Séduction et haine en adolescence
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Séduction et haine en adolescence

Un but de ces journées est d’inventorier les avantages et les risques scientifiques d’une mise en parallèle du bébé et de l’adolescent. Chez le bébé comme chez l’enfant devenant pubère, le génital séduit ; il fait effraction dans le fonctionnement psychique.

1- La véritable implantation de la sexualité adulte dans l’enfant procède dès la séduction de la mère, inhérente à ses soins. C’est la théorie freudienne de la séduction originaire développée par Jean Laplanche. La sexualité infantile trouve son objet source en cette extériorité. Elle est en son origine et sa définition passive. “Les rapports de l’enfant avec les personnes qui le soignent sont, pour lui, une source continue d’excitation et de satisfaction sexuelle, partant des zones érogènes. Et cela d’autant plus, que la personne soignant, généralement la mère, considère l’enfant avec des sentiments dérivants de sa propre vie sexuelle, le caresse, l’embrasse, le berce et le considère, sans aucun doute, comme substitut d’un objet sexuel complet”. L’intrusion de la sexualité adulte (langage de la passion) en l’enfant, génère sa sexualité infantile. Le travail psychique (d’abord inconscient) de l’enfance est une élaboration à partir de cet implant.

2 – L’instinct génital ou pubertaire a une origine biologique. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il n’apparaît pas comme intérieur au “sujet encore enfant”, mais au-dehors de lui, et précisément en son corps même. Imprégné encore d’une sexualité d’enfant qui a acquis son harmonie, sa mise en latence, il éprouve cette nouveauté impossible à prévoir, selon une véritable extra-territorialité. La partie de son corps génital, de plus en plus sexué, ne lui appartient pas ou pas encore. Elle est étrangère, disons immigrée au corps tendre, incitant à des fonctionnements psychiques que j’ai qualifié d’archaïques. Le corps génital et les objets qu’il investit (expériences sexuelles et amoureuses) séduisent, “l’encore-enfant”, sorte d’auto-pédophilie. Avant de pouvoir être introjecté, approprié, inclus dans le travail de resubjectivation adolescente, le génital devra séduire, ce qui reste d’enfance. Les deux termes freudiens de la sexualité ont une source extérieure. Rappelons le couple d’opposés freudiens : passivité-activité. La problématique de l’enfant soumise aux signifiants énigmatiques, est du côté de la passivité, c’est-à-dire orientée vers la sexualité parentale où elle trouva et retrouva sa source. La problématique de l’adolescent est engagée par l’activité instinctuelle : ses variances métonymiques instaurent un système actif de rupture et de substitution à élaborer, provoquant une nouvelle quête métaphorique ; elle est génitale, mais il ne le saura que plus tard, car elle emprunte les masques de l’enfance. Je fais du renversement en son contraire et du retournement sur la personne propre, les mécanismes archaïques privilégiés de la métamorphose pubertaire. Le schéma passivité-infantile et activité pubertaire est en fait plus complexe. La source du renversement est extérieure au sujet et destinée à l’intériorisation. Il est possible de dire ceci : la passivation au corps génital reflète l’acceptation de la situation pubertaire rendant l’introjection possible. Bien des adolescents demeurent quelque temps, parfois définitivement à cette soumission génitale, en une clinique de l’apragmatisme actif (Ph. Jeammet).

Ce que nous avons décrit, sous le terme de scènes pubertaires, dans laquelle se rencontrent adolescent et parents, sur un modèle incestueux et parricide : c’est la scène primitive dont, aujourd’hui, l’acteur principal est l’adolescent. Elle est un formidable lieu de rencontre de toutes les actives séductions. Je la considère comme le noyau potentiel, organisateur de la création adolescente et en revers, la source de chaos d’effondrement. L’enjeu en est si grave, que l’adolescence semble pouvoir être le paradigme des problématiques psychanalytiques.

Dans les deux cas, la séduction génitale comporte une attaque antinarcissique ; disons autrement qu’elle entretient un potentiel de destructivité. Je rappellerai néanmoins que les adolescents très perturbés (pathologie narcissique) se situent dans la topique “du refuse-ment” de la génitalité séductrice, qu’il s’agisse d’un refoulement ou d’un déni ; autrement formulé, l’échec de l’auto séduction adolescente. Le corps reste alors dans la position d’un objet extérieur, séducteur et persécuteur. Nous voyons dans cette situation, la cause de bien des suicides, sur le modèle : “ Je veux me débarrasser de mon corps (génital), afin de survivre”. Ces adolescents vivent sous contraintes ou sous menace d’abus. J’utilise volontiers le concept freudien de clivage ou cassure du moi, pour définir cette pathologie ; de façon plus large, il y est question d’une pathologie limite entre une intériorité s’accrochant à l’infantile et une extériorité génitale refusée.

Rappelons succinctement les conceptions de la haine en psychanalyse. Elle ne saurait être confondue avec l’agressivité ; elle vise une destruction du lien du sujet à l’objet. Deux niveaux :

– Le premier se situe au plus près de la citation bien connue de Freud : “L’objet est investi dans la haine.” Le dit processus défend le Moi naissant fragile contre la toute-puissance de l’objet partiel ; le détruire un peu, beaucoup, passionnément est une façon narcissique de se défendre de l’emprise antinarcissique de cet objet. Cette haine serait un processus nécessaire contre un objet “trop là” le maintenant à un écart et une force suffisamment bonne. “La relation d’objet impitoyable”, archaïque selon l’expression de D. W. Winnicott empêche que le refoulement originaire couvre l’auto-érotisme du bébé.

– L’affect de haine primaire ou secondarisé s’adresse à un objet total, une personne, dont la tyrannie est ressentie comme destructrice du Moi. L’Autre est trop puissant en d’autres termes, le besoin de cet Autre est ressenti comme trop fort jetant dans la dépendance et son risque de destruction. La haine introduit un écart dans la relation. Qu’a fait l’objet parental pour cette mise en cause ? Qu’a fait l’enfant pour en arriver à la haine ? Bien entendu le point de vue interactif est pertinent. La haine ferait partie des processus de séparation et de différentiation.

– Le lien entre ces deux niveaux est évident : la haine y apparaît comme une force permettant la constitution narcissique et participant à son maintien. L’enjeu est dans les deux cas de se défendre de l’emprise anti-narcissique de l’objet, de se soustraire à sa présence, d’empêcher que le Moi soit happé par l’objet. La haine est d’une certaine façon réaliste. Elle permet que l’objet lui-même s’organise sans empêcher le Moi de développer son hétérogénéité, sa séparation-différenciation.

Si je rapproche les deux points de vue précédents, la haine apparaît comme un éprouvé éventuellement un affect primaire marquant une défense originale et nécessaire contre l’emprise génitale. La haine serait ainsi posée comme antidote de la séduction du trop plein génital, défense contre une génitalisation trop forte dans la séduction originaire, défense contre le traumatisme pubertaire. Ainsi avons-nous écrit que l’affect de haine survenait lorsque le contrat subjectal était rompu et que l’objet parental incestueux profitait de la situation pour maîtriser l’enfant. La violence de la haine pourrait être conçu de façon interactive en opposition avec la violence fondamentale tel qu’elle fut décrite par Jean Bergeret et chez l’adolescent de l’abus incestueux et incestuel. Haïr l’objet afin d’en empêcher sa toute puissance sans le perdre. Selon cette approche, la haine apparaît comme l’exemple d’un affect limite. La haine de l’objet (en particulier parental) chercherait à éviter une génitalisation massive du corps qui en ferait un corps haï ; il y aurait une sorte de balancement entre la haine des objets parentaux (et de façon régressive la mère) et la haine de l’objet-corps.

Ainsi P. que j’ai suivie pendant de longues années en cure psychanalytique (observation travaillée in Adolescens) avait eu avec son père des relations incestueuses pendant une grande partie de son adolescence et se présentait au début de sa cure comme profondément dépressive et multipliant des tentatives de suicides et de conduites masochistes. La haine de son corps et plus particulièrement de ses organes génitaux internes était d’une rare violence se manifestant par des rêves traumatiques, répétitifs et des actes. Après plusieurs années d’analyse, elle accepte de vivre avec un homme d’une grande bonté avec lequel les relations sexuelles s’avèrent très progressivement possibles. Dès lors une haine pour son père l’envahit et lui impose de le faire condamner par les tribunaux. Les péripéties du procès la mettent dans une grande angoisse au bord de bouffées hallucinatoires. Après la condamnation du père, elle s’autorise à emprunter le même métier que sa mère et a avoir un enfant, elle doit se défendre aussitôt de ses phobies d’agressions impulsives à son égard succédant aux phobies d’impulsions à l’endroit du pénis. Elle a l’impression de s’être identifiée à son agresseur. Dans sa cure, les séances prirent une valeur traumatique en tous points comparables aux séances incestueuses. L’analyse patiente de ce rapprochement permit d’éviter une haine de transfert risquant l’interruption du traitement.

La haine du corps pubertaire est resté l’argument central de la pathologie décrite par Moses et M. Egle Laufer sous forme de cassure du Moi à la puberté. Ces auteurs suivaient les travaux d’Anna Freud théorisant la haine de la puberté chez l’anorexique. Le corps est accusé de séduction génitale et de persécution par fait de puberté ; il mérite la haine. Après Jean Guillaumin, j’ai particulièrement travaillé la haine de la psyché si importante dans cette clinique adolescente. Le dernier recours serait bien ce que Philippe Jeammet nomme l’auto-sabotage afin “d’exister”.

Ainsi la haine de l’autre défendrait de la potentialité destructrice plus ou moins archaïque de son emprise ; elle est défense contre la part malfaisante (pourrait-on dire de mort) de cette emprise. Dans cette affaire le bébé comme l’adolescent frôle le couple projection-retour du projeté et dans cette même lignée l’interprétation paranoïaque concernant l’objet. Pour naître ainsi, le persécuteur a besoin d’une certaine idéalisation : pour être accusé encore faut-il qu’il le mérite, que cela vaille le coût. Ainsi dit-on que l’objet de haine ne déçoit jamais. Voyez-vous, le même affect de haine est décrit dans son excès comme inhérent aux grandes pathologies et de façon modeste comme ordinaire. Il n’y aurait pas une bonne haine et une mauvaise haine mais une problématique de mesure et de démesure.
Ce rapproché a une grande importance pour nos prises en charge de l’adolescent. Là où il y aurait trop de haine, en particulier entre parents et adolescents, il n’y a guère moyen de trouver du “penser” : la réalité interne a du mal à fonctionner ; le psychanalyste est dans une situation difficile. (Moses Laufer disait volontiers que les adolescents fort pathologiques qu’il prenait en cure de “psychanalyse” classique résumait toutes les contre-indications à l’analyse.) Philippe Jeammet est sensible aux risques d’une telle obstination à l’endroit d’une réalité interne fortement cloisonnée, défendue par un système paranoïaque. Il était en désaccord avec les Laufer et François Ladame lors des discussions que nous eûmes, il y a une vingtaine d’années, il affirme cette pensée fortement aujourd’hui en souhaitant dans les prises en charges ce que je nommerai “un esprit de confrontation”. Lorsque la conflictualité où l’ambivalence (inconsciente) ne peuvent être entendue, le thérapeute doit s’engager dans le jeu des emprises de soi et de l’autre. Si l’on veut éviter des actes destructeurs, des actes de haine (destructivité) il faut entrer dans les conflits de personnes y jouer une carte de modérateur engagé ; il faut discuter, affirmer son point de vue. C’était un des enseignements princeps de mon maître Pierre Mâle ; je crois pour ma part avoir été bien souvent fidèle à cet engagement profitant dès que possible lors des accalmies de revenir aux positions psychanalytiques d’écoute plus en retrait. Je suis aujourd’hui de plus en plus partisan des pratiques familiales permettant ces confrontations à plusieurs (évitant les malentendus) dans lesquels le psychothérapeute ne se contente pas d’une position d’écoute, mais s’introduit en tiers avec vivacité dans les débats.
Ainsi me suis-je entretenu plusieurs mois avec la mère et sa fille de treize ans engagée tout récemment dans une conduite anorexique avec de gros troubles du caractère. Elles s’étaient adorées jours et nuits douze ans et aujourd’hui échangeaient sans tenir compte de ma présence des violences verbales d’une rare ignominie. J’interviens délibérément avec un recul tranquille ainsi : “Vous vous êtes aimées toute l’enfance, vous vous détestez en ce début d’adolescence, vous vous aimerez à nouveau plus tard. Aujourd’hui séparez-vous quelque temps.” Ce fut possible et profondément bénéfique.