Les paradoxes de l’empathie

Les paradoxes de l'empathie

Alexis CukierPatricia Attigui

Editions CNRS Éditions, 2011

Bloc-notes

Les paradoxes de l’empathie

« Constituer pour le lecteur un moteur et un instrument de questionnement des ambivalences, problèmes et paradoxes de l’empathie », tel est le projet du riche ouvrage collectif coordonné par Patricia Attigui et Alexis Cukier, publié par les éditions du CNRS, connues pour être le porte-parole de la recherche européenne. Dans un esprit de transversalité qui  confère une dynamique à l’ensemble en donnant la parole à des 
psychologues, psychanalystes, neuroscientifiques, philosophes et socio-logues européens et américains, l’ouvrage met au travail la notion d’empathie (partant du constat de sa requalification récente) afin de renouveler son approche et sa portée aussi bien théoriques que cliniques, éthiques et sociales. 

Le souci d’organiser la pensée autour de la notion de paradoxe, c’est-à-dire de reconsidérer les vues communément admises tout en mettant en tension les aspects apparemment contradictoires, est annoncé d’emblée et constitue le fil conducteur de ce livre. Si l’ouvrage frappe par son dynamisme, c’est peut-être parce qu’il réussit le pari de problématiser la notion d’empathie et de la complexifier tout en préservant la clarté et la cohérence du propos. L’enjeu est de faire des liens entre les disciplines tout en évitant la confusion, et en circonscrivant clairement le champ propre à chacune. On est alors sensible à la démarche : la mise au travail des paradoxes se fait en articulant théories et 
pratiques. Les différentes théories sont mises à l’épreuve des expériences concrètes, qu’elles soient cliniques ou sociales. Il s’agit ainsi, annoncent les auteurs, d’appréhender l’articulation problématique entre la nature de l’empathie et les diver-ses expériences intersubjectives qu’on peut en avoir. 

L’ouvrage, longuement introduit, est composé de quatre parties bien distinctes.

La première partie réunit cinq contributions de professeurs de philosophie et de neurosciences français, italiens et américains ; elle s’intéresse aux mécanismes de l’empathie et à son fonctionne-ment du point de vue de la recherche scientifique, philoso-phique et épistémologique. Parmi les paradoxes, les auteurs mettent en avant le fait que l’empathie se situe à l’interface de deux axes en apparence contradictoires, une dimension affective, celle du partage immédiat, et  une dimension cognitive, celle de la compréhension des représentations et des affects. Mais la notion ne saurait se réduire à une opposition aussi sommaire, et c’est dans l’entre-deux que va se développer la réflexion. Le débat se fonde sur une problématisation des travaux sur la « Théorie de la Simulation » et des critiques de la « Théorie de la Théorie », mis en perspective avec les découvertes neuroscientifiques récentes, notamment concernant les neurones miroirs. 

La seconde partie réunit cinq contributions d’analystes spécialistes en psychopathologie de l’adulte, en clinique adolescente, en périnatalité et en ethnopsychiatrie ; elle est centrée sur la question de l’empathie en psychanalyse. Les contributions consacrées à l’approche psychanalytique d’une notion qui, bien que n’ayant pas de statut métapsychologique clairement défini, connaît actuellement un regain d’intérêt, sont particulièrement intéressantes. C’est ainsi que nous nous attarderons davantage sur cette partie. 

Dans un premier chapitre, Daniel Widlöcher, à partir d’un développement autour de la notion de co-pensée, tente de circonscrire les relations et les limites entre l’empathie, la transmission de pensée et l’identification projective, en lien avec certains aspects historiques de l’évolution de la technique analytique. Cette notion de co-pensée, créée par l’auteur, est au centre du propos. En entraînant l’analyste dans les mouvements associatifs de ses pensées, en suscitant des mouvements convergents entre son processus de pensée et celui de son analyste, le patient permettrait à l’analyste une compréhension anticipatrice de ce qui se passe pour lui, anticipation propice à l’instauration de l’empathie, que l’auteur s’attache à distinguer de la transmission de pensée. Ainsi, par le truchement de mécanismes d’identification en lien avec le travail associatif, l’analyste se construit une représentation proche de l’état mental de son patient. A l’inverse, les moments où les représentations de l’analyste s’éloignent et où la co-pensée diverge sont qualifiés de néguempathie. 

Laurence Groix propose une réflexion plus spécifiquement ancrée dans son expérience d’analyste d’adolescents. Elle cherche particulièrement à cerner l’impact des différentes figures de l’idéal, toujours convoquées dans les traitements adolescents, et qui peuvent pervertir la relation analytique et les capacités empathiques du thérapeute. Les écueils en termes de risque de rupture sont appréhendés. 

Sylvain Missonnier quant à lui s’intéresse à l’empathie telle qu’elle est abordée dans la dernière partie de l’œuvre de Serge Lebovici. Les anticipations des mères – et par extension des analystes – rendent possible l’actualisation des affects virtuels du nourrisson ou de l’analysant. Cette anticipation est une constituante essentielle de l’empathie. L’équipe du Centre Georges Devereux, menée par Lucien Hountpakin, propose de repenser les questions épistémologiques que pose aujourd’hui la rencontre clinique dans le cadre de la migration. Enfin, Patricia Attigui, à partir du récit des moments-clés de la cure d’une jeune femme, propose un modèle d’écoute qui passe par l’investissement d’un pôle psychique hallucinatoire. L’analyste, devenu un medium malléable, est en contact avec une sensorialité porteuse de sens. L’investissement du perceptif, notamment à travers l’écoute des rêves, permet l’empathie, alors que l’interprétation risquerait d’entraver le processus analytique.

La troisième partie, associant cinq textes de philosophes et de chercheurs en psychologie, est construite autour des paradoxes de l’empathie dans le domaine des sciences sociales. La notion d’empathie étant controversée dans ce domaine du fait de sa non-scientificité et de sa connotation du côté de l’intersubjectivité au détriment du social, les auteurs s’attachent à lui redonner des lettres de noblesse. On soulignera l’intérêt des deux derniers chapitres, directement ancrés dans la recherche sur le terrain, notamment la dernière contribution qui s’intéresse aux intermittences de l’empathie générées par la condition de vie des animaux élevés    industriellement auprès des travailleurs qui les côtoient. 
En parallèle, l’auteur propose une réflexion sur l’analyse du contre-transfert du chercheur en clinique du travail. 

Enfin la quatrième partie problématise la notion d’empathie dans le domaine moral en regroupant les contributions de philosophes et de chercheurs en sciences politiques. Le rôle de l’empathie dans le jugement moral est appréhendé dans une perspective historique. Le geste moral empathique, consistant à se mettre à la place d’autrui, est appréhendé. Les rapports entre catégorisation sociale et empathie sont analysés à l’appui d’exemples phénoméno-logiques, historiques et sociaux concrets. Enfin, un examen critique  du rapport entre réification et 
empathie est proposé.  

Pour conclure, nous insisterons sur l’intérêt de cet ouvrage, aussi bien dans la présentation des nouvelles perspectives théoriques ouvertes par la recherche pluridisciplinaire que dans la présentation des chantiers de réflexion ouverts par une notion dont on aura saisi toute la complexité. Ajoutons que l’ouvrage est accompagné d’une bibliographie susceptible de cons-tituer une référence en matière de synthèse des données actuelles sur le sujet. Il constitue ainsi un outil de travail particulièrement utile à toute personne intéressée par le sujet.