Avant de vous présenter un cas clinique, je vais vous dire dans quel cadre nous travaillons comme psychopédagogues au CMPP Etienne Marcel. Nous avons tous une double formation, nous sommes psychologues et avons des compétences particulières en rapport avec la médiation utilisée ; pour ma part, des études littéraires et une expérience de l’enseignement. Cette double formation implique que dans notre travail, nous allons tricoter ensemble nos différentes références afin d’essayer de créer un cadre qui ne soit ni pédagogique, ni psychothérapeutique mais toujours dans l’entre-deux, sur la crête. Aussi, nous nous débrouillons utilisant chacun les outils qui nous conviennent. Je m’efforce de proposer des textes littéraires suivant mon goût qui me porte vers les mythes et les contes. Je pars du présupposé que ceux-ci vont aider les patients à figurer, à métaphoriser leurs préoccupations intérieures et ainsi les aider à les mettre à distance et à les rendre partageables. Je vais vous présenter quelques moments d’une prise en charge en psychopédagogie avec un adolescent Sébastien que je suis depuis deux ans et demi. Lorsque nous nous sommes rencontrés fin juin 2008, Sébastien avait alors 14 ans et il terminait sa troisième dans un établissement privé proposant des classes à petits effectifs. Il était fana d’informatique et très fort dans ce domaine puisqu’il programmait déjà. On lui reconnaissait des dispositions en mathématiques et en physique mais ses résultats dans ces matières étaient en dents de scie et il était nul dans les autres matières. Il bloquait complètement à l’écrit, peinait à rendre des devoirs alors que son niveau de langage était excellent. S’il les rendait, ses devoirs ne dépassaient pas quelques lignes. Sa dysgraphie et sa dysorthographie n’arrangeaient rien. En cours, il avait de gros problèmes de concentration. Ses relations avec ses pairs étaient très difficiles, il n’avait pas d’amis et pouvait être extrêmement injurieux en classe notamment avec les filles auxquelles il lui était arrivé de tenir des propos très crus. Les seuls éléments d’anamnèse que nous ayons sont que, dès la maternelle, Sébastien présentait une agitation, des troubles relationnels et certaines difficultés d’apprentissage. Plusieurs prises en charge ont été mises en place qui n’ont pas tenues. Au collège, un traitement de Ritaline lui a été prescrit pendant deux ans qui n’a pas été concluant. Il l’a arrêté à la suite d’idées suicidaires qui ont été considérées comme un effet paradoxal du traitement.
Les parents de Sébastien sont des scientifiques, il a deux frères aînés brillants, apparemment sans problème, qu’il admire énormément. C’est une famille où tout le monde travaille beaucoup. Lors d’un entretien, la mère de Sébastien m’a dit que tout petit, son fils était un enfant trop curieux que rien n’arrêtait dans ses explorations et qui se mettait en danger. Il essayait d’attraper les casseroles dans la cuisine, voulait voir comment le couteau coupait, essayait d’arracher une prise pour voir comment elle était faite. Elle raconte qu’elle était obligée de mettre en place des mesures drastiques pour le contenir. Lors des repas, Sébastien était installé à un bout de la table avec son assiette et sa cuillère tandis que le reste de la famille se plaçait à l’autre bout avec les plats chauds, les couteaux et autres objets potentiellement dangereux, tout cela maintenu ainsi hors de portée de l’enfant. J’ai été frappée par cette mise en place d’un périmètre de sécurité isolant physiquement Sébastien visant à le et à les protéger et qui reflètait l’anxiété qu’il suscitait chez ses parents. Aujourd’hui, tout est centré sur le scolaire dans un but également de contention me semble-t-il. Ainsi, il doit se consacrer entièrement à son bac, n’a aucun loisir, est encadré par des tas de professeurs particuliers et a interdiction durant un an de jouer sur l’ordinateur, qui est pourtant sa seule vraie détente. Mais si sa mère parle principalement de sa préoccupation par rapport aux études, elle me décrit pourtant des moments où Sébastien s’effondre, est désespéré ; elle se dit inquiète qu’il ne se suicide ou ne se drogue.
Lors de nos premières rencontres, Sébastien se tenait assis recroquevillé sur lui-même, la tête tournée la plupart du temps vers le mur, son regard évitait le mien. Il parlait peu ou de façon vague, ne répondant pas à mes questions ou bien alors de façon provocante disant qu’il n’aimait que ce qui était bien sanglant, racontant avec un grand sourire, lui si fuyant, les jeux très gores auxquels il s’adonnait sur l’ordinateur, cherchant à m’effrayer ou plutôt à voir si j’allais supporter de me confronter à cette violence en lui qui lui faisait si peur. C’était un cas limite pour une psychopédagogue en français que de suivre un garçon qui n’écrivait qu’avec une extrême réticence des signes presque illisibles avec une orthographe inexistante, qui lorsqu’il lui fallait lire marmonnait quelques lignes d’une voix inaudible en trébuchant sur chaque mot. Pourtant, j’ai eu envie de le suivre, et si les séances ont été souvent pénibles surtout au début, tant il rechignait, semblait absent parfois, j’ai toujours eu l’impression qu’il comptait sur moi. Dès le départ, il y a eu de la part de Sébastien, un mouvement de transfert à mon égard. A la fin du premier rendez-vous, il m’a dit : « Vous, vous allez sûrement tomber enceinte et me lâcher comme les deux autres avec qui j’ai commencé avant ». De fait, j’ai eu assez vite l’impression qu’un lien fructueux pourrait se créer entre nous. D’ailleurs, il n’a quasiment jamais raté une séance venant même quand le centre était ouvert pendant les vacances.
J’ai été touchée par sa façon de déborder, d’essayer de provoquer avec des propos crus, et je sentais sa peur du débordement, ce trop-plein de pulsionnalité, son obligation de se tenir à distance en lien avec son avidité relationnelle. Il y avait quelque chose de vivant en lui qui ne pouvait émerger que dans le trop mais qui se laissait entrevoir. Je lui ai très vite proposé un conte africain. C’est l’histoire d’un jeune garçon qui veut être le meilleur chasseur de sa tribu. Il est poursuivi par la malchance et il ne tue jamais le moindre gibier. Les autres jeunes se moquent de lui et aucun père ne veut de lui comme fiancé pour sa fille. Il s’en va voir un sorcier. Celui-ci lui fait boire une potion et lui dit de n’aller chasser que seul et la nuit, il formule également une mise en garde : « je crois que même si tu deviens le meilleur des chasseurs, tu ne pourras pas t’empêcher d’avoir peur de toi-même ». Revenu chez lui, le jeune homme attend la nuit et s’en va en chasse, il sent monter en lui l’excitation, sa course devient plus rapide et il se rend compte qu’il s’est transformé en léopard. Il tue un bon nombre de gazelles. Chaque nuit, le même scénario se produit, notre chasseur est enfin reconnu par les siens et on lui propose bientôt comme fiancée la plus jolie fille du village. Un jour, il va pour la rejoindre à la rivière. A mesure qu’il chemine, il pense à sa fiancée, à sa beauté. Il aperçoit la jeune fille, court et est sur le point de faire un bond… pour se jeter sur elle. Il se rend compte alors qu’il est devenu léopard et qu’il est sur le point de la dévorer. Dans un énorme effort de volonté, il contrôle son saut et retombe inanimé sur le sol. Quand il se réveille, il va se terrer chez lui, épouvanté. Il a compris à ce moment-là ce que c’était que d’avoir peur de soi-même. Sébastien a très vite accroché au conte que nous avons lu en plusieurs étapes. Après avoir lu le passage où le sorcier a donné une potion au jeune homme, je lui ai proposé d’inventer une suite. Il a écrit le texte suivant : « Il rentra chez lui et il partit à la chasse avec ses compagnons malgré les instructions du sorcier. Et il comprit que la potion du sorcier le transformait en léopard. Et l’instinct du léopard lui fit tuer ses amis. De peur d’être tué par les femmes, il partit se cacher dans la forêt. » On voit comment la partie léopard du jeune homme donne lieu au carnage de ses pairs, que la crainte de la rétorsion de la part des femmes le conduit à la solitude absolue. Il me semble difficile de ne pas faire le rapport entre la terreur de ce jeune chasseur et les inhibitions massives de Sébastien que ce soit sur le plan relationnel ou intellectuel. Comme le jeune homme, je crois qu’il a peur de ses « instincts ». Les instincts, c’est, il me semble ici, une agressivité orale massive, une partie léopard, qui suscite l’angoisse à la fois de détruire ses objets et d’être attaqué par eux en retour. D’où la nécessité de se tenir à distance, d’où l’isolement. Après le travail sur ce conte, les séances ont continué souvent difficilement.
Deux états alternaient, la plupart du temps il était comme absent, il fuyait, me fuyait et fuyait le travail que je lui proposais. Peinant à lire les premières lignes d’un texte à lire, trébuchant sur tous les mots, il était quasi inaudible et rendait le récit incompréhensible. Lorsque je lui proposais d’écrire, c’était pire, il disait qu’il n’avait pas d’idée, passait de longues minutes à regarder le mur en triturant de la pâte à modeler, pour finalement laisser deux ou trois lignes sur la feuilles, lisibles uniquement par lui. J’étais souvent découragée ou exaspérée. Par moment, il s’animait à la faveur d’un jeu ou d’un texte. Et devenait drôle, rapide, brillant et très vivant. Alors j’ai beaucoup joué avec lui. Jouer afin que l’on ne reste pas chacun à un bout de la table comme quand il était petit dans la salle à manger familiale. On a fait des jeux d’écriture, des cadavres exquis, on a écrit des histoires à tour de rôle et j’écrivais en général beaucoup plus que lui. Je sentais, comme le dit Janine Méry, qu’il fallait que l’on puisse partager et vivre ensemble ces moments de jeux, d’intérêt lorsque les histoires lui plaisaient. J’ai pensé à ce que dit R. Roussillon : ce qui fonde le narcissisme du bébé dans sa relation avec sa mère, c’est de pouvoir éprouver ensemble. Je lui ai aussi lu des histoires quand il n’arrivait pas à le faire. Et ces histoires, je les ai choisies de plus en plus souvent parce qu’elles mettent en scène l’agressivité, la violence dans le rapport à l’autre : récits de combats, de guerre, de mort, mythes, contes traditionnels. C’était les seuls qui l’intéressaient et qui arrivaient à l’accrocher. Pour ce choix de plus en plus systématique, je me suis appuyée sur Serge Boimare qui dans L’enfant et la peur d’apprendre affirme : « Il faut parler de mort et d’anéantissement avec ce type de jeunes, ce sont les seul thèmes qui sont capables de retenir leur attention car ils portent en eux les inquiétudes et les émotions qui d’ordinaire les dérèglent ». Quand je lui ai proposé d’imaginer et d’écrire des récits, il n’a réussi à écrire que lorsque cela traitait de cette thématique. Ainsi six mois après le début de la prise en charge, nous avons lu une nouvelle de Maupassant qui s’intitule La Morte. A un moment du récit, le narrateur désespéré par la mort de sa maîtresse s’adresse à son miroir.
Je propose à Sébastien d’écrire un texte dans lequel un protagoniste se regarde dans un miroir magique. Il se plonge dans ce travail avec un intérêt et une persévérance que je ne lui ai jamais connus auparavant allant même jusqu’à emporter le texte chez lui pour le continuer. Il a l’idée très précise qu’il veut qu’il y ait un long suspens qui aille crescendo jusqu’à la chute finale et la révélation qui adviendra. Il veut aussi que le lecteur et le narrateur soient dans la même situation d’incompréhension et que la vérité qui se dévoile dans les dernières lignes les surprenne au même moment. On voit ici que Sébastien est capable de fonctionner à des niveaux extrêmement différents. Voici des extraits de son texte. Un narrateur déambule dans le couloir d’une maison abandonnée, poussiéreuse, pleine de toiles d’araignées, ouvre une première porte, puis se retrouve devant une seconde porte : « J’atteignis la porte, je mis ma main sur la poignée, j’hésitais encore à ouvrir, une peur profonde me retenait, me paralysait. Qu’allais-je trouver derrière cette porte ? Cela me faisait trembler mais je repris le contrôle de mon corps, j’attrapai maintenant la poignée, la tournai et ouvrai la porte. » Il entre dans un grenier, dans lequel il trouve les meubles qui étaient dans la chambre de sa mère et « dans un coin de la pièce, j’aperçus un miroir, le miroir qui avait contemplé ma mère, le miroir dans lequel elle aimait se regarder tous les matins après sa toilette. Ce même miroir qui l’avait vu mourir assassinée ». La vue du miroir fait naître en lui angoisse et douleur. Il veut s’enfuir mais « une force, un désir me retenait ici. Un désir de savoir, de savoir ce qui me tourmentait ». Il regarde à nouveau le miroir et « Dans la glace froide, l’image que je vis me frappa, me blessa, me tortura d’une souffrance qu’un homme ne peut supporter. La vitre reflétait ma mère, couverte de sang et moi tenant le couteau avec lequel je l’avais tuée. » Il y aurait beaucoup à dire de ce texte. Si on ne peut pas interpréter un écrit comme un rêve, on peut néanmoins faire des rapprochements entre le contenu de celui-ci et la problématique de Sébastien. Je voudrais mettre l’accent sur deux points.
Le premier, on suit un narrateur qui part à la recherche de choses anciennes, poussiéreuses, pleines de toiles d’araignées. Il s’enfonce dans un dédale, poussé, dit-il, par le désir de savoir. Pourtant une angoisse de plus en plus forte le tenaille, il sent que ce qu’il va découvrir va être terrible. Il a tué sa mère et il semble que cet évènement dramatique ne se soit pas inscrit dans sa conscience. Il s’en va affronter cette part obscure de lui-même. Le miroir va servir de révélateur. C’est dans le miroir qu’il va être mis en face de sa vérité. Un parallèle peut s’établir entre le miroir et le travail fait avec Sébastien. Il me semble que les textes lus et écrits jouent également ce rôle de révélateur. Il s’y reconnait et y met de lui-même, mais ce travail s’effectue petit à petit, soutenu par moi et non pas violemment comme pour son narrateur. « Si la créativité est réfléchie en miroir, dit Winnicott, et seulement si elle est réfléchie, elle permettra à l’individu d’être et d’être trouvé. »
On peut alors comprendre l’inhibition de Sébastien comme une défense, ne pas vouloir savoir serait ne pas vouloir se voir, et dans aucun miroir, tant il a peur de ce qu’il pourrait y trouver. Ce qui fait si peur ce serait d’être confronté, comme le narrateur assassin, à la coexistence au fond de lui de la haine et de l’amour à l’égard de l’objet. Et avec elle, la fureur. Et puis la terreur qu’elle puisse détruire l’objet d’amour. J’ai envie de faire un parallèle entre la glace froide qui ne reflète pas le narrateur mais le met en face de sa monstruosité et une imago maternelle froide. Winnicott lorsqu’il parle du visage de la mère comme premier miroir explique que l’enfant se voit d’abord à travers ce que lui renvoie ce visage et que la constitution du Soi passe par cet échange. Il montre comment le sentiment d’existence et la capacité d’entrer en relation avec le monde du bébé sont altérés s’il ne se voit pas dans le visage de sa mère et s’il n’y perçoit que la rigidité de ses défenses à elle. Je pense que Sébastien se débat comme il peut, lui aussi, avec une imago maternelle froide et indifférente. J’ai d’ailleurs envie de mettre cela en rapport avec une scène qui a eu lieu l’année dernière. Sébastien a fait sa Première dans une boîte à bac dans laquelle il a été maltraité par certains élèves, au point qu’il est arrivé, un jour, blessé à sa séance. Je lui ai demandé si ses parents étaient intervenus auprès de l’école, il s’est alors effondré en sanglots et me disant que sa mère pensait toujours qu’il était responsable de ce qui lui arrivait et qu’elle se fichait complètement de lui. La réalité est bien différente mais j’ai été frappé à ce moment-là par l’intensité de son désespoir. Il a dit alors : « On dirait que personne ne me considère comme un être humain ».
Je travaille comme psychopédagogue à Etienne Marcel, mais je travaille aussi comme psychothérapeute au CMPP de Chelles, aussi je voudrais maintenant essayer de comparer ces deux approches et voir comment je me positionne dans ces deux cadres. Sébastien a été adressé en psychopédagogie, non pas parce qu’il n’avait pas besoin de psychothérapie mais plutôt parce que le consultant pensait qu’il n’en profiterait pas et qu’il n’était pas demandeur. Et cela parce que la relation duelle trop angoissante et l’inhibition de la pensée auraient rendu les échanges très difficiles, voire persécutants. L’intérêt de la médiation par les textes et les jeux littéraires est qu’elle permet d’introduire du tiers et d’éviter un face à face trop direct. Les textes existent en dehors de la personne du thérapeute, ils mettent en forme et à distance la vie pulsionnelle. J’ai dit plus haut que Sébastien était très souvent dans le retrait et l’inhibition. De ce fait, pour résister à cette forme d’attaque, j’ai dû me montrer particulièrement vivante et créative. Je lui ai très activement proposé de jouer, de lire, d’écrire. Grâce aux objets médiateurs, j’ai pu animer la relation, beaucoup plus que je n’aurais pu le faire dans une thérapie où cela aurait été insupportable, excitant ou intrusif pour le patient. Ce type d’implication évidement ne me permet pas d’avoir le recul qui serait souhaitable dans une position de psychothérapeute. A cette place, je n’ai pas la distance qui me permettrait d’essayer de ressentir et de comprendre finement ce qui se passe à ce moment dans le transfert afin de pouvoir le reprendre. Ma préoccupation dans ce cadre est de savoir si ce que je vais lui proposer va lui permettre de travailler avec moi et non pas d’analyser ce qui se rejoue dans la relation avec moi. En proposant à Sébastien des sujets de travail en rapport avec ses préoccupations profondes, c’est-à-dire comment approcher l’autre sans craindre de le détruire ou de se laisser détruire, j’ai pu lui montrer que cela ne me faisait pas peur et bien plus encore que j’étais intéressée moi-même par ce type de préoccupations comme tant d’autres écrivains dont je lui ai proposé les textes.
Dans son article sur L’utilisation de l’objet, Winnicott dit que le sujet se constitue et reconnait l’existence du sujet comme réel et extérieur à lui en le détruisant. Mais « cette expérience dépend de la capacité de l’objet à survivre ». Il tue fantasmatiquement l’objet et l’objet réel qui a résisté apparait avec lequel il est alors possible d’entrer en relation. Il ajoute « survivre pour l’objet, c’est entre autre ne pas appliquer de représailles. » Dans le texte écrit par Sébastien, le narrateur cherche la source de l’angoisse profonde qui le tenaille, il découvre qu’il a tué sa mère, qu’il est un monstre et qu’il est tout seul comme l’était le chasseur-léopard après son carnage. L’objet est détruit. Cependant dans le texte de Sébastien, l’image dans le miroir n’est qu’une image, la réalité et le fantasme ne sont pas clairement différenciés. Dans le travail avec moi, un partage est possible. Je tiens bon face à ses attaques, mais les sujets que je lui propose montrent que je comprends ce qui le préoccupe. Il ne va pas m’assassiner avec ses idées bizarres et sanguinaires et je suis prête à m’y intéresser et à lui permettre de les éprouver comme des fantasmes et rien de plus. L’écriture peut donc être le lieu du fantasme où peut se malmener l’objet sans que cela lui soit dommageable. Ainsi ce texte drôle et cruel écrit par Sébastien : je lui avais proposé plusieurs premières phrases de romans, il a choisi celle-ci tirée d’un écrit de Marc-Edouard Nabe : « Avant de sortir, madame Narcisse décida de se refaire une beauté. Elle s’assit à sa vieille coiffeuse rococo et sortit ses instruments. D’abord, une tenaille… », Sébastien continue : « Une tenaille avec laquelle sans trop de mal, elle réussit à retirer une tumeur d’une taille conséquente qui s’était installée au beau milieu de sa joue droite de bicentenaire. Ensuite, à l’aide d’un tournevis, elle retira une grande partie des tiques équitablement réparties sur son visage. Puis, grâce à un pinceau, elle recouvrit de manière homogène sa peau vieillie avec un épais bleu jeunesse. En utilisant une lime, elle enleva une quantité impressionnante de peaux mortes qui se trouvaient sur ses lèvres, elle finit de rajeunir ces dernières en y tartinant une splendide couleur marron. Après tout ce travail, madame Narcisse se trouva magnifique et s’empressa d’aller montrer aux passants ce qu’était une belle femme. » En joignant le ridicule à l’horrible, il offre un texte très moqueur où le sadisme primaire cède la place me semble-t-il à des représentations beaucoup plus secondarisées. C’est pourquoi si la médiation produite par les textes permet de ménager un espace partagé qui rend la relation et les exercices faits en commun supportables, il me semble aussi que les thèmes abordés permettent que se travaille ce qui serait de l’ordre de l’analyse du transfert négatif dans une psychothérapie. Cela se fait sans interprétation, de façon indirecte mais des remaniements se produisent qui permettent que la relation duelle soit moins menaçante et qu’une thérapie soit ensuite peut-être possible. Il y a quelques semaines en pensant à cette intervention, je comptais terminer ce travail en disant que Sébastien s’était beaucoup ouvert durant ces deux années de traitement. Physiquement il a changé, se tient plus droit, son visage s’est détendu, il peut être très souriant. Il s’est investi dans un groupe scout dans lequel il s’est fait des amis. A son bac de français, avec un tiers temps supplémentaire, il a obtenu des notes autour de la moyenne alors que ses notes en classe étaient encore nulles. Il est en terminale S avec des résultats en accordéon dans les matières scientifiques et faibles dans les autres matières. Il n’a encore jamais redoublé. Tout semblait aller un peu mieux, et je me sentais portée vers un certain optimisme…. Mais depuis, le nouveau consultant a rencontré Sébastien pour la première fois et il l’a trouvé étrange et inquiétant. Lors de leur entretien, il n’a quasiment rien dit et regardait le mur à côté de lui. Et mercredi dernier, la secrétaire m’annonce que la mère de Sébastien l’avait appelé pour lui dire qu’il n’allait pas bien, qu’il voulait tout arrêter et qu’elle allait venir avec lui m’en parler. Tout cela tombait mal alors que je devais faire deux jours plus tard cette intervention et comptait la conclure sur les bienfaits de cette prise en charge. Je les ai donc reçus, c’est la première fois que Sébastien acceptait de venir avec sa mère. Elle a raconté qu’il avait fait une énorme crise d’angoisse à la suite d’un bac blanc raté, qu’il avait dit qu’il arrêtait tout, qu’il refusait de passer son bac. Depuis Sébastien s’était calmé et était retourné à l’école. Nous avons eu un bon entretien, durant lequel sa mère a pu exprimer son inquiétude et manifester sa sollicitude à l’égard des angoisses de son fils qui en a été très touché. On voit ainsi que les avancées sont fragiles, qu’un changement d’interlocuteur, ou une situation anxiogène peut mettre à mal ce qui semblait aller mieux. J’espère qu’un jour Sébastien pourra comme le narrateur de son texte s’enfoncer plus loin dans les couloirs poussiéreux et pleins de toiles d’araignées de sa petite enfance et de son histoire familiale en faisant une psychothérapie analytique. Ce travail en aura été, je crois, un bon préalable.