Sous un titre et un sous-titre qui peuvent surprendre, les auteurs proposent un voyage d’une érudition aussi originale que remarquable qui a tôt fait de capter le lecteur ; Corbobesse et Muldworf sont des psychiatres confirmés, psychothérapeute pour l’un, psychanalyste pour l’autre… Ils le prouvent avec clarté et autorité dans le livre, mais ils nous ouvrent leur connaissance approfondie du monde du cinéma et de la culture pop rock. Il ne s’agit pas seulement de culture musicale ou cinématographique, mais d’une étude très documentée de l’histoire de ceux qui peuplent ce monde. On se méfie à juste titre des considérations psychologiques plaquées, de l’application de la psychanalyse à n’importe quoi ; la lecture de ce livre dissipe rapidement ces craintes et montre tout l’intérêt de cette démarche peu commune sous la plume des psy.
L’axe de recherche de ce livre est celui de la célébrité ; les auteurs remarquent précisément que, hormis quelques écrits de Rank, la psychanalyse s’est peu intéressée à cet aspect, alors qu’elle a exploré la créativité et ses rapports avec la folie. Les sociologues ont montré que la célébrité résulte de la rencontre simultanée de la démocratisation de la société, du déclin des religions et de l’avènement de la société de consommation. L’essor de l’Internet a dynamisé la culture de la célébrité, accessible à tous à travers quelques mots clés. Les
auteurs font remarquer que le culte contemporain de Narcisse, au détriment d’autres idéaux, est inséparable de ce mouvement.
L’univers du star system fait intervenir le regard jusqu’à plus soif ; citant D.W. Winnicott, les auteurs rappellent son rôle dans le développement humain. Le regard de la mère est le miroir dans lequel l’enfant se voit ; il se sent exister parce qu’il est aimé et il le voit dans le regard maternel, c’est ce qui fonde son narcissisme. Ce narcissisme est pour nous tous un socle, mais comment comprendre son développement hyperbolique ?
Très vite, on trouve le traumatisme : « ma vie a été bousillée dès le début » disait Steve McQueen. Charlie Chaplin ou Marilyn Monroe sont enfants de mères malades mentales et ont connu l’orphelinat. Traumatismes et deuils ; les mauvaises fées se sont largement penchées sur les berceaux de Madonna, John Lennon, Paul McCartney, James Dean, Romy Schneider… La célébrité comme réponse à un drame initial, mais persistent des blessures indélébiles : Johnny Halliday, sérieusement malade, s’étonne d’avoir appelé son père dans son délire soixante ans après avoir été abandonné par lui. Paradoxalement, l’état d’orphelin semble conférer parfois une liberté utile : lâché mais affranchi, ne « devant rien à personne », la future célébrité a souvent été antisociale. Cet état paraît faciliter la liberté, peut-être la transgression et, de toutes façons, il n’y a ni école ni diplôme de célébrité. Le mythe du héros est ainsi porteur du meurtre du père ; Bob Dylan se rêve orphelin, s’affranchit de sa famille Zimmerman petite bourgeoise, s’habille en ouvrier, se donne le chanteur Woody Guthrie comme père adoptif et… en route pour la gloire !
Natalie Wood ne sait pas qui, des deux anciens amants de sa mère, est son père. Cary Grant, circoncis et déclaré seulement trois semaines après sa naissance, imagine que sa véritable mère serait une repasseuse travaillant pour son père ; il fera un don important à l’état d’Israël « au nom de sa mère juive décédée ». Patrick Dewaere découvre fortuitement à seize ans que l’homme dont il porte le nom n’est pas son père. Jack Nicholson apprend à l’âge de trente-sept ans que ses parents sont en fait ses grands-parents et que Jane, qui passait pour sa soeur, était sa mère. À quoi servent les secrets de famille demandent Corbobesse et Muldworf en évoquant la crypte de Nicolas Abraham et Maria Torok ? À protéger de la révélation d’une vérité que l’on pense insurmontable, mais au prix d’un clivage qui peut entraver plus ou moins la liberté de la pensée. La révélation du secret a parfois lieu ; elle peut avoir un effet d’autant plus perturbant que le traumatisme enfoui n’aura fait l’objet d’aucun travail psychique.
Jean Seberg se sent inexistante dans le regard de son père qu’elle pense décevoir et elle s’invente un roman familial avec d’autres
parents qui la conduiraient à devenir comédienne, une star aimée de tous. Elle finit par obtenir de suivre des cours d’art dramatique et, à 18 ans, poussée par sa prof, elle tente sa chance parmi 18.000 candidates pour le film que prépare Otto Preminger sur « Jeanne de Lorraine » : elle est retenue, sa célébrité immédiate et planétaire. Pour ce rôle la fille de la campagne, qui avait emporté un épi de maïs dans sa valise, se voit imposer un changement radical d’apparence, avec une coupe ultra-courte qui sera immédiatement imitée dans le monde entier ; mais, nous montrent les auteurs, l’entreprise de désubjectivation vient de commencer et le sentiment de perte d’identité ira en s’accentuant jusqu’au suicide de l’actrice.
Certains ne sont que les mandataires d’espoirs parentaux inaccomplis ; ce lien d’abord porteur (Elvis Presley, James Dean), peut s’avérer tyrannique, l’amour est conditionné à la réussite. L’exemple de Michael Jackson, soumis à l’emprise d’un père violent et exigeant, montre le revers de la réussite, une vie gâchée dès l’enfance : très tôt, Michael ne rêve que d’enregistrer le plus grand album de tous les temps. Renaître par la reconnaissance donnée par la célébrité paraît être le moteur de bien des trajectoires. « Je n’aurais jamais enduré tout ça si j’avais été normal – dit John Lennon – j’ai poursuivi ce but parce que je voulais dire : et maintenant, papa et maman, allez-vous m’aimer? ». De M’Uzan avait souligné la présence d’un public intérieur chez les artistes ; cette figure intérieure, première audience, s’avère être souvent une figure parentale idéalisée. L’oeuvre d’art est « transnarcissique », écrit Green, parcourue de pulsions universelles, apte à faire communiquer les narcissismes du créateur et du spectateur. La partie mégalomaniaque de la star en est particulièrement dynamisée, dans une sorte de renversement du destin qui peut confiner à un processus imaginaire d’autoengendrement. Cette course peut être vertigineuse, sans fin, et son prix, la solitude. Rien ne serait possible sans une foule ; les auteurs citent Freud qui étudie, en 1921 (Psychologie des foules et analyse du moi), les rapports de l’idéalisation et de l’identification. La star est mise à la place de l’idéal non atteint, détour pour satisfaire le propre narcissisme du sujet. Il s’y ajoute un phénomène collectif, car être au milieu d’une foule entraîne une régression vers un comportement infantile, avec une soif d’obéissance et de soumission au leader ; inhibition de la pensée et exaltation des affects caractérisent cette régression.
L’histoire de Marilyn est une étonnante histoire d’amour avec le public. C’est au moment où démarre sa carrière qu’un journal à scandales publie des photos de nus faites quelques années auparavant ; Marilyn choisit de faire face et raconte, lors d’une mémorable conférence de presse, qu’elle était fauchée, son loyer impayé, sa voiture à la fourrière, et qu’il n’était pas question de passer à côté de 500 dollars. Le public est bouleversé par cette sincérité et sa carrière, loin d’être brisée par ces révélations, est dopée par son combat pour s’en sortir à tout prix. Elle a révélé sa fragilité, proche et accessible, loin des vamps dédaigneuses d’Hollywood. D’aucuns pensent aujourd’hui que c’est quand les médias – la presse people en particulier – s’intéressent à la vie privée des artistes que la notoriété fait place à la célébrité.
Certes, pour la marche vers la célébrité, le talent ne suffit pas. Cindy Lauper, plus douée, avec une plus belle voix et de meilleures chansons, sera vaincue par la tenace Madonna. La célébrité reste une alchimie mystérieuse ; Proust sera d’abord publié à compte d’auteur et les Beatles ont été refusés par Decca. Il faut qu’au mérite, s’ajoute « la chance inouïe du gros lot » a écrit Roger Caillois. La célébrité est une loterie… même si on l’attribue, après coup, au destin ou aux dieux. N’oublions pas le rôle facilitateur des « agents », le colonel Parker qui mène la carrière d’Elvis ou Léopold Mozart qui se débrouille pour emmener Wolfgang Amadeus au Vatican en 1770 et obtenir de facto la reconnaissance du pape. Vie de vedette, vie de hauts et de bas, une véritable vie bipolaire demandent les auteurs ? Excitation de la performance publique, faire l’amour à 50.000, et solitude de la chambre d’hôtel. Alternance des succès et des échecs. Fuite en avant, défense maniaque, pour échapper, même temporairement à la dépression ; être porté par l’équipe de tournage ou celle du concert, puis abandonné. Ces montagnes russes mettent le psychisme à dure épreuve. « La célébrité m’a apporté un gros avantage : les femmes qui me disent non sont plus belles qu’autrefois. » dit Woody Allen. Tout le monde n’a pas cet humour et la célébrité de la star confère un pouvoir d’attraction sexuelle hors du commun : clins d’oeil et billets doux pleuvent. Pouvoir d’achat et pouvoir de séduction sexuelle illimités… Addiction de l’excitation permanente, raconte Jack Nicholson, sans les limites qui finissent par freiner le commun des mortels. Brando parle des « années de la grande baise », de son besoin irrépressible d’humilier tous les hommes en couchant avec leurs femmes. Les stars consomment leur public et sont consommées par lui, dans une grande violence de part et d’autre. L’afflux brutal d’argent – les plus grandes stars américaines empochent entre 20 et 100 millions de dollars, les françaises entre 1 et 5, par an – déroute et traumatise ; l’écrivain Yann Queffélec raconte les effets délétères de sa richesse soudaine après le succès de son roman Les noces barbares. On se shoote aux dépenses, sans aucune satiété ; certains ne trouvent que la ruine comme solution à ce problème insoluble.
Outrances, rage narcissique, désir asphyxié, intimité déchirée, dépossession de soi. Le voyeurisme généralisé de la presse people – certains titres se vendent à plus de 500.000 exemplaires – amplifie le phénomène d’adoration cannibale des fans à laquelle répond la confusion identitaire de la star. L’espace entre le personnage et le réel tend à disparaître. Ce trouble identitaire profond est parfois utilisé par les metteurs en scène : « on s’est tous servi du désespoir de Patrick (Dewaere) » note amèrement Bertrand Blier. Il n’y a plus de déplacement, plus de sublimation, plus de transformation symbolique, ajoutent Corbobesse et Muldworf, le télescopage de la réalité et de la fiction entraîne la disparition de l’espace de jeu, de l’aire transitionnelle, de cet espace qui permet de fantasmer, rêver et symboliser ; là, il est vrai que le succès est bien « damné »…
Les auteurs montrent aussi que certains ont su se soigner par la psychanalyse ou une psychothérapie, un moyen parfois efficace, ajoutent-ils avec humour : Jane Fonda, Brando, Sting ou Depardieu et bien d’autres. Bien sûr, la rencontre de Marilyn avec Greenson, psychanalyste expérimenté et reconnu, n’a pas été une expérience très rassurante quant auxperspectives de la thérapie des stars. Certains paraissent avoir su établir avec leur double public une relation, un dialogue, de bon aloi. Ne pas se comporter comme une star en dehors de la scène, c’est-à-dire ne pas se prendre pour une star, permettrait à ceux qui le peuvent d’échapper aux radars de la célébrité : McCartney, John Wayne, Cary Grant, par exemple, y seraient assez bien parvenus. On peut encore citer l’exemple contemporain de la provocante et sulfureuse Lady Gaga qui ne se confond pas avec Stefani Germanotta, dont le visage sans fard est quasi inconnu, celui d’une new-yorkaise d’origine italienne, attachée à son héritage familial et qui fait ses courses en paix près de chez elle.
La première réussite de ce livre est de corriger le caractère inhumain du star system qu’il dénonce : par le soin qu’ils apportent à leurs descriptions, le respect et l’empathie dont ils font preuve, Corbobesse et Muldworf nous permettent de nous identifier à ces personnes cachées plus ou moins bien derrière leurs personnages. Le livre est aussi une étude très argumentée, étayée de références théoriques précises, qui nous instruit aux plans psychologique et anthropologique, comme toute clinique le permet au travers de la variété des situations rencontrées ; un original travail de psychiatrie humaniste qui apporte un grand plaisir de lecture.