Selon que vous serez puissant ou misérable…
Éditorial

Selon que vous serez puissant ou misérable…

Le livre « Les fossoyeurs » de Victor Castenet a déclenché un tsunami dont on ne peut que se réjouir car l’éthique d’une société se mesure toujours à l’aune de l’attention qu’elle accorde à ses membres les plus vulnérables.

Les personnes âgées en font évidemment partie, mais elles ne sont pas les seules, tant s’en faut.

En tant que (pédo)psychiatre-psychanalyste, je me permets d’y ajouter les bébés et les patients de tous âges souffrant de troubles mentaux.

Je centrerai mon propos surtout sur les patients pris en charge par les dispositifs pédopsychiatriques dont on sait le désastre qu’ils connaissent et dont je m’étais fait l’écho, il y a quelques années déjà, avec Marie Rose Moro dans un tribune[1] du Journal « Libération ».

Un désastre qui jusqu’à maintenant n’a suscité que quelques belles paroles ministérielles ou autres sans que pourtant rien ne change, et des assises de la psychiatrie et de la santé mentale (les 27 et 28 septembre 2021) dont nombre d’entre nous sommes d’accord pour penser qu’elles n’auront finalement donné lieu qu’à une immense déception.

Un rapport de la Cour des Comptes est certes actuellement en cours de préparation sur cette crise inédite de la pédopsychiatrie (travail auquel je participe en tant que conseiller-expert) et sur les remèdes qu’il serait urgent d’y apporter, mais ses effets ne seront hélas, on s’en doute, certainement pas immédiats.

Ce qui, pour l’heure, apparaît comme extrêmement choquant – si ce n’est scandaleux – c’est que les difficultés de la pédopsychiatrie depuis si longtemps signalées et dont cette discipline risque purement et simplement de mourir, n’ont en rien déclenché les mêmes réactions de nos gouvernants que les mésactions utilement découvertes dans les établissements gérés par les groupes ORPEA et CLINEA.

Ces réactions sont évidemment les bienvenues et des plus nécessaires, mais pourquoi les difficultés de la pédopsychiatrie n’ont-elles pas entraîné des inspections, des auditions et des réflexions analogues alors même que les insuffisances majeures du système pédopsychiatrique – public comme privé – valent comme de véritables maltraitances à l’égard de ceux qui seraient pourtant censés bénéficier de soins de qualité de la part de ce dit système.

Selon que vous serez puissant ou misérable …

On cherchera ici qui est puissant et qui est misérable et qui en sortira blanc ou noir ?

Faut-il imaginer que nos instances politiques se soucieraient davantage du bon fonctionnement des entreprises privées que des structures placées sous sa responsabilité directe ?

Peut-être et ceci serait déjà dramatique, mais il y a plus grave encore.

Mon collègue et ami Pierre Delion insiste souvent à juste titre sur le statut de la maladie mentale dans des sociétés comme la nôtre, maladie mentale qui est vécue comme gênante et persécutive par l’ensemble du socius.

Plusieurs pistes de réflexions s’ouvrent alors ici.

1) Tout d’abord, le choix de nos gouvernants de se reposer sur le secteur privé pour pallier les effets de la misère du système public en matière de pédopsychiatrie alors que chacun sait depuis longtemps – tout en fermant pudiquement les yeux – que la qualité des soins pédopsychiatriques offerts par le système privé est plus que sujette à caution …

2) La référence ensuite de plus en plus fréquente au concept de santé mentale – concept éminemment flou, difficile à définir et d’une certaine manière sans limite aucune puisqu’on peut toujours vouloir et espérer être en meilleure santé mentale qu’on ne l’est – qui a évacué ipso facto la référence pourtant centrale à la psychopathologie.

3) Ensuite, force est de constater l’impact délétère du néolibéralisme sur notre vision de la souffrance psychique.

Ce courant de pensée n’a que faire, en réalité, de la liberté de penser du sujet qui n’a de réelle valeur qu’en tant que producteur efficace ou consommateur compliant.

D’où la non-prise en compte de son espace psychique intime du point de vue sociétal, l’accent mis sur la prévalence de l’expertise, de la rapidité et du résultat (au mépris pour la pédopsychiatrie de la qualification ou de la requalification des parents), et enfin l’emprise d’une politique pédopsychiatrique des coûts au détriment d’une authentique politique de santé.

Seule compte en fait véritablement la valeur marchande du futur adulte (supposé devenir un bon consommateur et un bon producteur) d’où la mise en avant du concept de bien-être ou de santé mentale au niveau collectif plutôt qu’au niveau de l’individu, priorisation qui sous-tend les politiques dites d’activation en psychiatrie infanto-juvénile des compétences caractérisées comme bio-psycho-sociales.

A tout ceci, je voudrais ajouter quelques remarques en tant qu’enseignant hospitalo-universitaire ayant, pendant plus de vingt ans, coordonné le DESC[2] de pédopsychiatrie pour la région Île-de-France.

La formation initiale est une chose, la formation continue en est une autre et cette dernière se doit impérativement d’être de qualité et librement choisie par les professionnels concernés.

Les stages d’internat peuvent-ils se faire dans des établissements privés dont les conditions de fonctionnement laissent tant à désirer ?

Les formations proposées de manière incitative et quasi imposée aux professionnels travaillant dans des groupes comme ORPEA ou CLINEA ne les privent-elles pas d’un choix plus personnel et plus diversifié ?

Tout ceci pose, on le sent, de graves problèmes éthiques qu’il serait plus que temps de prendre (enfin !) en compte.

Notre société ne supporte plus ni la souffrance, ni la maladie ni la mort, mais d’une certaine manière elle les induit de manière perfide et perverse, comme l’a bien senti un auteur comme Michel Houellebecq[3] ans son dernier roman.

Si nous nous ne réveillons pas à temps, si nous ne résistons pas vigoureusement, c’est notre société elle-même qui risque de mourir de ses propres manquements et de s’autodétruire.

Les malheurs de la psychiatrie – et singulièrement de la pédopsychiatrie – sont peut-être, de cette issue fatale, les signes avant-coureurs.   


[1] B. Golse et M.R. Moro, La pédopsychiatrie ne veut pas mourir ! Libération, n° 11459, 30 mars 2018, p. 22

[2] Le Diplôme d’Études Spécialisées Complémentaires (DESC), aujourd’hui devenu DES, correspondait au cursus permettant aux internes d’acquérir la spécialisation en pédopsychiatrie

[3] M. Houellebecq, Anéantir, Flammarion, Paris, 2022