L’insaisissable histoire de la psychanalyse

L'insaisissable histoire de la psychanalyse

Sabine Prokhoris

Editions Puf, 2014

Bloc-notes

L’insaisissable histoire de la psychanalyse

« C’est en tout cas de l’urgence à penser, chaque jour, au cas par cas, ce dans quoi nous œuvrons comme psychanalystes, que procède le périple, hasardeux sans doute, auquel nous convions maintenant le lecteur aventureux. » L’aventure continue donc, et il faut en avoir le goût pour suivre Sabine Prokhoris dans sa tentative de cerner toujours plus explicitement, au fil de chacun de ses ouvrages, ce qui s’exhale d’insaisissable, et pourtant de si consistant, du fond de l’expérience analytique, interrogé aujourd’hui dans sa dimension historique – ou plutôt historicisante : c’est là en effet la torsion qu’elle nous propose pour penser autrement l’invention freudienne au regard de l’Histoire. Cette aventure n’a rien pour plaire. Aux antipodes du film hollywoodien qui promet de récompenser l’angoisse par quelque happy end bien méritée, où se reconstruira « presque » à l’identique l’ordre unitaire d’un monde un instant ébranlé, l’auteur nous entraîne dans un « lacis de ruelles en tous sens arpentées », dont le désordre paraît être le point de départ autant que d’arrivée. C’est seulement au prix de l’admettre d’abord, et fondamentalement, que cette errance s’avère alors plus orientée, ordonnée, qu’on ne l’aurait cru. L’angoisse n’est plus ici un outil d’érotisation, mais de recherche. L’enjeu n’est plus de la faire disparaître, mais au contraire de l’accueillir, non pas seulement comme hôte étranger (philo-xenos), mais comme compagnon d’une aventure dont elle constitue bien plutôt l’irremplaçable boussole. Ce désordre n’est pas une pétition de principe, ou quelque artifice dramatique destiné à faire du film d’aventure un film d’épouvante : c’est un constat qui relèverait de l’évidence, si quelque « résistance » ne tentait pas, inlassablement, de nous convaincre du contraire. Il suffit d’écouter. Le dispositif analytique ne fait ici que mettre en lumière un phénomène perceptible dans le moindre « propos d’autobus » -où l’auteur épingle chez Lacan un « dédain » certes repérable, mais peut-être insuffisamment dialec-tisé : contrairement à toute attente, la parole, loin de constituer le sage médium d’une pensée articulée et cohérente, erre par essence, dans la langue commune, comme un océan, calme ou « déchaîné », dont rien ne fournit d’emblée la loi de gravitation qui règlerait le cours de ses marées – tout comme chez Freud, on le sait, la pulsion est « exigence de travail » dénuée de mode d’emploi. Tout l’effort de l’auteur est alors, dans un premier temps, de nous détourner de la fascination de cette loi explicative tant espérée, où ce désordre se réduirait à néant – ou à quelque fétiche « scientifique » qui le désignerait d’un mot magique : « Symbolique », « différence des sexes », etc. -, pour attirer notre attention sur ce qui structure, imperceptiblement, son mouve-ment apparemment brownien, et dont procède le sol de la pensée freudienne (et sans doute, par là, « son extrême pouvoir de diffusion »). A travers les fluctuations, mais aussi la déconcertante constance du « sens commun », de cette « opinion » dont Bachelard lui aussi soutenait qu’elle « ne pense pas », Sabine Prokhoris nous invite à saisir cet insaisissable alliage du « je » avec le « nous » où Michel Foucault définit la notion même d’expérience : « quelque chose que l’on fait tout seul », mais qui ne se construit comme tel qu’à travers le reflet d’autres subjectivités. Si l’expérience fait sens, ce n’est pas par application mécanique d’un savoir « savant » préalable, mais par création toujours neuve, affectivement réfléchie – comme on dirait d’un miroir – au savoir « flou », supposé pourtant (à tort, et c’est tant mieux) à la langue commune, et en cela, indissociablement subjective et partagée : une « autorisation » qui serait à entendre comme « devenir auteur ». Cet « effet » de sens, qui doit moins au dictionnaire qu’à un certain « rythme », et ne résulte d’aucune « cause » mécanique mais d’une « origine » – agie sans doute, et pourtant à jamais enfouie, telle un « point gris » de Klee, dans les labyrinthes de la mémoire -, fournit l’étalon de ce qu’on peut entendre alors comme « effet de la psychanalyse », constitutif d’une « histoire » : aux antipodes, on le devine, d’une
« doctrine » qui aurait influencé de son seul souffle les esprits savants, selon une chronologie ordonnée, sinon nécessaire, en tout cas impeccablement hiérarchisée.

Après que Lacan – ou peut-être plutôt sa « vulgate » – ait dans un premier temps servi, non sans humour, de contrepoint « dogma-tique » à la vibrante incertitude de l’élaboration freudienne, c’est Elisabeth Roudinesco qui illustrera d’abord brièvement cette concep-tion de l’histoire « autoritaire », aux antipodes de Foucault, Wittgenstein, Benjamin ou Pierre Guyotat. D’autres contre-exemples suivront, tirés de la littérature analytique, où l’autorité fait paradoxalement recette. L’histoire qui se dessine ici condense en effet en un « événement », non pas un passé faisant date, mais un présent relu dans l’effet d’après-coup d’une mémoire. Par le même mouvement qui aura exigé d’abord de privilégier le désordre du dit sur l’ordre du savoir, l’accent est ici porté, non là où on l’attend, sur le récit « historique » qui s’en déduira, mais sur le moment même où il se fabrique, non plus tant entre un « je » et un « nous » qu’entre un « je/nous actuel » et un « je/nous passé ». On pense ici à l’insistance freudienne à soutenir que l’essentiel du rêve est dans sa fabrication – son « travail » – et non dans son récit, qui n’en est que « l’effet ». Cette histoire ne sera donc pas le catalogue officiel et ordonné des événements défunts, mais une incessante création actuelle, revendiquant pour ainsi dire une subjectivité qu’on voudrait tant évacuer d’ordinaire – mieux : la redessinant comme telle. « L’histoire de la psychanalyse » n’est plus une mémoire catéchisée de l’épopée freudienne : c’est, par une percutante subversion signifiante, la levée d’un certain refoulement sur la façon dont le sujet s’y engage, et en somme s’y (re)trouve – fût-ce dans une incontournable influence « mona-dique » avec le « nous » dont il s’extrait.

C’est une « histoire de la psychanalyse » comme Rabelais a pu dire du rire qu’il était le « propre de l’homme ». Si elle en conserve le souffle « épique », c’est pour le réinsuffler, par la redécouverte d’une parole vivante, entre les pages du catalogue à prétention scientifique. C’est en cela que la psychanalyse participe alors de l’Histoire, en la rappelant implacablement à l’existence de ce « clinamen », de ce « bougé » subjectif par où elle se fait récit (vivant), et au-delà, en participant, comme une partie de l’art et de la philosophie du XXème siècle souvent évoqués ici, à l’acceptation d’un monde à déchiffrer à partir de ses désordres (auxquels, insensiblement, elle participe), et non plus de ses ordres établis – à commencer bien sûr par ses « ordres sexuels », dont l’actuelle mise en question occupera plus particulièrement la dernière partie de l’ouvrage. Sans doute cette histoire devient-elle « insaisissable » comme telle, puisqu’elle fait confiance à l’imprévisible sujet de l’inconscient : là n’est pas son défaut, mais tout au contraire, l’essentiel de son intérêt.  A bon entendeur…