Cet essai nous invite à penser les formes paradoxales de l’actuel malaise dans la culture, en référence et par différence avec le moment où, à la veille de l’avènement du nazisme, Freud écrivit en 1929 Malaise dans la culture tandis qu’avaient lieu les discussions fécondes d’où devaient naître la « théorie critique » et la future Ecole de Francfort (Adorno, Horkheimer, Fromm, Marcuse…) sensible, dans sa compréhension renouvelée des mécanismes de domination, à la participation du psychisme le plus subjectif aux phénomènes sociaux. « La psychanalyse est-elle aujourd’hui susceptible de contribuer à la compréhension du moment présent, historique et social, dans un dialogue » avec les autres disciplines ? Telle est la question cruciale à laquelle nous confronte François Richard. Rencontrant dans leur pratique les difficultés à être et les douleurs d’exister de leurs patients, du fait de défaillances ou de distorsions dans la rencontre avec leurs premiers autres, les psychanalystes sont directement confrontés à l’infrastructure du lien social et donc au malaise dans la civilisation. Car le processus de subjectivation engagé par la cure analytique ne peut priviégier l’intériorité qu’en prenant en compte son ouverture fondamentale à l’altérité. Les pathologies identitaires-narcissiques contemporaines expriment d’ailleurs un besoin d’altérité atteinte seulement furtivement et en pointillés, ce qui introduit à une pensée du collectif, notamment parce que l’idéal vient suppléer au manque. Le malaise est à la recherche de sa théorie, recherche à laquelle la psychanalyse est en mesure de
coopérer, comme l’ont montré, par exemple, Cornélius Castoriadis et Claude Lefort.
Le premier chapitre de l’ouvrage est consacré à la description interprétative de la spécificité du malaise actuel, et analyse l’économie libidinale contemporaine, l’évolution de la fonction paternelle et la parentalité (est-elle un remède ou un nouveau refoulement ?). Y a-t-il un nouveau malaise de la culture, plus complexe et redoutable que celui que décrivait Freud, car, lié à une rupture avec les formes antérieures de socialisation, il peut susciter le déchaînement des pulsions non seulement agressives mais destructrices, débouchant sur un nouvel état du lien social où peut deferler le « mal absolu » (N. Zaltzman) ? Ou bien sommes-nous confrontés à une mutation du lien social qui renouvelle les formes d’expression du malaise déjà décrit par Freud à partir du conflit entre l’organisation de la communauté sociale et les exigences pulsionnelles. Quelle est la nature et la profondeur des formes actuelles de régression ou d’explosion du lien social ? L’argumentation serrée de Freud montrait déjà la complexité des processus sociaux et du conflit interne à la culture. Mais aujourd’hui une resexualisation de la morale culturelle civilisée et l’affaissement des formes de légitimation de l’autorité peuvent susciter une structure nodale aboutissant à la perversion du surmoi et à des formes inédites de barbarie, où les pulsions sexuelles collaborent avec la pulsion de mort. Des thématiques d’intolérance et de violence liées à la peur comme des actes antisociaux radicaux prolifèrent, dans un déplacement en bloc des comportements sociaux vers des crispations collectives. La tension est plus forte que jamais entre les idéaux de respect d’autrui et de maîtrise des pulsions et l’apologie d’une liberté individuelle expérimentant sans limites les mouvements pulsionnels. Peut-on aller jusqu’à penser que le lien social se décompose ? Une anthropologie psychanalytique peut et doit aujourd’hui penser ces tensions dans une logique de tiercéité, qui s’instaure lorsque le père devient pensable par rapport à sa propre histoire générationnelle (et non plus comme autorité surplombante), ouvrant à une subjectivation capable de surmonter la prégnance des images et de l’immédiateté d’une société-spectacle.
La psychanalyse de l’adolescent ouvre à l’entendement de la complexité des systèmes défensifs des adultes contemporains. Dans la culture contemporaine, le père n’est pas absent, mais il est difficile à représenter. La libération moderne ou post-moderne se retourne contre elle-même parce qu’en refusant les interdits, elle affaiblit sa propre structuration psychique et les formes élaborées de surmoi, ce qui peut conduire à une misère psychique de masse, à une désubjectivation laissant dans une insatisfaction sans recours. Ce n’est pas le retour au passé qui peut apaiser cette tension, mais l’invention d’un futur susceptible de redéfinir les conditions de la coexistence sociale dans une liberté régulée. François Richard pose l’hypothèse d’une forte corrélation entre l’inflation de la notion contemporaine de parentalité (qui tend à recouvrir celle de parenté) et une tendance sociétale à rechercher une solution à l’actuel malaise dans la culture dans une idéalisation du lien social, aux dépens d’une élaboration plus complexe de l’historicité.
Le second chapitre reprend et élabore la notion de lien social à partir des groupes d’adolescents, mettant en évidence le fantasme d’inceste de groupe, le jeu des identifications, les voies de la différenciation. Contrairement à l’apparence, la notion freudienne de « masses » sociales garde une pertinence, et l’auteur intègre à sa réflexion l’apport d’Hannah Arendt. Les figures cliniques privilégient elles aussi l’attention aux processus d’adolescence, tout en interrogeant les deux pôles opposés de la dépression et de la création. Là encore, il s’agit de saisir les fonctionnements indissociablement psychiques et sociaux au vif des changements en cours. La théorie psychanalytique éclaire la pensée du social, mais s’y trouve aussi mise à l’épreuve.
Le dialogue interdisciplinaire vient au fil du chapitre IV se nouer avec la littérature ; William Faulkner et Edouard Glissant sont ici les interlocuteurs privilégiés par François Richard. Le détour par l’autre ne peut que ramener à la reprise d’une critique de la modernité qui prend appui sur la créativité imaginaire de la psyché, éclairant, en référence aux élaborations de C. Castoriadis, les rapports constitutifs entre subjectivation et historicité.
La conclusion souligne bien l’enjeu de l’ouvrage : en opposition avec l’idée courante de sociétés narcissiques qui privilégieraient la réalisation de soi au détriment de la relation aux autres, l’auteur a voulu nous montrer l’aspiration à l’altérité qui traverse le malaise actuel de la culture, et la nécessité d’une perspective claire et ouverte de l’historicité pour la prendre en compte. Mais ceci ne peut se faire qu’en prenant la mesure de la complexité de l’actuel malaise et des pathologies qui y sont afférentes. Dans le contexte d’un monde en mutation, il convient de reconnaître à la fois le malaise comme une crise de croissance et la négativité liée à la pulsion de mort, sans s’émanciper des pratiques cliniques concrètes ; dans ce lieu particulier et ce dialogue singulier qu’est la pratique psychanalytique, se donne à voir la réorganisation d’une société qui a altéré l’ancien principe hiérarchique et qui se confronte à l’exigence fondamentale de culture. La pensée clinique permet de se délivrer des métaphysiques de l’immuable comme des relativismes inutiles, pour configurer un espace possible « pour l’imprévu, la rencontre et l’histoire ».