Vols de savoirs
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Vols de savoirs

Dans son article, Histoire et trauma dans les écrits autobiographiques des écrivains antillais, Anne Levallois1 inaugurait sa communication par un propos qui ne laissait pas de l’étonner : alors qu’un Robert Antelme se saisissait de la traite négrière pour dire la « représentation emblématique de l’horreur et de l’avilissement » (L’espèce humaine), des écrivains créoles comme Chamoiseau, Confiant ou Glissant pouvaient reconnaître dans « le ventre du bateau négrier » leur « création du monde ». Comment ces derniers, descendants d’une histoire qui leur avait été absolument confisquée, ont-ils pu se débrouiller de l’héritage de l’esclavage colonial, en faire sentir toute la violence, pour parvenir « à se penser créoles dans une situation radicalement nouvelle », au-delà de leur histoire traumatique.

L’étude d’Anne Levallois nous montre la voie tracée par quelques écrivains pour affronter cette hantise du trauma collectif qui est un trauma renouvelé pour chaque sujet quand il vient à rencontrer par exemple la signification sociale du métissage et donc de la couleur de peau, ou le rejet de la langue et de la culture créole par les institutions, le créole devenant « signe du frustre et du violent », comme le dit Chamoiseau, ou encore « patois de nègres sauvages et de coulis malpropre » comme le serinait à Confiant sa maîtresse d’école, « dame de France, comme on dit, noire comme un péché mortel » (p. 191). Autant d’indices du redoutable « processus d’idéalisation qui a fait perdurer l’ordre colonial » jusqu’à aujourd’hui, conséquence d’un « clivage entre le vécu dominé et dévalorisé de la couleur et le savoir idéalisé du blanc » (p.191). Face à de tels processus d’idéalisation et à un certain type de savoir, Edouard Glissant reprend à son compte l’exergue d’un historien et poète antillais, Braithwate, à propos d’un ensemble de travaux sur l’histoire de la Caraïbe : « The unity is submarine ». Il en propose l’interprétation suivante : « Ils semèrent dans les fonds les boulets de l’invisible. » Cet exergue semble significatif de l’invitation de Glissant à une pensée radicale du trauma. C’est qu’en effet pour lui, cette unité ne se fonde pas sur l’un, mais sur la Relation, au sens où il existe une transversalité des relations dans la Caraïbe, sur fond d’invisibilité. Or nous dit-il, ne rien vouloir savoir de cette invisibilité, c’est être esclave de l’esclavage2. Ces « boulets de l’invisible » en référence aux « africains lestés de boulets et jetés par dessus bords, chaque fois qu’un navire négrier se trouvait poursuivi par des ennemis et s’estimait trop faible pour soutenir le combat3 », constituent la métaphore des histoires diversifiées dans la Caraïbe mais convergent souterrainement. Faire savoir les histoires, c’est restituer les faits et donner statut d’événements à ce qui était non-histoire et non-événement, en vertu d’un savoir confisqué « absence à toute décision et à toute maturation4 » qui concerne le peuple. Savoir confisqué est moins à entendre comme un savoir dont on aurait été dépossédé, mais comme un savoir qui n’a pas pu advenir comme tel puisque les faits ne permettaient pas une telle subjectivation. Il ne s’agit donc pas pour Glissant de révéler l’unité qu’il y avait dans l’Histoire, mais de faire apparaître l’unité là où il n’y avait rien. « Un peuple sans événement, un peuple coupé du monde est un peuple qui ne se voit pas et ne se pense pas5». L’esclavage colonial se présente ainsi comme le vol sans sujet d’un savoir à l’origine, dont le geste de violence par un effet de translation d’une génération à l’autre, avec des effets d’interdit portant sur le savoir lui-même, produit une incarcération dans le trauma. En reprenant à son compte The unity is submarine, Glissant déplace le lieu de l’aliénation, des colons vers le non-savoir – l’unité sous-marine et transversale : il y a donc un geste événementiel de Glissant qui situe le maître au lieu du non-savoir. Or cette incarcération dans et par le trauma, vol d’un savoir qu’il n’y a pas et dont on est l’esclave, est étonnamment congruente avec les pertes brutales dans l’enfance (deuil d’un parent, abandon) ou encore avec le deuil d’un nourrisson. Comment faire dans une analyse avec ces savoirs qu’il n’y a pas ? Comment accueillir un savoir qui n’a pas existé ? Je fais ici l’hypothèse, avec cet arrière plan Caribéen, que ces pertes sèches, sans rituels pour les accueillir, suturées du même silence que celui qui entoura les boulets sous-marins, peuvent être l’occasion, dans la cure, de faire circuler à nouveau ce savoir incarcéré, et exister cette parole « rentrée dans la gorge avec le premier cri6 ». L’histoire d’un enfant fût à l’origine de ces questionnements, autour de ces « vols de savoirs », entre dépossession et circulation.

Le petit Louis

Louis est issu d’une famille caribéenne. Il a 10 ans quand il m’est adressé. Né de père inconnu pour ses proches, sa mère est morte, probablement suicidée, quand il avait quelques mois. Il a un frère et une sœur aînés, le frère fut abandonné et placé à la naissance et ressurgira dans le paysage familial plusieurs années après la mort de sa mère. D’après sa tante, Louis vient pour remplacer ce frère abandonné. Le tribunal, « sous la pression » de la famille pour qu’elle s’en charge, dira sa tante, octroie la garde de Louis à cette dernière et son mari qui ont déjà deux enfants. L’aîné des frères de Louis ira chez une autre tante, aux Antilles. Quand qu’il n’a pas encore 3 ans, à la garderie puis à l’école, Louis crie, vocifère, est énurétique et encoprétique, mord et griffe les autres enfants sur qui il a le dessus malgré son petit gabarit. Sa tante rapporte des paroles d’autres parents qui la blesse particulièrement : « il a abimé mon enfant », a dit un jour une mère. Louis est un enfant dérangeant pour sa tante : ce ne sont pas seulement les autres qu’il abime ainsi, c’est elle. Alors, pour se protéger des regards, elle le change d’école ou de garderie. À l’époque, Louis aime bien jouer avec son beau-père qui a d’ailleurs insisté pour le recueillir, mais il le trouvait déjà trop imprévisible. Et si ses productions à l’école étaient remarquées, Louis les détruisait aussitôt terminées. En plein désarroi, sa tante lui dressait des listes de bonne conduite qu’il devait apprendre par cœur et réciter chaque matin – il s’exécutait. Ces difficultés donnèrent lieu à des consultations de guidance qui lui permirent, bon an mal an, de poursuivre plutôt bien sa scolarité, malgré une entrée ratée en primaire. Mais voilà qu’approche l’âge canonique de l’adolescence, perçu par sa mère d’adoption comme une menace – divorcée désormais, elle ne veut pas se retrouver seule avec « ça » : elle l’amène donc consulter. Tout se passe pourtant bien à la maison. Les aînés ont secondé leur mère divorcée. Les difficultés de comportement de Louis auraient en effet étouffé la relation avec son mari, et sa tante l’a choisi, lui – « on n’abandonne pas ses enfants ! ». Sauf qu’en se l’appropriant ainsi comme mère, c’est la menace d’un corps étranger qui loge à la maison qui pèse sur elle. Il la menace en tant que femme, comment aura-t-elle le temps d’être femme, désormais ? Il n’est pas question que Louis l’en empêche. Mais elle ne peut pas non plus ne pas être mère (on n’abandonne pas ses enfants), c’est un impératif hérité de sa propre mère. Et il y a comme une revanche à prendre sur sa sœur décédée (mère de Louis) devant sa mère. Louis, quant, à lui vient me voir « surtout pour rassurer tata », mais veut qu’on l’aide, d’abord à cause de son « hésitation » lors des évaluations.

Dès la première séance où je le reçois seul, il me raconte un cauchemar d’enfance qui le trouble encore aujourd’hui : au sein d’une famille tueuse, il jouait avec une poupée, tous, même le bébé, voulaient le tuer dans son lit. Sur fond de vœux de mort le concernant, Louis se plaint alors de deux symptômes : une ancienne anorexie mentale qui l’empêcherait de grandir comme il voudrait – et il compte bien trouver quelque nourriture dans la cure (dès qu’il comprend qu’il peut écarter sa tante de l’espace de la cure, il se met à avoir faim en séance), et la crainte assez persistante de décevoir cette tante-mère, qui le suspend à l’hésitation lors des évaluations scolaires alors qu’il est très bon élève. Et puis il y a cette figure fantomatique du père : il existe une photo d’hommes inconnus, transmise par sa mère qui a pu dire que l’un était le père sans préciser lequel, ni donner de nom. Et ce beau-père qui l’a élevé quelques années avant de partir sans demander son reste.

L’identification aux vœux de mort

L’identification aux vœux de mort indiquée par le rêve raconté à son entrée en analyse, va occuper une place centrale dans la cure de Louis. Le rêve trouvera confirmation de cette place sous transfert quand il me demandera malicieusement : « Vous voulez me tuer ? M’enterrer caché dans un coin de la pièce et je viendrai vous hanter ? », mais pour me dire aussitôt qu’il voudrait bien avoir le bébé Godzilla, l’américain, celui qui est le seul rescapé de l’histoire. Ce qu’il veut, ce n’est pas le dragon qui tue, qui crache du feu, c’est un dragon domestique. Godzilla est un monstre classique du cinéma japonais, dragon préhistorique qui, enfoui sous terre, fût réveillé par des essais nucléaires et se mit à tout détruire sur son passage, jusqu’à renverser sa position pour s’ériger en défenseur de l’humanité. Louis, en questionnant le désir de sa mère, veut ce bébé-monstre, américain et non plus japonais, spécialement parce qu’il est stylé. Le bébé acceptable, qui revient d’entre les morts – ou des entrailles de la terre, c’est le bébé stylé. Le style fait pour Louis déchoir le monstrueux, il est aussi l’indice de la domestication. Quant à la hantise, elle l’a accompagné des années sous la forme d’une peur panique des morts-vivants, des zombies, qui cessa quant il apprit qu’il avait un frère – celui dont il serait venu en remplacement pour sa mère qui l’avait abandonné. Louis pourrait donc consentir à ce que je me débarrasse de lui à condition qu’il soit enfoui chez moi pour pouvoir me hanter et revenir un jour sous la forme d’un bébé domestiqué ou stylé. Dans ce temps de la cure, il me met en place de mère meurtrière qu’il cherche à pacifier – l’apaisement de la peur panique des zombies au retour du frère qu’il a remplacé permet d’apercevoir une autre possibilité que la mort. Par ailleurs, la domestication par le style (le bébé stylé) est l’indice d’une voie pour une résolution à venir de cette identification aux vœux de mort supposé de sa mère. Peu de temps après la séance Godzilla, un dessin exécuté aux beaux-arts fut retenu pour une publication locale – il représentait un dragon, quelle ne fut pas sa stupeur quand il réalisa qu’il avait oublié de le signer en son nom propre ! (qu’il n’avait pas pu ?)

Nourrir l’Autre

Une première phase de la cure de Louis va être l’occasion pour lui de vérifier la toxicité pour / de l’Autre. Il me préparera nombre festins qu’il faudra déguster ensemble, qui seront l’occasion de m’exposer ses théories concernant la croissance. Par exemple la fréquence des passages à la selle de son frère, comparée à son aspect physique, lui permet de désigner son encoprésie infantile comme cause de sa maigreur actuelle – Louis a d’ailleurs développé une grande capacité à la rétention excrémentielle. Mais il peut imputer également sa maigreur aux cigarettes que fumait sa mère pendant sa grossesse, assertion qu’il renverse aussitôt puisqu’il sait, sans savoir comment, que maigre, elle était en bonne santé, puis que malade, elle a grossi. Il m’explique également qu’il a très peur de m’ennuyer s’il n’a rien à dire et s’empresse alors de me préparer à manger. Ces éléments sont autant d’indices d’une grossesse perçue comme toxique pour la mère, et son encoprésie apparaît au regard de sa théorie comme une tentative de tout lui donner, jusqu’à sa propre mort : ne pouvant plus rien donner car ne pouvant plus rien retenir, il se donne alors à l’Autre comme mort, alors qu’il tentait désespérément de se l’approprier sur un mode cannibalique. Avoir faim me répètera-t-il plusieurs fois, c’est être en danger de mort, c’est risquer de se faire dessus. Ces jeux de nourrissages qui se substituent souvent à la parole dans la cure reviendront régulièrement, et sur le mode de l’oblativité, qui est la condition pour que naisse sa propre faim. Ils prirent une autre dimension quand il me raconta ses mots rapportés de sa mère à son propos qui donnèrent toute leur saveur à l’oblation : « ne lui donnez pas trop de biberons, et préparez son biberon avec du lait de vache, pour pas qu’il grossisse » ! C’est donc le prolongement de son propre corps qu’elle perçoit dans son fils, elle qui s’est probablement donnée la mort… Louis quoiqu’il en soit, s’identifie à ce qui semble animer sa mère : la perspective de sa propre mort. Mais cette identification a sans doute lieu après coup : il n’a pas réussi à la ranimer, et le voilà toxique pour sa mère de substitution : il l’abîme dans sa féminité, elle le met donc en position de lui voler quelque chose, elle n’attend rien de lui, il est encoprétique. Et le voilà fixé à la parole fatidique : manger, c’est mourir, ou tuer – ce qu’il acte par son cannibalisme. Cette parole de sa mère, il ne put toutefois m’en parler qu’après que j’occupai une autre place dans le transfert, qui eu lieu dans le cadre du retour du frère.

Le retour du frère

Il vînt un jour à rencontrer son frère abandonné et il tint absolument à me l’amener en séance. Le frère s’empressa fièrement d’accompagner Louis à la salle de boxe, où il souhaitait l’inscrire. Louis déclina l’inscription au motif que « ça l’empêcherait de grandir » Cette visite du frère infléchit le transfert. Il m’expliqua qu’il avait eu le besoin impérieux de consulter le dictionnaire pour y chercher le mot « zombie », sans savoir pourquoi – on se souvient que sa terreur des zombies, qui faisait le régal de son frère-cousin, céda lorsque Louis appris l’existence de ce second frère réel, plusieurs années auparavant. Découvrant les origines vaudou du mot7, il identifia « zombie » avec « sorcier antillais », qui en serait plutôt le père puisqu’il vient réveiller le mort, tout en reconnaissant avoir probablement rêvé cette signification. Il faut porter crédit à cette dimension de rêve. Alors donc qu’il vérifiait que je pouvais résister à ses attaques, et notamment le versant vital du nourrissage – jusqu’à se livrer en pâture pour pouvoir me hanter, en une demande d’amour inconditionnel, il m’apporte son frère en chair et en os. Il convoque un sorcier antillais, soit celui qui a le pouvoir de réveiller sa mère d’entre les morts – de la réveiller au désir, au désir, notamment d’avoir un fils vivant – elle a pu l’abandonner si elle le mettait en danger. Un père – le sorcier antillais, a la puissance de réveiller la mère pour dire au fils qu’elle le veut bien vivant (dans la mythologie familiale, Louis est à la place de ce frère laissé en vie.) Il me désigna comme arbitre du combat entre deux frères sur un ring ! Malheureusement pour Louis, son frère figure un impossible pour sa tante, son existence la ronge de l’intérieur comme un corps étranger. Il y a impossibilité d’être la mère de Louis si l’étranger est son frère : l’injonction qui la portait à se charger de « ça » parce qu’« on abandonne pas ses enfants » ne justifierait plus la valeur de son acte auprès de sa mère (la grand-mère de Louis). Dans l’immense colère de sa tante, Louis redevient le « paquet », dont elle a déjà cherché à se délester symboliquement, notamment en donnant une autorité de tutelle sur Louis à la sœur aînée qui a vite trouvé du travail dans le sous-continent Indien. Louis ne bronche pas : rapidement, tous les ponts avec son frère sont coupés. La place du frère, en revanche, dans la cure fût tout à fait préservée – qu’il me l’ait amené en séance fût sans doute salutaire. Louis se mit alors à me raconter sa théorie des douleurs : en somnambule, supposait-il, il se cognait la nuit et se réveillait le matin avec de petites douleurs – mais il m’expliqua d’une part que tout petit, sa mère le secouait parce qu’il était trop agité (il parle alors de sa tante), et d’autre part que des bosses sur sa tête le gênait parce que sa mère ne lui avait pas assez massé le front quand il était bébé. C’est alors seulement qu’il me raconta la parole fatidique du lait de vache. Elle ne put être exprimée que lorsqu’il put formuler l’existence de quelques carences de soin maternel (néanmoins éclipsées par sa théorie des douleurs) et que l’adresse à un père-sorcier fût possible.

La réappropriation de la nourriture

Un ensemble de séances fût alors l’occasion de séparer le bon du mauvais – en un rejet massif de toute la production antillaise, dont il réussissait à se décaler astucieusement par l’utilisation de currys asiatiques. Au fil de l’exposition d’une recette il trébucha de façon spectaculaire sur un mot après moult bégaiements pour énoncer triomphalement : « as-sais-ossement » (à propos de l’assaisonnement des salades qu’il préparait à sa tante). Je lui pointais le « ah ces ossements ! » qu’il venait d’énoncer, en lui signifiant que les ossements étaient les restes des morts. La séance suivante, il dessinait une BOX internet : je lui pointais le signifiant de la salle de boxe qu’il avait visitée avec son frère – il avait, me dit-il, envoyé récemment un SMS à son frère, contre l’injonction de sa tante, et ce dernier, pensait-il, avait oublié de lui répondre. Il se mit à dessiner des oignons en expliquant éprouver une sensation particulière « car ses yeux étaient sensibles aux pelures d’oignons », en montrant de manière toujours aussi surprenante sa séparation de l’affect et de la représentation. Dans une troisième séance consécutive il trébucha sur le mot « aéroport » en disant « arrêt au port ». Bien que cette confusion soit courante, elle ne l’était pas chez lui. Je lui demandais dans quel port il s’était déjà arrêté et il me désigna le seul qu’il connaissait, celui de Pointe-à-Pitre. Comme c’était seulement la deuxième fois qu’il trébuchait sur un mot, je lui rappelais la séance des ossements et il put me dire que sa mère et son grand-père « qui ne parlait pas » était enterrés à Pointe-à-Pitre : il en oublia le prénom de sa mère. Mais pour la première fois, par l’intermédiaire des oignons dessinés, et en convoquant la non-réponse de son frère, il put, d’une certaine manière, pleurer sa mort. Il se met alors à rêver de chutes amorties sans troubler le sommeil, comme une manière de holding.

Le gain du nom propre

Il est tout a fait envisageable qu’avant la désignation de la sépulture dans l’analyse, la mort de sa mère n’ait pas eu lieu pour Louis. Sa valeur traumatique n’a sans doute pas été intégrée avant qu’elle ne soit redoublée par l’abîme que Louis constituait pour sa tante – « on veut ma mort » – et qu’il s’acharnait à être dans l’oscillation entre l’encoprésie où il se donnait tout entier comme objet, et ses tentatives désespérées de ranimer l’Autre par ses morsures, l’impossibilité de la rétention signant l’impossibilité de se séparer comme sujet : « ce que le sujet peut donner (dans la fantasmatique anale) est exactement lié à ce qu’il peut retenir, à avoir son propre déchet, son excrément. Il est impossible de ne pas voir là, nous dit Lacan, quelque chose d’exemplaire, indispensable à désigner comme le point radical où se décide la projection du désir du sujet dans l’Autre8 ». La reconnaissance de la sépulture, qui est une symbolisation de la mort, désigne le fait qu’il y a bien eu trauma pour lui, trauma de la perte de sa mère qui intervient après-coup, à l’entour de la période encoprétique qui est venu faire exister pour le sujet la carence primitive (early) au sens de Winnicott, à laquelle il a eu affaire comme nourrisson, autour de quoi s’organiseront par la suite ses symptômes. Une première version du père – le sorcier antillais – lui permit de se séparer du fantasme maternel pour s’autoriser à vivre, comme sujet. La concurrence pour la vie que les morsures cannibales – il reçut le terme en injure d’un de ses camarades de classe – indexait au registre du tout ou rien (il venait en remplacement d’un frère qui de ce fait était éliminé) pouvait désormais se jouer sur l’espace très réglé du ring. Le traumatisme de la mort de sa mère put être reconnu dans la sépulture. Louis se mit à jouer autrement et à cuisiner pour lui-même à la maison. Une séance vint alors condenser deux ans d’analyse.

Alors qu’il m’avait demandé s’il pouvait emporter chez lui les recettes de cuisine trouvées dans un magazine, il vint me voir pour me dire qu’il les avait « toutes ratées sans faire exprès » en « créant plein de recettes excellentes » dont sa tante s’était délectée. Il se saisit d’un petit animal sculpté sur mon bureau qui lui rappela son activité aux beaux-arts. Il décida de le prendre pour « mdl modl modle ! » il ne trouvait plus ses mots ! Le bégaiement dura une bonne minute. Il finit par trouver ce qu’il cherchait : le modèle. Fort de l’enseignement des ossements, je lui pointais les « mots d’elle ». Il put alors m’apprendre que sa mère travaillait comme styliste ! – établissant donc des modèles, mais aussi que c’est elle, en tant que sœur aînée, qui avait appris à cuisiner à sa tante ! En ratant ses recettes, qui font office de modèle dans le domaine culinaire, il désignait les activités créatrices de sa mère qui étaient aussi les activités, vitales pour lui, de la cuisine et du dessin. Pour la cuisine, où s’était logée la question de la toxicité, il n’avait plus besoin de recettes, sinon pour s’en déprendre. Et la profession de styliste résonnait spécialement pour moi, quand après trois ans de cure, se dévoilait la face du bébé dragon stylé qu’il avait rêvé d’avoir, soit la face vivante de sa mère, qu’il pouvait s’approprier autrement en transformant le savoir imposé des recettes. Il ne fit pas appel cette fois au sorcier antillais mais me demanda simplement quel sport mécanique j’aurais aimé pratiqué en vacances. Il termina bientôt sa sculpture, une voiture, qu’il signa de son nom propre.

Conclusion

Cette tranche d’analyse avec Louis aura permis à un garçon à l’orée de l’adolescence d’en savoir un peu plus sur le nourrisson qu’il a été et de se dégager de l’identification mortifère au vœu maternel – être le bébé mort pour elle. Ce temps primitif de son existence est bien entendu inaccessible en lui même. Alain Vanier rappelle à propos de Winnicot que la dimension nécessaire de l’environnement au tout premier temps n’est pas remémorable dans l’analyse : cette « conception de l’environnement doit être ajoutée par l’analyste au cours de la cure », car « dans l’analyse, cet environnement est sous-entendu, mais le patient ne peut le communiquer parce qu’il n’en a jamais pris conscience »9. Si Louis a accepté de s’engager dans l’analyse pour « rassurer tata » et en vertu de l’inconfort où le plaçait la crainte d’échouer à l’école, ce fut bien vite pour faire valoir le désir énigmatique d’un Autre dont la parole destinale le suspendait à l’arrête de la mort : qui était-il pour cet Autre ? Ce dragon anonyme, profondément enfoui sous terre, ou le bébé stylé qui avait pu domestiquer une rage désespérée10 ? Dans ses rebondissements, la cure lui permit de trancher et de désigner sa mère comme ayant été vivante, alors que lui avait été reconnue une sépulture. Pour cela, il aura fallu que je suppose qu’il me désigne au lieu du trauma, et donc que je le dépossède une seconde fois, sous transfert, de sa mère morte, en lui confisquant ce savoir qu’il n’aura jamais eu.

Dans les mois qui suivirent l’identification résolutive du deuil (le choix du bébé stylé), Louis vint à ses séances très en avance, pour dormir auprès de moi. Le trauma n’aura pu avoir été11 sans le savoir construit dans la cure qui en constitue désormais l’habitat. Sans doute ce temps régressif lui était-il nécessaire, alors qu’à bientôt 15 ans, il n’était pas encore entré dans la puberté, lieu de la menace qu’il pourrait être pour son autre mère, qui lui permit tout de même, sur un chemin extrêmement étroit, de trouver une terre d’accueil. Les écrivains antillais étudiés par Anne Levallois se sont réappropriés le créole, comme langue et comme culture, dans leurs récits autobiographiques, mais aussi leurs romans, leurs essais, la constitution d’une grammaire, etc. « Ce retour au créole – nous dit-elle – aurait pu devenir un enfermement, il a permis, au contraire, de faire exister une histoire et un peuple dans une langue inouïe jusque là », il a permis également « de percevoir, dans l’enfance de ces écrivains, des femmes de haute stature, qui à elles seules, ont incarné pour eux l’univers créole12 dans lequel ils sont enracinés », « et dont toute l’ambition était de faire de leurs enfants et de leurs petits enfants des gens instruits ». Il aura donc fallu la puissance de ses femmes mères ou grand mère de Glissant, Chamoiseau, Confiant ou Pineau, pour qu’un bout de savoir sur « le bruit et la fureur de l’origine » puisse un jour être constitué par les fils, afin de « combattre effectivement ce trauma par lequel ils sont collectivement nés ». Si le choix de Louis s’accompagne aujourd’hui d’un rejet d’une part de sa langue maternelle, le créole, mais aussi bien de la terre de ses aïeux, dans la Caraïbe, peut-être rencontrera-t-il un jour les Glissant, Chamoiseau, Confiant qui rendirent transmissible le bruit et la fureur de l’origine, lui qui put, en acceptant que je lui confisque une seconde fois le savoir emporté avec sa mère morte, se réapproprier ce trauma primitif.

Notes

  1. Anne Levallois, Une psychanalyste dans l’histoire, Paris, Campagne Première, 2007.
  2. Le discours antillais, Paris, Gallimard, folio essai (2002), p. 221.
  3. Id.. p. 230-231.
  4. Id. p. 172
  5. Id. p. 173
  6. Id. p.166.
  7. Sur ce point on pourra consulter avec profit l’article de Rosine Liénard, « Pléthore de morts vivants », in L’Unebévue n°28, les bateaux noirs du genre, Paris, L’Unebévue Ed., printemps 2011, pp. 151-178.
  8. Le séminaire VIII, Le transfert, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, p. 261.
  9. « Ce qui ne cesse pas de ne pas commencer », p.147, in Cliniques méditerranéennes, 66, Erès, 2002.
  10. Notons néanmoins l’équivoque du terme « domestique ».
  11. Il me semble nécessaire ici de ne pas trancher entre reconnaissance et existence concernant le « n’aura pu avoir été », ne serait-ce que parce qu’il désigne la mère de Louis comme objet impossible – ce dont témoigne le rêve des chutes amorties et la régression dans la cure.
  12. On peut prendre toute la mesure de cet univers pointé par Anne Levallois au moment d’introduire les mères avec cette indication de Glissant : « Le rapport à l’humain ne passe pas par un visage, mais il passe par un comportement, une manière d’être sur la place publique. Par exemple si, quand j’étais enfant, je ne saluais pas un adulte, tout de suite on allait dire à ma mère : « tu sais, ton fils n’est pas poli, il ne salue pas les gens dans la rue. » Autrement dit, il n’y avait ni figure de la mère ou du père, il y avait plutôt des composantes d’une collectivité, d’une société ». Cf. rencontre filmée avec Edouard Glissant, question de Mayette Viltard sur le paysage, in Unebeweb 26, consultable sur www.unebevue.org.