La parution de cet ouvrage de Catherine Azoulay et Michèle Emmanuelli, assistées par Denis Corroyer pour la partie statistique, atteste de la vigueur et de la rigueur de l’École de Paris,aujourd’hui dirigée par Catherine Chabert, et à laquelle les auteures appartiennent. L’avant-propos, rédigé par Nina Rausch de Traubenberg, inscrit ce travail dans la continuité générationnelle et la vitalité des transmissions qui ont abouti à cette actualisation des cotations. Elle y évoque d’ailleurs les fondateurs car ce Nouveau Manuel succède au Livret des cotations des formes de Cécile Beizmann publié en 1966, qui était élaboré à partir d’une compilation des cotations de Hermann Rorschach, Samuel J. Beck, Ewald Bohm et Marguerite Loosli-Ustéri. Celui-ci est construit sur la recherche statistique : 278 protocoles de sujets non consultants, âgés de 13 à 25 ans, ont été examinés, puis ont été extraites les réponses à dominante formelle en leur appliquant un traitement statistique de fréquence. Le recueil des protocoles a été effectué par des psychologues cliniciennes sensibilisées à l’approche psychodynamique, et les cotations référées à La pratique du Rorschach de Nina Rausch de Traubenberg (1970), ont été harmonisées collectivement. Cette recherche s’est déroulée sous l’égide du Laboratoire de psychologie clinique et de psychopathologie de l’Université Paris Descartes.
Comme l’indique C. Chabert dans sa préface, cet ouvrage constitue un événement pour les projectivistes cliniciens et chercheurs : à la fois novateur et actuel, il est issu d’une recherche qui cible l’analyse précise et quantitative des contenus des réponses Rorschach, mais il s’inscrit aussi dans une filiation psychanalytique clairement affirmée depuis que N. Rausch de Traubenberg a introduit en France la méthode psychanalytique d’interprétation du Rorschach qui sous-tend les procédures de passation, de cotation et d’interprétation. Catherine Chabert en rappelle les grands principes et les cadres cliniques : loin de toute formalisation excessive et inhibitrice, la procédure de passation privilégie toujours le processus associatif, au fondement de la théorie psychanalytique et de la méthodologie projective. Cette liberté fantasmatique nécessite un cadre pour pouvoir s’exercer, être communiquée et partagée : la situation projective comporte trois éléments, le clinicien, le sujet et le matériel, et une contrainte perceptive, ce qui la distingue de la cure analytique. À cette condition, le sujet peut déployer deux conduites psychiques essentielles, la perception et la projection, fortement mobilisées par le matériel non figuratif du Rorschach, reproduisant ainsi de manière condensée la confrontation aux exigences souvent opposées de la réalité interne et de la réalité externe, et les modalités de compromis que tout être humain doit mettre en place. Le texte de Freud (1911) Formulations sur les deux principes du cours des évènements psychiques1est cité car il s’applique parfaitement aux objectifs de la clinique projective : il s’agit de tenir compte du principe de réalité en respectant le contenu manifeste, perceptif, tout en préservant « la création de fantasmes », que Freud associe au jeu et au rêve, et qui s’exprime dans la résonnance au contenu latent au Rorschach. La référence essentielle à la métapsychologie freudienne permet d’évoquer également un autre texte de Freud, La négation 2 (1925), qui résume bien les apports de cet ouvrage, car il y est question du jugement d’existence qui doit « concéder ou contester à une représentation l’existence dans la réalité ». C’est à ce travail de symbolisation que se sont livrées les auteures de l’ouvrage, en mettant en place une démarche scientifique qui permet de décider si une représentation appartient à un fond commun de pensée, partageable par différents individus. C. Azoulay et M. Emmanuelli démontrent une fois de plus combien tout matériel et matériau peut prendre relief et s’éclairer à la lumière de la démarche clinique, étayée par une cohérence méthodologique déjà brillamment mise au travail dans la clinique projective de l’adolescence et dans leurs travaux respectifs.
Rappelons les principes qui guident la démarche d’analyse et d’interprétation du Rorschach, logiques initiées par H. Rorschach lui-même : la cotation des réponses est un préalable nécessaire à l’interprétation clinique et renvoie aussi le psychologue au principe de réalité à travers la prise en compte des données de la population de référence. Il s’agit de coder les réponses du sujet, de les regrouper en facteurs, puis d’établir des comparaisons normatives, ce qui permet dans un premier temps de repérer de grands axes comme le rapport à la réalité, la socialisation et les identifications. Les cotations permettent de répondre à trois questions essentielles afin de cerner trois grandes catégories conventionnelles déjà déterminées par Rorschach : où ? (la localisation de la réponse), pourquoi ? (ce qui a déterminé la réponse), quoi ? (le contenu de la réponse), et on peut y ajouter une quatrième catégorie avec les réponses dites banales qui concernent certaines réponses données par un sujet sur six. Ces cotations donneront lieu à des calculs qui seront synthétisés sous la forme d’un psychogramme qui ne constitue qu’une étape comparative. Cette première étape correspond au premier volet de cette recherche, déjà publiée dans la Revue de Psychologie Clinique et Projective3. Ce volet permet de réviser les données normatives à l’adolescence, qui n’avaient jamais fait l’objet d’une recherche spécifique en France. Il met à la disposition des cliniciens un outil valide et discriminant, répondant aux critères de rigueur scientifique, car il ouvre sur des comparaisons intra-groupes et inter-groupes entre les sexes, les tranches d’âge et les catégories socio-professionnelles. Fidèles à leur approche psychodynamique, les auteures y analysent les résultats, et notamment les changements qualitatifs qui révèlent une approche perceptive plus globale, et un moindre contrôle formel : cette évolution est-elle liée aux données socio- culturelles, et notamment aux nouveaux modes imagés de transmission des informations, ou bien concerne-t-elle seulement cette population relativement jeune (13-25 ans) ? Les prolongements prévus avec d’autres tranches d’âge et les recherches futures que ces questions ne manqueront pas de promouvoir, permettront de répondre plus précisément.
Le second volet, objet de l’ouvrage présenté ici, propose, de manière extrêmement pointue, une base actualisée de données essentielles tels les déterminants formels et à dominante formelle, et les localisations comprenant les G (réponses globales) les D (grands détails ou détails fréquents), les Dd (petits détails ou détails rares) les Dbl (détails blancs) et les Ddbl (détails blancs rares). Pour chaque planche, les réponses des sujets sont répertoriées en fonction de leur adéquation perceptive (F+, F-, F+/-) et de leur localisation dans l’ensemble de la planche ou dans ses détails. Les bases statistiques ont permis de statuer sur la qualité formelle des réponses d’une part, et sur leur qualification de réponses-détails rares ou fréquentes d’autre part, sachant que ces critères relèvent d’une adaptation de base à la réalité et d’un ancrage social qui témoigne d’identifications stables et souples. Concernant les localisations, il est essentiel de pouvoir distinguer les cotations D et Dd, toujours dans la perspective d’une saisie perceptive commune qui signe l’adhésion à une pensée collective de base. Les D étaient d’ailleurs appelés « détails interprétés par les normaux » par Nina Rausch de Traubenberg (1983, p.50)4… Pour H. Rorschach, les grands détails étaient prégnants perceptivement, et une liste pouvait être établie sur ce critère. En 1925, Ernst Löpfe-Benz propose un critère statistique portant sur les détails rares qui doivent correspondre à une découpe choisie moins d’une fois sur 22, ce qui correspond à 4,5% des sujets. Les auteures ont conservé ces critères en y appliquant des analyses statistiques précises auxquelles ont été également soumises les listes de D et de Dd déjà existantes (S. Beck, C. Beizmann et liste française, liste de J. E. Exner). Mais c’est l’actualisation à la fois qualitative et quantitative des réponses formelles qui constitue le point d’orgue de ce travail, et qui vient répondre aux attentes des cliniciens, tout en coupant court aux critiques concernant l’interprétation psychodynamique du Rorschach : C. Azoulay et M. Emmanuelli jouent remarquablement d’une méthodologie croisée qui repose sur deux éléments pour déterminer la qualité formelle d’une réponse : le facteur quantitatif et le facteur qualitatif.
Pour le facteur quantitatif, les auteures conservent le critère retenu par J. E. Exner 5, à savoir que les réponses F+ (correctes au plan perceptif) doivent être proposées par au moins 2% des sujets. Un travail de classification conséquent répartit les réponses en catégories sémantiques sur-ordonnées, par exemple à la Planche V en G : « chauve-souris, oiseau, oiseau préhistorique, oiseau de BD, papillon, goëland, mouette (…)» s’inscrivent dans la même catégorie sémantique des réponses formelles « oiseau, papillon, chauve-souris » et elles se rangent ensuite dans la cotation A pour animaux.
Le facteur qualitatif est établi par un groupe d’experts ayant une expérience clinique approfondie dans ce domaine, qui ont statué sur l’adéquation perceptive des réponses des sujets, ce qui a pu infirmer les statistiques dans un certain nombre de cas, pour des réponses inédites. H. Rorschach avait adopté cette démarche pour des réponses dites « originales », données une fois sur cent, donc éloignées des modalités plus conformes habituellement mises en œuvre. Ces réponses mobilisent des capacités de transformation du percept, une mobilité de la pensée et une aptitude à la « fantaisie » au sens freudien, qui relèvent de la créativité. Cotées différemment au plan quantitatif et qualitatif, elles pourraient constituer un indicateur de créativité fort intéressant pour la recherche clinique.
Cette créativité est tout autant sollicitée pour le sujet confronté à l’énigmatique Rorschach, que pour le clinicien face aux productions d’un sujet, dans une mise en abyme qui mobilise les mêmes processus psychiques : donner du sens, interpréter globalement puis en détail et en finesse, tout en respectant les contraintes perceptives, spatiales, temporelles, et les cadres relationnels et cliniques. Au moment où la rigueur scientifique est souvent et malencontreusement assimilée à la seule démarche quantitative, il est important de rappeler qu’elle ne constitue qu’une étape, et que ce qui garantit véritablement la compréhension du fonctionnement psychique du sujet, ce sont les référentiels théoriques choisis et mis à l’épreuve par le clinicien. Catherine Azoulay et Michèle Emmanuelli le démontrent en offrant aux cliniciens des données fiables et récentes, qui enrichissent la méthodologie projective et ouvrent de nouvelles pistes de réflexion et de recherche soutenues par une cohérence épistémologique.