Passion de la haine et adolescence
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Passion de la haine et adolescence

La passion de la haine semble bien se porter ces temps-ci. L’actualité en témoigne abondamment. Qu’il s’agisse de faits divers individuels horrifiants ou de mouvements de haine collectifs aux conséquences dramatiques. En face, la “négative attitude” (Roger Pol Droit) fleurit : “pessimistes de tous les pays, unissez-vous !”. Toutes les figures de la haine se déploient : la haine de soi, celle des autres, la haine du monde… Toutes en rapport, de près ou de loin, avec la recherche d’une affirmation identitaire. C’est en cela que cette question se trouve particulièrement en résonance avec la problématique adolescente. D’une part du fait que les adolescents cherchent des modèles pour donner forme à leur appétit de vie, rencontrant de plus en plus souvent l’appétit du malheur des adultes, comme le souligne Philippe Jeammet ; d’autre part, parce que, “ayant la haine”, certains d’entre eux deviennent les condensateurs et les acteurs de haines cumulées par d’autres dans les générations précédentes. Cette haine soutient chez eux une identité problématique qui se trouve artificiellement confortée par la fascination qu’elle suscite. Les faits divers relatifs à la jeunesse continuent, depuis le début du XXème siècle, à intéresser davantage que ceux qui impliquent des bébés ou des vieillards ! “Je brûle, donc je suis. Je vous fais peur, donc j’existe.”

La figure du “méchant” étant non pas associée à “celui qui fait le mal mais qui aime le mal” 8, elle apparaît particulièrement attractive à un âge où de nombreuses satisfactions se trouvent renvoyées à plus tard. “ L’amour de la haine” dont parle François Roustang, et que l’on retrouve souvent dans les relations surinvesties entre parents et enfants, s’accompagne d’un “plaisir de haïr” (qu’évoque William Hazlitt 10 au début du XIXème siècle) : “on prend un plaisir pervers, mais bien heureux, à être méchant, car c’est une source de satisfaction qui ne s’épuise jamais”. Cet auteur continue en relatant comment il se retrouve “toujours déçu par ce en quoi (il avait) le plus confiance” et affirme que “le plus grand bien possible pour chaque individu consiste à faire tout le mal qu’il peut à son prochain ”.

Gardons-nous de considérer qu’un tel sujet–la passion de la haine- pourrait trouver des explications simples : Julia Kristeva11 nous le rappelle dans La haine et le pardon : pouvoirs et limites de la psychanalyse : “C’est en se situant à l’interface des diverses “disciplines” qu’on peut avoir une chance d’élucider tant soit peu ce qui reste toujours énigmatique : la psychose, la sublimation, la croyance et le nihilisme, la passion, la guerre des sexes, la folie maternelle, la haine meurtrière”. C’est pourquoi nous nous contenterons d’en évoquer plus loin quelques figures.

I – La passion de la haine

On entend dire souvent que la passion, ça ne peut pas durer. Que c’est forcément destructeur. Je pense que ce n’est pas toujours vrai et qu’associer passion à mouvement transitoire peut conduire au même travers que l’association crise d’adolescence et période passagère. Nous savons bien que dans la plupart des cas ce sera juste, mais que dans d’autres cette “crise” inaugurera un processus durable et, dans le cas qui nous occupe, un type d’investissement stable. La passion est aussi considérée comme un mouvement de clôture de l’ego sur lui-même. Comme une exigence qui refuse tout compromis et se trouve à ce titre très proche de ce que vivent ordinairement les adolescents. Ne pourrait-on dire -en paraphrasant Winnicott- qu’une adolescence sans passion serait une adolescence pathologique ? Elle est aussi très proche par la recherche d’une relation fusionnelle à laquelle elle conduit, relation que la puberté -par la diversité et la nouveauté des investissements possibles- remet en position nostalgique, autant qu’inquiétante et rejetée. D’où les tentatives de déplacement qui s’opèrent sur d’autres scènes, scolaire ou sociale par exemple. Autres lieux de fusion ou de haine. La passion se manifesterait donc davantage à l’égard de ce qui a donné lieu à un fort investissement, à un mode de relation regretté. “Nos passions se rapportent au seul amour”, nous rappelle Bossuet2. Comment comprendre autrement les attaques incendiaires contre les crèches et les écoles ?

Mais dans passion, il y a passivité. Or c’est plutôt l’action que l’on associe à la passion ! Il y aurait lieu de réfléchir, au sujet des adolescents, à ce lien bien connu entre une passivité redoutée à laquelle ils seraient renvoyés par les changements pubertaires et le besoin d’action qui en résulterait. Surtout quand à cela s’ajoute la question de la préservation d’une identité encore précaire qui occupe la plupart d’entre eux. À ce titre, ils se trouvent dans la nécessité de parer à toute menace qui risquerait de la fragiliser encore. D’où l’importance de l’amour-propre à cet âge, dont les parents, comme les professionnels, savent bien combien il importe de le respecter. Sinon, à défaut d’amour-propre, ce serait la haine-sale ? “Les prototypes véritables de la relation de haine ne proviennent pas de la vie sexuelle mais de la lutte du Moi pour sa conservation et son affirmation”, nous rappelle Freud 7. Comme le bébé décrit par Mélanie Klein, l’adolescent retrouve une ambivalence fondamentale dans la relation aux figures parentales, relations où haine et amour coexistent. Sénault 14, au XVIIème siècle, nous dit à sa manière cette inversion possible d’un pôle en son contraire : “mais s’il est vrai que l’amour fasse toutes nos passions, il faudra qu’il se transforme quelquefois en son contraire, et que par une métamorphose plus incroyable que celle des poètes, il se convertisse en haine”. Ce que André Green dira plus tard en parlant de la “douleur créée par la perte d’amour” 8. Ou encore Lawrence Durrell 6: “La haine n’est que de l’amour inaccompli”.

J’emprunterai à deux penseurs disparus du XXème siècle, même si leurs propos ne cherchent pas à rendre compte de ce qui se joue à l’adolescence, les figurations de ce que l’on retrouve fréquemment éprouvé à cet âge. C’est Sartre qui parle d’ “exister par la haine” dans La nausée 13. Et c’est surtout Cioran 3, qui avec Nietzsche pourfend les bons sentiments : “si j’existe, c’est parce que j’ai horreur d’exister. C’est moi, c’est moi qui me tire du néant auquel j’aspire : la haine, le dégoût d’exister, ce sont autant de manières de me faire exister, de m’enfoncer.” Pour lui, l’être conscient devient inévitablement “son propre ennemi”. Il poursuit : “seuls nous séduisent les esprits qui se sont détruits pour avoir voulu donner un sens à leur vie”. Il parle là de Rimbaud ou de Nietzsche en comparant leurs représentations de la vie à l’absence de vertiges proposée par Lao Tse. Bon nombre d’adolescents s’y retrouveraient. De même, dans ce que Freud dit de la haine comme “le résultat de la relation primordiale aux objets externes que le sujet tend à détester chaque fois qu’ils ne donnent pas satisfaction”. C’est donc bien un mouvement à l’égard d’un objet investi, qui ne peut durer que grâce au maintien de cet objet. La destruction ou la disparition de l’objet risqueraient d’arrêter ce mouvement. Combien d’adolescents n’opèrent-ils pas ce déplacement de leurs insatisfactions internes sur des objets extérieurs ? Empruntant en cela aux ressources du bébé qu’ils étaient. Il s’agit alors de projeter le mauvais à l’extérieur pour qu’il ne vous tue pas à l’intérieur. Et plus leur monde interne sera vacillant, plus la haine pourra grandir : “qui tremble rêve de faire trembler les autres ; qui vit dans l’épouvante finit dans la férocité”, écrit Cioran. Tous ceux qui ont à connaître des adolescents engagés dans des conduites agressives ou criminelles retrouvent dans cette évocation une grande part de vérité. À défaut d’alternatives, cela deviendra un facteur de maintien de leur cohésion narcissique, avec tous les risques d’induction, pour cette raison principalement, d’une organisation de la personnalité sur un mode psychopathique. Ces jeunes perdent alors la capacité de se représenter autrui comme différent de ce qu’en ferait leur nécessité interne : ils sont alors conduits à “ne pas pouvoir imaginer les désirs et les angoisses de l’autre, le considérer uniquement comme ce par quoi la pulsion peut réaliser son but” (R. Diatkine)4. Ils deviennent condamnés à la “rage de vivre” ou, dans les meilleurs cas, à la “fureur de vivre”.
En effet, c’est à l’adolescence en particulier que se pose la question du destin de la passion : du Sturm und Drang du romantisme allemand et des héros juvéniles comme ceux de Goethe à la passion de la haine, il n’y a qu’un pas. Quand la haine devient l’objet de passion, qu’il s’agisse de la haine de soi, des autres, ou des objets investis comme les parents, l’école… Pour certains, la “fatigue d’être soi” laissera la place à la fatigue du bonheur. “Je suis en enfer et il faut que j’y reste”, lançait le jeune Rastignac, rendu à la lucidité, à la fin du Père Goriot. Pour d’autres encore, la haine fait rempart contre les angoisses de séparation. Elle remplace une continuité narcissique mise en péril par ce qui est vécu comme la trahison de l’autre, renvoyant ainsi à des failles narcissiques précoces.

II – Quelques figures

Parmi les multiples situations comportementales ou psychopathologiques que l’on rencontre à l’adolescence qui pourraient illustrer la passion de la haine, j’en isolerai quelques-unes qui empruntent toutes, quelle que soit leur hétérogénéité apparente, aux mécanismes que nous venons d’évoquer.

La haine des autres

Ils cherchent à impressionner, à faire peur. C’est sur cette base qu’ils ont construit leur mode de relation aux autres, ceux d’un autre âge, plus âgés, ou ceux qui habitent au delà d’une proche frontière. Sur leur territoire, ils sont tout-puissants, règnent en maîtres et définissent les règles du jeu. Les plus jeunes s’y soumettent avec envie. Les plus vieux avec peur ou colère. Même les représentants les plus officiels de notre société comme les pompiers, ou la police, ne s’y rendent que contraints et forcés. Souvent marginalisés scolaires, ils existent par ce qu’ils obtiennent et préfèrent la haine à l’ennui. Tenus autant que tenants par le groupe auquel ils appartiennent, ils trouvent là l’étayage d’une identité précaire. Semblables à ceux qu’ils terrorisent et qu’ils haïssent autant qu’ils en ont peur, ils les recherchent à la frontière qui les sépare, avec l’espoir redouté d’une provocation qui mettrait le feu aux poudres. Ainsi la haine se trouve-t-elle régulièrement alimentée, comme la flamme nécessaire à la survie de la tribu. Quand je rencontre l’un d’entre eux dans le cadre d’expertise pénale, apparaît presque toujours le décalage magistral, irréductible, entre la bravoure qui le caractérise en groupe à la marge de son territoire et la terreur qu’il éprouve lors des sorties dans des zones nouvelles, des quartiers inconnus où il lui semble impossible de se rendre sans le soutien de sa bande. Prendre le RER et le métro pour venir seul à un rendez-vous d’expertise devient une aventure. La plupart ne peuvent s’y rendre qu’accompagnés. En outre, ils ont perdu toute liberté de s’émanciper, coupables par avance à l’idée de trahir leur tribu, renvoyés à une peur de l’abandon, peur archaïque, depuis qu’ils sont tous petits. Ils n’ont d’autre choix dès lors que de rester dans le désir de l’autre, le leader, ou des autres, quitte à se sacrifier. Comme ce jeune homme qui avait préféré rester incarcéré pour complicité de meurtre plutôt que de dévoiler l’identité de son camarade criminel : la sanction de la solitude dans son quartier aurait été bien plus lourde que la prison. Par ailleurs, les autres, ceux du quartier voisin par exemple, et qui leurs ressemblent tant, sont ceux autour desquels tout s’organise, y compris la survie de chacun : “ce qui suscite l’amour et nous en tient captifs, c’est l’autre, et, dans l’autre, le plus étranger ; ce qui cimente la haine et la rend plus durable, plus tenace que l’amour, c’est le semblable”. (J.B. Pontalis) 12. Que ne savent-ils pas que “vivre dans la haine, c’est vivre au service de son ennemi” (Mario Vargas Llosa).

La haine de soi

Autre scène. Un groupe thérapeutique que j’anime de 6 jeunes gens hospitalisés dans l’établissement que je dirige. Une jeune fille propose comme thème de discussion aux autres, les cadeaux, en particulier les compliments, autant que ceux matériels. “Si l’on m’en fait, je trouve ça louche ou erroné, ou encore mal intentionné, dit-elle. Si l’on n’en fait pas, j’estime ça normal car je ne le vaux pas. Dans tous les cas c’est une source de déstabilisation et de malheurs.” Plus tard, elle évoquera des souvenirs de Noël marqués avant tout par des scènes haineuses en famille. Elle était précocement l’observatrice de ces haines qu’elle craignait elle-même à chaque fois de subir. Elle avait été soumise à la haine circulant dans le couple de ses parents et à leur désir de mort durant la grossesse qui l’a vu naître. Support de la haine de ses parents, elle subit régulièrement des humiliations la rendant progressivement dépendante des affects haineux de ces derniers. Depuis lors elle ne peut s’en éloigner ni s’en différencier. Elle a dû construire des digues pour protéger un Soi menacé et éviter les risques d’hémorragie narcissique. Pour ne pas la subir, pour ne pas en avoir peur autant, elle est devenue l’auteur de la haine de soi. Chaque cadeau comme chaque compliment réactualise la menace d’un inconnu troublant et potentiellement dangereux. Le tiers est menaçant par rapport à cet équilibre précaire et douloureux.

Les haines “valorisantes”

Dans un tout autre registre, mais animés par les mêmes nécessités impérieuses dictées par un narcissisme fragile, n’oublions pas celles ou ceux qui satisfont tout un temps les attentes de leurs parents et de leur entourage, les sportifs de haut niveau ou les trop bons élèves, ou encore certaines jeunes filles anorexiques. Cela permet de souligner la diversité des figures empruntées par la passion de la haine, y compris celles qui reçoivent gratifications et honneurs. Leurs performances sont à la mesure bien souvent du sentiment d’inexistence qu’ils ont aux yeux des autres. Elles servent de prothèse et deviennent indispensables à leur survie. La peur d’inexister se transforme en haine, conduisant l’enfant, souvent précocement, à se mettre en position de souteneur de ses parents dont, à tort ou à raison, il pense que la survie en dépend. La haine devient alors le moyen trouvé pour moins subir les effets terrifiants d’un effondrement dont ils se jugeraient responsables. Elle apparaît comme une légitime défense, comme un mode de survie, au service de l’auto-conservation. C’est Winnicott 15 qui parlait si bien de cette peur qu’éprouvent certains enfants d’un effondrement de leurs assises narcissiques. D’où l’obligation pour eux d’une hyper-maturité et l’exigence vitale de la présence et de la permanence de l’objet investi : ici les apprentissages scolaires, là, la performance sportive, ou encore ailleurs le poids, en s’assurant de la maîtrise d’éprouvés destructeurs. Il s’agit pour ces jeunes de gagner, de tuer l’autre rival potentiel menaçant l’intégrité du sujet ; la haine de l’adversaire devient alors le moteur nécessaire pour gagner.

Une haine qui déborde

La porte de l’appartement vient de claquer bruyamment. Il quitte les lieux les poings serrés dans les poches. Encore un clash, comme chaque soir. C’est si simple. C’est toujours la même histoire : il rentre pour piocher dans le réfrigérateur ; il est déjà de mauvaise humeur. “C’est à c’t heure là que tu rentres, tu nous prends pour un hôtel ? Quelle connerie t’as encore fait aujourd’hui ?”, lui demande sa mère. Ca fait si longtemps que ça dure. Elle le hait, il en est sûr : jamais un mot aimable. Toujours des reproches : “t’es bien comme ton père, un bon à rien. Tu vas mal finir comme lui, c’est sûr”. Jamais elle n’en a dit plus sur ce père. Il ne l’a jamais vu. Il ne connaît même pas son nom. Seulement “ce salaud”! Une fois, il était encore tout petit, elle a embrassé le jeune garçon sur la bouche, puis elle l’a giflé ensuite. Tout en avalant rapidement une rasade de coca et un morceau de pain, il maugrée : “j’t’emmerde”. “Eh ! T’entends ça ! Pour qui y se prend ce petit con ? Tous pareils les mecs ! Viens donc le corriger un peu ; sors de ton fauteuil”, dit-elle en s’adressant à son nouveau compagnon. Avant que l’homme n’ait le temps de se lever, Jean a déjà filé. Il entend leurs cris derrière la porte. Ils s’engueulent. Il s’éloigne vite car il sait qu’après ils vont faire l’amour, les portes grandes ouvertes ; que sa mère va sortir nue de la chambre, vitupérant -“tous des salauds”- Il se jure de ne plus remettre les pieds chez eux, mais il sait que tard dans la nuit il reviendra chercher un moment de sommeil agité jusqu’au réveil brutal par sa mère qui lui cognera dessus pour lui dire d’aller se faire voir ailleurs. Ah ! S’il pouvait aller chez sa copine. Mais ils ne sont pas au courant de leur relation. Pourtant bientôt il faudra parler : elle est enceinte de lui. A 16 ans, ça fait longtemps qu’il ne va plus au collège. Il déambule dans la cité endormie, shootant dans les canettes qui traînent, la tête baissée, la rage au ventre. C’est comme une route sur laquelle il prendrait de la vitesse, accélérant sans cesse, avec au loin un mur bloquant le passage. Il va s’écraser mais ne cherche pas à se dérouter. Le mur s’écartera miraculeusement : il le défoncera et il vivra ou bien il disparaîtra. Dans tous les cas une solution. De toutes façons, tout le monde s’en fout ! Soudain il aperçoit une silhouette féminine sur le chemin qui vient de la gare. Il court sans penser. Elle accélère. Il la rattrape. Elle a environ 40 ans, comme sa mère. Elle a l’air terrorisée. Il la plaque au sol derrière un bosquet le long du sentier. Il la viole. Lorsqu’il est arrêté par la police, il reconnaît les faits qui lui sont reprochés et est incarcéré. “C’est bien le fils de son père !” a dit sa mère aux enquêteurs qui l’interrogeaient. Le juge lui apprendra, plus tard dans l’instruction, que son père avait été incarcéré pour viol juste avant qu’il ne naisse.

La violence, la défaillance des investissements, l’imprévisibilité des parents représente une menace pour l’intégrité psychique de l’enfant. Si cette menace persiste, la haine est au rendez-vous. Ce jeune homme est la victime, le substitut, d’un personnage -son père- dont il poursuit l’image sans le savoir. Il en est devenu comme un double narcissique dans lequel sa mère retrouve intacte la haine qu’elle lui vouait. Il n’existe pas pour lui-même mais seulement par ce qu’il permet de réactualiser du passé. La constance de sa présence est devenue nécessaire pour maintenir en l’état la haine de sa mère. En violant une passante, il protège sa mère d’une attaque haineuse liée au désir incestueux -et haineux-dont il est l’objet et aux représentations insupportables d’une sexualité perçue comme abjecte autant qu’excitante. Comme le disait Piera Aulagnier 1, “la rencontre du Je avec un événement psychique qui lui dévoile une catastrophe identificatoire qui a déjà eu lieu” condamne à l’acte pour garantir ce que Winnicott appelait “la continuité d’exister”. Il poursuivait : “j’émets l’hypothèse que la mère hait le petit enfant avant que le petit enfant ne puisse haïr sa mère et avant qu’il puisse savoir que sa mère le hait”. On retrouve dans cette histoire, comme dans beaucoup d’autres un moteur destructeur tout à fait en phase avec ce que André Green 9 écrivait : “les objets de la passion sont à chercher du côté des objets partiels -pris sur le corps de sa mère ou du sujet- ou des images parentales. Les angoisses archaïques sont l’effet des passions narcissiques là où amour et destructivité affectent d’un même souffle le Moi et l’objet. (Ce sont)… des amours qui font souffrir”.

III – Qu’en faire ?

Les psychiatres et les psychologues ne sont pas les seuls à s’en occuper, et quand ils s’en occupent, c’est le plus souvent à côté des juges ou des services éducatifs. Quoi de plus difficile pour nos métiers que de s’occuper de ces “passionnés du malheur” et de ces “ennemis de Soi” dont parle Cioran 3. Ils ont besoin de “la cruauté pour oublier la peur”, de perdre les autres pour rejoindre leur propre perte. Ils ne peuvent et ne veulent se défaire de la haine de soi. “S’écartant de la ligne des êtres, des chemins battus du salut, il innove sans relâche pour pouvoir soutenir sa réputation d’animal intéressant.” Ils cherchent à perpétuer aussi longtemps que possible des relations de haine, “c’est-à-dire, rapporte André Green, aussi longtemps qu’ils trouvent un partenaire qui accepte de remplir le rôle qu’ils lui attribuent, la forme de relation qu’ils ont élue. La réponse à cette logique du désespoir ne consiste pas à rassurer le patient en lui présentant la perspective d’un espoir possible qui, aussitôt formulé, serait réduit à néant inexorablement. Elle ne consiste pas non plus à se laisser entraîner par le patient dans le désespoir. Elle tendrait plutôt à montrer au patient que son besoin de créer du désespoir chez l’analyste lui est aussi nécessaire que de pouvoir vérifier que l’analyste peut survivre à cette haine et contribuée à analyser ce qui se passe dans son univers mental” 9. À défaut, les passionnés de la haine pourraient bien nous interroger : “à quelles tentations, à quelles extrémités nous conduit la lucidité ?”. Le risque d’un traitement pourrait leur sembler plus grand que les avantages à en espérer. Le refus de savoir est fréquemment associé à la passion : ils préfèrent “tenter une cure d’inefficacité” comme le disait Cioran pour souligner de son point de vue que nous n’y arriverons jamais dans nos sociétés occidentales contrairement à ce que préconisait en Asie Tchouang-Tse : “que l’homme n’aime rien et il sera invulnérable”. Cioran poursuit : “résister au bonheur, la plupart y arrivent ; le malheur, lui, est autrement insidieux. Y avez-vous goûté ? Vous n’en serez jamais rassasiés, vous le rechercherez avec avidité et de préférence là où il n’est pas … Je suis la plaie et le couteau, voilà notre absolu, notre éternité”. Ou plus loin encore, quand il décrit les risques que court celui qui chercherait l’apaisement qu’il demande par ailleurs : “pour d’aucuns, le bonheur est une sensation si insolite qu’aussitôt qu’il éprouve, il s’en alarme et s’interroge sur leur normal état… C’est la première fois qu’il sorte de la sécurité du pire… Ils y sont si mal préparés que, pour en jouir, ils doivent l’annexer à leurs anciennes terreurs”. C’est dire combien la tâche est difficile, plus le patient oeuvrant pour s’en sortir et trouvant une attention inconnue de lui jusqu’alors, plus les risques qu’il éprouve sont grands. René Diatkine 4 décrit bien ce qui se joue alors : “… tout semble aller de plus en plus mal. Une flambée d’angoisse envahit le système conscient, tandis que de grands secteurs d’inhibition s’installent. Le psychanalyste est indiscutablement agressé par cette réponse à son accueil et l’évolution de la cure va dépendre de sa capacité à ne pas se désorganiser lui-même et à analyser son contre-transfert. L’explication habituelle de ce phénomène pénible et dangereux est que la relation analytique naissante a ravivé le très ancien désir d’être l’objet d’un amour absolu et que les limites, définissant aussi bien le cadre analytique que le langage, constituent en elles-mêmes des agressions insupportables.” C’est pourquoi bien souvent les propositions groupales sont bienvenues : elles permettent un assouplissement des exigences extrêmes visant à maintenir l’intégrité de la personne, exigences menacées dans la relation duelle. L’hétérogénéité des membres du groupe permet aussi d’offrir des supports identificatoires variés et différenciés. Ainsi peuvent être dilués les mouvements transférentiels amoureux ou et haineux, ce qui les rend plus supportables. Mais l’entreprise est difficile ! Pour toutes ces raisons, et pour celles liées à ce que ces passionnés de la haine éveillent en même temps comme peurs de l’étranger en nous et de ce qu’ils nous dévoilent aussi de familier, les soignants préfèrent souvent les voir pris en charge par d’autres. Ils suscitent en effet des contre attitudes fortes à la hauteur des menaces qui les guettent. Ils intéressent, vivement, mais à distance, de l’autre côté du papier des journaux ou de l’écran des télévisions. Fascinants autant que révoltants, les effets de leur passion irriguent l’existence de ceux que la vie ennuie.

Bébés comme adolescents, loin des chuchotements, connaissent pour certains également les cris, la haine et parfois sa passion. Pour m’être occupé pendant longtemps de nouveau-nés en même temps que d’adolescents, en dehors des différences d’effets liés à des configurations morphologiques dont il est aisé de convenir qu’elles sont différentes et qu’elles empêchent ou facilitent la réalisation de fantasmes agressifs selon l’âge, je ne trouve pour les différencier vis-à-vis du sujet qui nous occupe qu’un seul point : les effets de groupe ! Rares sont en effet encore les bébés constitués en bande -encore que parfois à la crèche on puisse en identifier les prémices-. Mais, si tel était le cas, il faudrait à coup sûr s’alarmer de cette constatation dans le cadre d’un dépistage précoce d’un risque majeur à venir de délinquance juvénile !

Bibliographie

1 Aulagnier P (1984) « Telle une zone sinistrée », Adolescence, numéro 1, Tome 2, p. 9 à 21.

2 Bossuet J. B., « De la connaissance de Dieu et de soi même ».

3 Cioran E.M. (1974) « La tentation d’exister », Gallimard idées.

4 Diatkine R.(1984) « Agression et violence », RFP, 4/1984.

5 Durrell L., « Justine ».

6 Dupuis-Gauthier C. (2005) « La haine entre mère et fille en littérature », Synapse, n°216, juin 2005.

7 Freud S. (1917) « Introduction à la psychanalyse ».

8 Green A., (1990). « La folie privée, psychanalyse des cas limites », NRF, Gallimard.

9 Green A. (1980) « Passions et destins des passions », NRP, n°21, Gallimard, printemps 1980.

10 Hazlitt W. (1805). « Le plaisir de haïr », Ed. Allia,.

11 Kristeva J. (2005). « La haine et le pardon. Pouvoirs et limites de la psychanalyse », III, Fayard.

12 Pontalis J.B. (2001). « La haine illégitime » in L’amour de la haine, Folio essais, Paris.

13 Sartre J.P., « La nausée ».

14 Sénault J.F. (1641). « De l’usage des passions », Paris.

15 Winnicott D.W. (1947), « La haine dans le contre-transfert » in De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, Paris, 1969.
Et de l’auteur, relative au propos :
« L’adolescence en héritage » (1996). Calmann Lévy, Paris.
« Ni anges, ni sauvages : les jeunes et la violence », Anne Carrière, Paris 2002, réédité en Livre de poche en 2004.
« Faut-il plaindre les bons élèves ? Le prix de l’excellence », Hachette littératures, Paris, 2005.