Le nouvel ordre sexuel

Le nouvel ordre sexuel

Serge Hefez

Editions Kero, 2012

Bloc-notes

Le nouvel ordre sexuel

Le débat actuel autour du  « mariage pour tous », les revendications des homosexuels, des communautés lesbienne, gay, « bi » et « trans », posent les questions de genre de façon frontale. L’interrogation sur le genre est avant tout pour Hefez une tentative de compréhension, en profondeur, de la manière dont chacun d’entre nous s’approprie, ou pas, sa masculinité ou sa féminité et, ajoute-t-il, « tout simplement ce que ces mots peuvent bien signifier ». 

On s’accorde en général à constater une remise en question des fondements de la différence des sexes ; face à ce qui peut apparaître menacer un ordre symbolique universel, l’auteur pense que la psychanalyse possède les outils pour éclairer, interpréter ces transformations pour apaiser les peurs et « participer à la réjouissance du décloisonnement entre les sexes ! ». Il se propose de montrer comment se construisent le sexe et le genre et comment ils nous construisent. 

Convaincu par son expérience de thérapeute du poids de l’inconscient, Hefez rappelle  que, pour Freud, l’opposition masculin/féminin est à la fois biologique, sociologique et psy-chique, et que le masculin et le féminin se prolongent dans une infinité de figures, « chambre d’écho d’une transmission qui remonte à la nuit des temps par des strates d’identifications successives », et qui ont constitué l’inconscient. Comment modeler   le sexuel infantile « infiniment fantaisiste » avec toutes ces injonctions, prescriptions, repré-sentations, ces règles héritées de notre environnement personnel, familial, social, culturel, religieux qui nous entourent et nous pénètrent au plus intime de nous-mêmes ? C’est que l’inconscient est ouvert et libre, mais aussi pétri de peurs et de replis : ces contra-dictions sont la base vivante qui nous constitue et aucune « libé-ration sexuelle » ne pourra jamais épuiser le conflit inconscient généré par la différence des sexes (et des générations).

Il semble bien qu’autour de nous le modèle séculaire du couple monogame hétérosexuel éternel, sur lequel s’appuyaient les fondements de l’organisation du monde, s’effrite, avec des questions qui assaillent notre vie familiale, sociale et politique, telles que la garde alternée, la monoparentalité, la parité, le statut des beaux-parents, la coparentalité… et le mariage homosexuel, à l’ordre du jour. Le mur de la différence des genres, qui sépare de façon bien distincte les hommes et les femmes, avec ses frontières et ses passages obligés est un mur porteur qui organise notre monde depuis toujours. 
Poursuivant la métaphore, Hefez plaide pour un travail subtil pour le remanier avec prudence,  pour l’adapter au monde moderne, améliorer le bâtiment comme savent le faire les architectes pour le moderniser, reprendre la charpente, imaginer des ex-tensions, des ouvertures, pour l’adapter à son temps. « À condition de comprendre la nature même de sa construction, et de s’y atteler en la respectant, sans vouloir tout mettre par terre ». 

Nous sommes de ce monde en tant qu’individus sexués, dès qu’il y a de la chair, il y a du masculin   et du féminin, mais Hefez rappelle que, pour Freud, l’opposition hommes/femmes se pose à la fois dans sa réalité charnelle et dans une différence de penser : « tout le masculin n’est pas dans l’homme, tout l’homme n’est pas mâle, pas plus que le féminin n’est l’apanage exclusif de la femme, qui n’est donc pas qu’une femelle ». On sait que divers auteurs ont vu dans la remise en cause des places respectives de l’homme et de la femme, de leur statut « naturel », en particulier au regard de la parentalité, une menace pour l’évolution de la société, une          « course folle », selon l’expression de P. Legendre. Hefez souligne pourtant que, pour Freud encore, c’est la place du père dans sa fonction symbolique de transmission qui soutient l’archi-tecture de la société et qu’elle se distingue de celle des pères réels (à commencer par celui de Freud lui-même). Toutes les mères, au quotidien, assument des positions d’autorité, exercent une fonction paternelle et « inter-viennent dans la défusion du parent avec l’enfant, dans le rappel de la loi, ou dans la pacification du rapport entre le père et les enfants ».

Les réticences à l’égard de l’homoparentalité procèdent     toujours d’une méfiance fon-damentale face à l’homosexualité, quelles que soient les situations réelles. L’homosexuel serait un individu différent, au rapport à l’autre fondamentalement troublé par des distorsions de son développement, ou son arrêt à un stade narcissique qui l’empê-cherait d’accéder à l’hété- rosexualité normale de l’adulte. Il se prendrait lui-même pour objet d’amour, n’aurait pas accès à l’Autre, à l’altérité. Hefez cite Michel Foucault qui situait cette vision dans le droit fil de la science sexuelle du 19ème siècle. Il cite aussi Lacan : « Au nom de quoi l’analyste parlerait-il d’une norme quelconque ? Sinon, permettez-moi la plaisanterie, d’une malnorme, d’une norme mâle. ». La pensée inconsciente est une pensée libre, rebelle, polymorphe qui fait  en permanence coexister les différences, sans se soucier des contradictions : notre « sexuel in-fantile » se nourrit d’une foule d’identifications qui alimentent une multiplicité d’aptitudes sexuelles et d’identités érotiques. Telle est « la base qui constitue l’identité psychique de chacun d’entre nous : un inconscient à la fois ordonné et totalement désordonné, où raison et déraison, masculin et féminin, paternel et maternel, liberté et contraintes s’affrontent sans arrêt. ». L’ordre sexuel, que nous façonnons et qui nous façonne, est loin d’être figé ; c’est bien ce qu’observe le psychanalyste dans son cabinet, avec ses patients qui ont à forger leur représentation personnelle d’une réalité à la fois naturelle, sociologique et culturelle.

Les ethnologues ont montré que dans les sociétés traditionnelles, être un homme ou une femme et agir en homme ou en femme répondent à des logiques différentes et qu’il existe sur la planète une infinie variété de règles prescrivant cette différence des rôles. Margaret Mead, dans les années 1930, avait fait scandale, par ses travaux en Océanie, en montrant que la grande variabilité des rôles dévolus à chaque sexe permettait de douter sérieusement qu’ils découlent directement du sexe biologique. Hefez rappelle aussi la célèbre phrase de Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient. ». Ce ne sont pas les différences entre les hommes et les femmes qui produisent la société, mais la manière dont la société les met en relation qui étaye leur construction d’individus sexués, ajoute-t-il, et l’égalité des rôles dans le couple, la coparentalité, l’homoparentalité font évoluer l’ordre sexuel. Il écrit : «… Tout ce qui permettra de lutter contre l’exclusion sociale et la clandesti- nité en intégrant l’ensemble des citoyens dans les règles communes de nos sociétés ira dans le sens d’une recon-naissance, d’une pacification et d’une fluidité des liens entre les hommes et les femmes. ». En psychanalyste, il rappelle que l’identité sexuelle de chacun est un « chantier permanent » qui se construit et se complique pendant toute la vie, en grande partie sous l’effet des déterminants incons-cients, et que la position d’homme, comme celle de femme, comporte une part de deuil de la position de l’autre sexe.

Dans un article intitulé « Homo-parentalité : psys, taisons-nous ! » (Le Monde, 25/12/2012), la psychanalyste Sylvie Faure-Pragier rejoint le propos d’Hefez quand elle écrit : « Le psychanalyste n’a pas à imposer un point de vue devant le désir de la société de s’adapter à  la situation existante. Il n’a pas à s’opposer à la volonté de donner aux enfants des homosexuels la reconnaissance de leur filiation, même si celle-ci est contradictoire avec la biologie. ». À ce nouveau livre revient le mérite d’étoffer tranquillement le débat actuel, dans un langage vif, plaisant et particulièrement clair.