Claude Balier est un psychanalyste qui s’occupe depuis de nombreuses années d’une catégorie de patients ne fréquentant guère d’ordinaire les psychanalystes; ces hommes pour la plupart jeunes, ont des comportements anti-sociaux violents, délictuels voire criminels qui les ont conduit en prison.
Le propos de Claude Balier est double : il cherche à comprendre leur fonctionnement mental et l’origine de leur criminalité, et en même temps, il leur propose un traitement d’ordre psychanalytique pour travailler avec ceux-ci sur ce fonctionnement et tenter de mettre en place une prévention des récidives. Ce livre est passionnant car il est d’une grande richesse sur le plan scientifique et humain. Il ne traite pas seulement des déviances criminelles, qui ne touchent heureusement qu’un nombre restreint d’individus mais ouvre des perspectives plus générales comme si l’auteur nous invitait à regarder à la loupe les déviances de notre société et les nouvelles pathologies qui s’y développent.
Dans ce livre, nous sommes loin des considérations de Freud sur « les criminels par conscience de culpabilité » (1916). Pour soulager une tension intra-psychique liée à leur culpabilité oedipienne, ces criminels commettent un délit qui les conduira à être châtiés, nous dit Freud. A l’orée du XXIè siècle, notre organisation socio-culturelle a bien changé et de nouvelles perspectives psychanalytiques se sont dégagées, en particulier autour du concept « d’états-limites ». L’auteur nous invite à écouter des hommes détenus pour avoir violé, parfois assassiné, des femmes ou souvent des jeunes enfants. Nous sommes saisis par ces témoignages qui constituent le matériel d’un travail métapsychologique extrêmement minutieux.
La lecture de ce livre nous confronte à des fonctionnements psychiques composites caractérisés essentiellement par une défaillance narcissique grave et une lutte acharnée pour éviter la pensée dans l’Acte, visant à sauver le Moi de l’effondrement. L’acte représente le point de rencontre entre l’irruption pulsionnelle venant du dedans, et la perception, extérieure. Pour se sauver de la catastrophe, ces sujets recourent à des mécanismes défensifs aussi radicaux que le clivage de leur Moi et le déni de la réalité. L’auteur propose de ranger ces cas dans le registre de ce qu’il nomme « la perversité sexuelle ». Il s’agit d’une entité proche de la psychose et de perversions sexuelles ou morales, mais qui en est distincte. Elle se caractérise par un narcissisme à l’état pur, redoutablement destructeur, conduisant à la négation de l’autre.
Chez ces sujets, la construction de l’objet interne est défaillante du fait d’une relation carentielle grave à l’objet Primaire, maternel. Au coeur de cette problématique se profile une menace hallucinatoire d’envahissement, de pénétration et donc de fusion avec l’objet Primaire, venant mettre en cause leur cohérence interne, leur identité. L’auteur de viols lutte contre cette angoisse intrusive de la part de l’objet maternel et contre sa propre tentation de fusion. Pour échapper à l’anéantissement de son Moi, lors d’un afflux pulsionnel immaitrisable, le violeur a recours à l’acte. Il s’agit alors, pour lui de remplacer la perception extérieure confondue avec la menace hallucinatoire intrusive, par une démarche active d’emprise sur une victime. Par ce truchement, s’opère un triomphe mégalomaniaque sur l’objet Primaire si menaçant. Il devient impérativement nécessaire de pénetrer-violer pour effacer son propre désir d’être pénétré! Après l’acte, grâce au clivage, le criminel peut reprendre le cours de sa vie, comme si l’acte restait hors du champ mental; cependant, la mentalisation fait retour au travers de cauchemars, de phobies qui permettent d’aborder avec ces malades leur fonctionnement psychique et ses zones d’ombres couvertes par le déni, souvent pour leur plus grand soulagement. Face à de tels dysfonctionnements psychiques, quelles sont les propositions thérapeutiques et préventives proposées par l’auteur, à ces malades, pour les sortir de leur enfer personnel ?
Un psychanalyste peut venir en aide à ces détenus se portant volontaires pour être soignés. Il ne pourra établir une relation psychothérapeutique avec ceux-ci qu’à la condition d’un travail institutionnel avec une équipe soignante. Ainsi pourra se mettre en place un cadre bien délimité au sein duquel pourra s’établir, par étayage, une relation d’objet avec le psychanalyste, qui permettra la construction d’un bon objet interne. Cet objet externe devient le représentant symbolique d’une protection paternelle ou maternelle, assurant un cadre protecteur et pare-excitant. Un travail rigoureux va s’en suivre grâce à un contrat thérapeutique dans lequel le thérapeute devra constamment lutter contre ses contre-attitudes, ne devant pas se laisser piéger par la séduction, la manipulation, la tentation du double.
Pour conclure, on ne saurait suffisamment recommander la lecture de ce travail passionnant, qui nous éclaire sur le fonctionnement psychique et la douleur ancrée dans ces individus qui se sont révélés dangereux. L’auteur nous ouvre une porte sur la compréhension de ce qui se joue lors d’un acte sexuel violent, agi, pour ne pas être pensé. Ainsi s’ouvriront des perspectives sur un travail de prévention, en deçà du délit sexuel, qui pourraient être fort utiles à tous les travailleurs de la santé mentale, aux pédagogues, éducateurs et magistrats qui s’occupent d’enfants en danger, étant exposés à des maltraitances. Ceux-ci, laissés pour compte pourraient à leur tour devenir des délinquants, auteurs potentiels de crimes sexuels sous l’emprise d’un processus d’identification à l’agresseur.