Le livre s’ouvre sur un morceau d’histoire : dans les années cinquante, à l’hôpital Sainte-Anne à Paris, une équipe de psychanalystes, entourant Julian de Ajuriaguerra, décident d’utiliser l’expérience tonique dans la relation du transfert psychanalytique. Il y a là Jorge E.Garcia Badaracco, Michèle Cahen et Marianne Strauss. Ils mettent en lumière l’importance du dialogue tonico-émotionnel. Se démarquant du training autogène de Schultz, dans un rapport fait en 1960 au premier Congrès de Médecine Psychosomatique à Vittel, Ajuriaguerra insiste sur l’intérêt thérapeutique porté aux difficultés rencontrées par le patient pour se détendre lors de la relation qu’il instaure avec l’analyste. Dans les services des professeurs Delay et Pichot, une équipe de psychanalystes formés à la relaxation (terme qui choisit de prendre pour base signifiante les sensations corporelles elles-mêmes et non les mots) met au point peu à peu la psychothérapie de relaxation. La méthode se développe grâce aux travaux psychanalytiques sur les états-limites, les psychoses et la psychosomatique. Francis Pasche, à partir de sa consultation psychanalytique voisine, apporte son soutien et coordonne les activités de supervision. En 1995, un nouveau chef de service met fin à l’expérience au profit des thérapies cognitivo-comportementales et la formation à la psychothérapie de relaxation doit quitter Sainte-Anne. Elle se poursuit actuellement dans le cadre d’une association présidée par Monique Dechaud-Ferbus : l’Association pour l’Enseignement de la Psychothérapie Psychanalytique Corporelle (AEPPC).
Marie-Lise Roux rappelle que Freud indique que les troubles des patients non névrotiques trouvent une grande part de leur origine dans les tout débuts de la vie psychique et donc dans la période précédant le langage verbal. Le dialogue tonico-émotionnel implique que le thérapeute soit capable d’occuper la place d’un objet primaire « suffisament bon », selon la formule de D.W. Winnicott ; ce qui signifie qu’il soit capable de transformer une expression corporelle en quête de sens en un véritable dialogue. C’est le travail psychique qui fait passer l’excitation, dont la source est toujours corporelle et dont le but est toujours son extinction, à la pulsion dont les divers destins possibles permet d’échapper à la seule répétition liée à l’instinct de mort et à faire sa place à l’objet ; c’est le processus de la « psychisation » dont l’importance a été soulignée par les psychosomaticiens. La Psychothérapie Psychanalytique Corporelle (PPC) vise à permettre l’avènement de ce travail psychique : remplacer la répétition par la remémoration qu’elle cache, celle de la mémoire du corps. Il faut temps et patience pour aboutir à cette évolution. Le principe de la PPC vise à renvoyer la libido en quête de satisfaction extérieure, vers le Moi du sujet. La cure de PPC vise à mettre en travail des paramètres qui ne sont pas absents de la cure classique, mais qui restent silencieux dans cette technique. L’auteur souligne que cet abord peut aussi compléter une cure classique ou en permettre la fin. Le cadre de la PPC reste le même que celui de la cure classique, en particulier avec l’analyse du transfert et la prise en compte du contre-transfert, mais le dispositif en est différent.
Monique Dechaud-Ferbus rappelle qu’en 1938, dans l‘Abrégé, Freud compare le rêve à une psychose de courte durée ; parce qu’il reproduit la situation de régression du rêve, le cadre classique de la séance ne peut convenir à un Moi trop fragile ou fissuré. En 1937, dans Analyse avec fin et analyse sans fin, il avait souligné le poids de l’enjeu de l’originaire, de la trace non tracée, et de la nécessité de sa transformation. C’est une sorte d’hommage à Férenczi qui écrivait en 1931 : « Il ne faut se dire satisfait d’aucune analyse qui n’aura pas assuré la reproduction réelle du processus traumatique du refoulement originaire. ». Pour ce dernier, l’aménagement du cadre a pour fonction de contenir ce processus et d’en permettre la transformation. Pour Ajuriaguerra, le dialogue tonico-émotionnel est centré sur les états du corps en relation avec l’analyste : « Nous utilisons le corps en même temps comme objet de la relation et comme élément unificateur du Moi. »
La PPC s’inscrit dans le corpus des nouvelles approches du travail psychanalytique en face à face, écrit Marie-Alice Dupasquier, avec des patients dont la souffrance n’a pas d’expression psychique reconnue, qui demandent à être « soulagés ». Cette demande est faite dans l’immédiateté, le thérapeute est sommé d’agir : « faites quelque chose pour moi ! » ; la souffrance est peu mentalisée, une douleur accrochée au corps. C’est dans le corps ou dans l’agir qu’est fixé quelque chose de psychiquement irreprésentable, troubles du sommeil, problèmes respiratoires, digestifs, articulaires, musculaires, bref tout ce qui contribue à faire qu’on est mal dans sa peau, mal avec les autres et avec le monde extérieur. Le travail de la PPC cherche à établir des liens à partir de ce que le patient donne à voir, à entendre ; il cherche à favoriser chez lui la survenue d’images, à partir de ses ressentis, pour s’affranchir du lien perceptif au profit du lien représentatif.
Cet « autre divan » que le divan classique, Monique Dechaud-Ferbus le préconise quand le trop d’excitation dévoile l’empreinte de l’inadéquation de l’objet primaire à l’insu du sujet ; la PPC est indiquée devant un quantitatif exacerbé, mais d’autres patients peuvent en profiter, comme en témoigne par exemple les expériences faites sur eux-mêmes par les thérapeutes au cours de leur parcours de formation. Pour les patients qui souffrent des conséquences de défaillances des relations primaires et qui rencontrent des difficultés de symbolisation, la méthode est particulièrement recommandée. Méthode qui, si elle est indiquée pour les patients psychotiques, sera maniée avec prudence, en dehors des épisodes aigus lors desquels on leur préférera les packs et les massages.
« Autre divan », car c’est bien sur un divan que prend place le patient, mais l’analyste va placer son siège devant le patient : voir l’analyste en personne permet au patient de s’assurer de la non disparition de celui-ci malgré ses projections. Cela permet de rétablir une relation homéostasique à partir du corps de l’analyste, de son visage, reflet et miroir, de son regard qui vise à rassurer, de permettre au patient de vérifier l’impact de son action sur l’autre. Le corps est à la fois interne et externe pour le psychisme qui doit en construire une perception à l’intérieur de lui, construction qui rend possible, sur ce socle, la construction psychique qui interagit avec elle (Freud 1938, La Nature du psychisme) ; encore faut-il que des indices de réalité aient été investis par le sujet et ils ne le sont que si un objet-mère-environnement les a préalablement investis et traduits pour le sujet. Cette fonction maternelle comme première traductrice, c’est l’analyste dans la PPC qui va s’efforcer d’en recréer les conditions.
Pourquoi le divan? Dans la cure classique, il sert surtout à mettre le patient dans une situation que l’on peut assimiler à celle du rêveur éveillé, en facilitant régression et auto-observation ; l’expérience de ces cures montre qu’elle n’est pas dépourvue d’avatars parfois bien inattendus. Dans les PPC, le divan est utilisé dans sa fonction de support du patient, en délégation du corps de l’analyste ; il entre alors dans l’expérience vécue en séance. Il a vocation à être utilisé de diverses façons par le patient, dont la qualité renseignera l’analyste sur les mouvements de transfert et les résistances. Support d’étayage, il permet aussi d’évaluer la distance relationnelle que le patient supporte, mais il est aussi pour ce dernier le lieu d’une expérience affectivo-sensori-motrice qui le met en contact avec ses propres sensations et les figurations qu’il peut en avoir. C’est une expérience de régression – et de butées de cette régression – accompagnée par l’analyste dans un co-investissement. Une spatialité particulière se développe : l’analyste est senti dans le dos, par le divan, et vu devant. La conjonction de la dissymétrie du couple analytique et de l’écart perceptif devant/derrière crée une dynamique au fort potentiel de transformation somato-psychique. Cette dynamique rend possible un mouvement d’auto-observation étayé sur l’investissement de l’objet ; Monique Dechaud-Ferbus rappelle que l’auto-observation entre dans la constitution du narcissisme primaire.
Le cadre de la PPC, précise Jacques Morise, permet de prendre en compte les carences d’organisation psychique liés aux défaillances de l’étayage et du contenant primaire qui entraînent une défaillance du pare-excitation. Chez ces patients, on pourra observer des zones de relative indifférenciation entre objet et sujet, monde extérieur et monde interne, avec une expression symptomatique particulière. Du fait qu’elle implique la perception de l’analyste en personne, la PPC requiert un travail contre-transférentiel majeur. Pour Lucie, patiente qui a connu des états mélancoliques, il a été indispensable de revivre une étape d’agrippement à l’objet primaire, métaphorisé par l’étayage du divan sous le regard contenant de l’analyste, pour retrouver une sécurité de base, grâce à la régularité des séances ; c’est ce qui la conduira, au bout de plusieurs années à pouvoir évoquer un premier rêve traumatique, concernant ses parents et ouvrant à un nouveau travail, reposant alors sur la verbalisation.
Entre sensori-motricité et symbolisation, dans la même perspective, J. de Ajuriaguerra et R. Diatkine ont préconisé, chez les nombreux enfants aux prises avec des difficultés d’écriture, la graphothérapie. L’écriture occupe une place essentielle dans la symbolisation, dans les enjeux d’apprentissage et de socialisation, mais le tracé de l’écriture est aussi une projection corporelle agie ; lorsque la « fonction maternelle » a mal géré les premières organisations sensori-motrices, certains enfants qui peinent à se les approprier dans des situations hautement investies par tout leur entourage. Le cadre de la graphothérapie est organisé, précise M-A Dupasquier, pour tenter de dynamiser le processus de symbolisation à un niveau archaïque, en prenant appui sur le mouvement corporel : l’enfant, dans un dispositif de face à face, est invité à réaliser sur une grande feuille des tracés qui ne figurent rien de précis, ni dessin, ni écriture. La feuille comme espace transitionnel entre le sujet et le thérapeute où se rejoignent les regards et les corps de l’un et de l’autre. L’analyste peut parfois intervenir pour étayer cette activité sensorielle, motrice, tonique et rythmique.
Le livre se termine sur un chapitre de François Duparc qui montre le parti que cet abord ouvre pour l’installation progressive d’un cadre avec les patients difficiles que sont les alcooliques, les toxicomanes et ceux qui souffrent de diverses addictions. Certes, pas question ici pour l’analyste de se contenter d’être un miroir, ni de considérer que le symbolique existe depuis le début de la vie et que la parole suffit à capter le sens qui se dérobe. Avec ces patients traumatisés, qui dénient leurs affects ou les défient de façon maniaque, l’analyste, en face à face, s’engage dans la vie même du patient et s’offre à revivre avec lui les traumas occultés ou déniés ; c’est ce que D.W. Winnicott a appelé pour l’enfant le stade de la « présentation de l’objet ».
« Notre but – conclut Monique Dechaud-Ferbus – avec ce dispositif du divan en vis à vis, est d’organiser un espace psychique qui rende capable de symboliser, fantasmer, élaborer, créer des liens, bref des détours pour la vie… ». Bref, pour retrouver du plaisir à fonctionner, à trouver ou à retrouver le « plaisir du fonctionnement mental », sans lequel, aimait à le répéter Évelyne Kestemberg, rien n’est possible…