mais aussi sur le plaisir et la douleur que l’on peut éprouver par rapport à l’objet. La progression de C est liée aussi à la qualité de l’identification projective et à l’oscillation paranoïde et dépressive. Enfin, l’étude des relations contenant-contenu montre qu’un contenu peut devenir contenant et réciproquement, se différenciant d’une conception mécaniciste de cette relation. François Lévy termine son livre en indiquant que, s’agissant du travail psychanalytique ou de l’évolution de la société, « nous avons à mener une nouvelle bataille pour un débat discipliné, pour l’expansion de la vie psychique plutôt que pour son explosion ».
Le livre se termine par une bibliographie détaillée et par un index des noms et un index des notions.