Questions sur les processus de clivage à l’adolescence
article

Questions sur les processus de clivage à l’adolescence

Peut-on considérer le clivage, mécanisme de défense intérieure nécessaire au déni comme une organisation défensive essentielle du processus d’adolescence ? La clinique nous pousserait volontiers à répondre affirmativement à cette proposition. L’expression chez un même adolescent d’attitudes de haine d’un côté et d’amour de l’autre à l’égard d’un même objet et en particulier de l’objet parental, nous pousserait volontiers vers cette réponse. Encore faudrait-il savoir alors s’il s’agit d’une véritable stratégie défensive associant déni de la réalité et clivage en réponse à la toute puissance et à la tyrannie du désir ou d’un destin plus global de l’ambivalence humaine.

Pour aller plus avant sur cette question, il convient donc de différencier au moins deux types de clivage fréquemment rencontrés à l’adolescence :

  • celui qui repose sur une méconnaissance de l’état opposé, la haine exclurait l’amour et inversement. Ceci différencie bien le clivage de l’ambivalence, elle aussi si souvent rencontrée à l’adolescence ;
  • celui reposant sur une méconnaissance de la réalité extérieure au profit de l’expansion toute puissante du désir. Une forte tendance au déni de la réalité extérieure, au nom de l’idéalité ou de la tyrannie du désir, permettant la croyance illusoire de se maintenir en parallèle à celle-ci, nous vient volontiers à l’esprit devant de nombreuses situations cliniques que nous rencontrons à l’adolescence. Dans le premier cas, il s’agit de deux évidences subjectives contraires qui n’altèrent en rien l’évidence externe. Dans le second cas il s’agit d’une croyance interne venant se projeter partiellement et parallèlement sur une évidence externe par ailleurs concernée.

Nos traitements nous amènent, avec beaucoup d’adolescents, à naviguer d’une de ces modalités défensives à l’autre, sans du reste toujours savoir les repérer clairement et en faire le meilleur usage possible. Ils nous amènent aussi à constater que ces deux modalités de clivage ne sont que très rarement absolues. Par ailleurs ces modalités défensives sous forme de clivage amènent tout naturellement à s’interroger sur ce qu’elles cherchent à défendre, c’est-à-dire sur ce qu’elles permettent en même temps de conserver. Devrait-on prendre en compte que le clivage demeure tout au cours du développement de la vie affective du bébé jusqu’au moins à la fin de l’adolescence, le clivage entre, d’un côté l’attachement à l’objet, de l’autre l’activité auto-érotique, c’est-à-dire entre la relation à l’autre et l’objet imaginaire, la relation à soi comme objet de désir.

Nous savons que l’attachement, étayage de l’amour à l’objet, est dirigé vers une personne réelle, la mère chez le bébé, l’être aimé chez l’adolescent. Cette interaction interpersonnelle donne matière à des attentes et à une finalité profonde : aimer pour être aimé. A l’inverse, la relation à soi comme objet de désir et de plaisir, la sexualité infantile, se construit à partir de l’excitation des zones érogènes et obtient sa satisfaction dans une activité auto-érotique. Ici l’objet représente seulement l’acteur appelé à tenir un rôle dans le scénario imaginaire. Il est interchangeable. Le même rôle peut être joué par différents objets et un même objet peut jouer différents rôles. Nous le voyons chez le jeune enfant dans le passage d’une zone érogène à une autre, nous le voyons chez l’adolescent dans la fonction auto-érotique masturbatoire ou la fonction auto érotique de l’utilisation des drogues. Peut-être qu’une des meilleures preuves de ce clivage entre l’attachement, étayage de l’amour à l’objet et l’activité auto-érotique, est que l’on sait très bien qu’une activité auto-érotique excessive ou excessivement prolongée à l’adolescence peut être l’effet d’une privation d’amour précoce.

Mais ce clivage entre l’attachement étayage de l’amour à l’objet, et l’auto-érotisme cherche constamment sa résolution. Par exemple, les situations réelles d’amour sont gardées en mémoire, reconstruites par condensation et déplacement et deviennent pour une part auto-érotique. Inversement, il n’y a pas de situations réelles d’amour sans support auto-érotique. Ceci inclut l’idée d’une séquence en deux étapes distinctes qui, de mon point de vue, vont s’inverser selon que l’on parle du bébé ou selon que l’on parle de l’adolescent. Le bébé jouit de ce que l’objet assure la satisfaction des besoins d’autoconservation puis il reproduit par auto-érotisme cette expérience de plaisir incluant l’objet de son fantasme. L’adolescent, lui, doit faire l’inverse. Il doit transformer son fantasme auto-érotique, son objet imaginaire en relation d’amour à l’autre. D’interchangeable l’objet doit devenir source unique de plaisir et de désir. On comprend que cela n’aille pas de soi.

Aimer pour être aimé est aussi important pour le bébé que pour l’adolescent dans l’interaction mère/bébé pour le petit nourrisson et dans l’interaction garçon / fille chez l’adolescent. Mais le problème est que chez ce dernier cette interaction, c’est-à-dire que le désir soit identique chez l’un et chez l’autre, est évidemment beaucoup plus problématique au même moment de la rencontre.

Si l’attachement primaire à l’être humain se différencie de l’excitation du sein chez le bébé, s’il existe une dissociation et un clivage entre ces deux modalités de lien, celui-ci perdure à l’adolescence entre l’amour de l’objet et l’auto-érotisme. A la différence près que l’adolescent n’est pas un bébé et que l’être aimé ou aimant n’est pas la mère, et enfin que l’auto-érotisme s’est largement développé grâce aux différents objets d’étayage qu’il a rencontrés au cours de l’enfance. Nous serions même amenés à penser que chez le bébé, l’attachement à l’être humain est le premier temps, l’auto-érotisme en étant le second, alors que chez l’adolescent, c’est l’inverse.
On peut donc mieux se questionner sur la complexité de la problématique du clivage à l’adolescence. Quand on parle de clivage à l’adolescence, parle-t-on du clivage entre amour de l’objet et auto-érotisme, parle-t-on du clivage comme organisation défensive sous la forme d’un déni de la réalité, parle-ton du clivage comme organisation défensive par méconnaissance de l’état affectif opposé ? Freud disait qu’à la puberté “le processus de découverte de l’objet est achevé, processus qui avait été préparé depuis la première enfance” (Les Trois Essais). N’aurions-nous pas tendance à penser aujourd’hui, à partir de la clinique de l’adolescence, que le point de vue de Freud était particulièrement optimiste. Certes si le processus de découverte de l’objet se prépare depuis la première enfance, il rencontre bien des difficultés avant d’être achevé en particulier au moment de l’adolescence.