Le tourment adolescent (tome 3). Perspectives contemporaines

Le tourment adolescent (tome 3). Perspectives contemporaines

Philippe Givre, Anne Tassel

Editions Puf, 2014

Bloc-notes

Le tourment adolescent (tome 3). Perspectives contemporaines

Le troisième volume du Tourment adolescent, dirigé – comme les deux précédents – par Ph. Givre et A. Tassel, poursuit son œuvre de transmission. Transmission au double sens du terme, en tant qu’il consacre un processus de passation conceptuelle d’une génération d’analystes à une autre, mais aussi par ce phénomène dynamique qui conduit à la relance constante d’une pensée, définie en partage, toujours mue par ce pouvoir de transformation qui lui est intrinsèque : au final, chaque approche, chaque lecture théorico-clinique, s’affirme autant comme l’occasion de l’éprouver en la remettant sur le métier que par l’invitation à laquelle elle soumet chaque clinicien la recevant : « en quoi peux-tu, à ton tour, te l’approprier, la digérer… et la prolonger ? » Une théorie envisagée comme appareil de transformation, dans le but de passer à la vitesse supérieure, tout au moins sur un autre régime théorico-clinique. Ainsi peut-on envisager la puissance d’une théorie à l’aune de l’évidence qu’elle fait naître en son lecteur et de la dynamique psychique qu’elle produit en conséquence. Non pas tant, on l’aura compris, l’évidence qui conduit au truisme et à la pieuse certitude que celle qui pousse à aller y voir de plus près, par soi-même, dans un jeu de pensées « en cascade ».

C’est à ce double exercice que la collection du Tourment adolescent nous invite. Et ce travail s’impose, d’un volume à l’autre, dans l’articulation qu’ils parviennent à réaliser entre une mise en pers-pective diachronique d’approches qui ont donné naissance, au fil du temps, à une psychanalyse de l’adolescent et la manière dont ces théories provoquent des développements métapsycho-logiques constants, des question-nements insistants et des reprises, de nouvelles avancées concep-tuelles et leur exploitation dans des champs de recherche actuels.

La préface de R. Roussillon établit d’emblée les jalons de cette double dynamique de trans-mission. On y lit à la fois l’importance d’une telle compilation pour promouvoir les « spécificités de l’adolescence, (…) ce qu’elle apporte en propre et pas seulement en “après-coups“ » (p. 1) et le prolongement que le contact avec ces constructions « instituées » exerce sur la pensée « en cours » d’un clinicien engagé au plus fort du tricotage théorique de sa propre pratique. On assiste dès lors, dans ce double mouvement, à ce qui consacre la force de l’échange, au-delà du temps qui sépare, avec l’expression de ces accords et de ces divergences aux fertiles conséquences.

D. Agostini et M.-C. Aubray nous proposent une lecture érudite de l’œuvre de R. Cahn. C’est bien entendu sur la trame constituée par le concept de subjectivation que ce parcours se construit, en tant qu’il nous apparaît comme l’exigence d’une appropriation subjective de l’expérience à l’adolescence. Mais un processus de relance perpétuelle du devenir-sujet qui s’étaye fondamen-talement sur une fonction subjectalisante portée par l’environnement. « Le sens est issu de la rencontre » (p. 42) insistent les auteurs, principe ô combien structurant et qui consacre l’influence du « trouvé-créé » winnicottien dans la pensée de R. Cahn. Principe d’autant plus déterminant qu’il est re-convoqué dans le contexte d’inquiétante étrangeté qui caractérise la rencontre avec le corps génital. La prise en compte du registre de l’archaïque dans la relance des conditions de la rencontre au pubertaire incite les auteurs à proposer  l’idée d’une « appropriation digestive-introjective » (p. 55), aux accents bioniens manifestes, comme transcription économique du processus de subjectivation. Il est impossible, dans un format si court, de présenter l’ensemble des considérations et des traductions engendrées par cette rencontre entre auteurs, au demeurant analystes. Je me contenterai d’insister principale-ment sur certains points qui m’apparaissent comme supports de cette dynamique de passage et de relance des perspectives.

Ainsi Ph. Givre, explorant l’œuvre de J.-L. Donnet et précisant avec force développements l’impor-tance de l’évolution du Surmoi dans le processus adolescent, interroge-t-il la fonction anti-désintricatrice dévolue, pour Donnet, à la bisexualisation de cette instance, en partie masculine, pour l’autre partie féminine. Si cette proposition s’impose en sa propédeutique, en quoi, néanmoins, cette propriété nouvelle ne peut-elle être problématisée par l’action d’un pubertaire s’établissant sur un effet de rupture à l’égard de toute velléité psychique pouvant être interprétée comme une fixation ou un retour au régime de la bisexualité infantile ? Dès lors le risque de désintrication n’en devient que plus commun à l’adolescence, et seule son intensité en détermine la portée psychopathologique.

Bernard Brusset engage une discussion intéressante sur la notion d’ « objet parental de transfert », telle qu’elle fut initiée par Ph. Gutton. C’est en reprenant sa définition, jugé par lui ambiguë, qu’il interroge la spécificité de la dynamique transféro-contre-transférentielle dans la clinique de l’adolescent. S’agit-il, dès lors, « (d’une) image parentale de l’enfance ou de la latence, (d’une) figure oedipienne ou (d’un) déplacement d’une instance, (de) l’instance du moi ou du surmoi de la deuxième topique, ou encore (de) l’idéal du moi sur le modèle du parent de même sexe au décours de l’Œdipe, (de) l’idéal du moi post-œdipien selon Freud, ou, lacaniannement, (de) l’adresse de sa parole ? » (p. 171). Ce questionnement est d’autant plus pertinent qu’il rejoint l’évolution actuelle de Ph. Gutton sur ce concept, à travers, entre autres, l’usage qu’il fait de l’expression   « autre humain adulte », déjà formulée par Jean Laplanche. F. Dargent, en reprenant chez Ph. Jeammet les éléments qui consacrent une tension consub-stantielle à l’adolescence entre besoin d’objet et menace narcissique, souligne l’effet de violence du paradoxe ainsi généré. L’accent mis d’entrée sur ce contexte de « contrainte paradoxale » (p. 197), donne tout le relief nécessaire afin d’appréhender aussi bien les orientations théoriques prises par Ph. Jeammet pour décrypter les fonctionnements psychiques à l’oeuvre à l’adolescence que les modalités techniques et les aménagements de cadre qui en découlent en ligne directe.

S’appuyant sur l’œuvre d’A. Birraux et le rôle central joué par l’organisation phobique à l’adolescence, A. Tassel décrit la dialectique des enjeux identi-ficatoires et d’investissement, au plus près d’une clinique où la pensée reste entachée d’un haut risque persécutoire. On connaît la place que l’étude des conduites traumatophiliques chez l’adoles-cent occupe dans les apports théorico-cliniques de J. Guillaumin. I. Bernateau en rappelle les perspectives non sans insister, au préalable, sur la dialectique qu’il convient d’établir entre deuil, perte et séparation dans le processus adolescent : la notion de deuil, convoquée par Guillaumin pour décrire le travail de désinvestissement des objets œdipiens, ne peut faire l’objet d’une correspondance termes à termes, tant la spécificité du travail psychique engagé au pubertaire est distinct d’un travail de deuil en tant que tel.
Il convient plutôt d’insister sur ce qui, à travers la convocation agie de la séparation, apparaît comme stratégie de « contre-inves-tissement  du deuil » (p. 291) ou, comme le formule Guillaumin, « conduite principalement active de devancement de la perte et du deuil » (ibid.).

Enfin, Ph. Givre clôt ce travail d’exégèse en nous rendant sensible, à travers la traversée de l’oeuvre de F. Ladame, la distinction qu’il convient d’établir dans la clinique adolescente entre acting et expérience, la dernière étant « au service de l’intégration » (p. 328). C’est la fonctionnalité du préconscient qui apparaît alors comme enjeu essentiel.

Au final, cet exercice majeur d’appropriation subjective de la pensée d’un autre n’est-il jamais plus puissant que lorsque, se déjouant du risque hagiogra-phique ou même de la simple présentation didactique d’un auteur et de son œuvre, il affirme comme principal enjeu la relance conceptuelle et le potentiel d’élaborations à venir que ces théories déjà pensées continuent de porter en germe.