Les praticiens de la psychanalyse n’ont pas tout à fait tort quand ils déclarent que les progrès de la psychanalyse s’inscrivent dans sa pratique elle-même. L’extension des indications, les ajustements de la méthode à des situations cliniques multiples, l’intense activité scientifique des institutions et le nombre des publications en témoignent.
Ceci démontre d’ailleurs l’inanité de l’argument, si souvent repris pour discréditer toute recherche objective en ce domaine, selon lequel l’esprit ne peut observer scientifiquement l’esprit lui-même. Car que fait le psychanalyste quand, de l’intelligence qu’il acquiert d’une pratique intersubjective, il énonce une proposition générale applicable à plusieurs, voire à toutes rencontres entre un analysant et un analyste ? Le psychanalyste a deux manières de communiquer ses expériences individuelles, la supervision qui crée une écoute intersubjective à un degré second et la communication scientifique qui vise à un certain partage de savoir.
C’est en ce dernier sens que l’on peut parler de la pratique psychanalytique comme outil de recherche. Encore y aurait-il matière à développer une réflexion épistémologique critique sur les méthodes dont usent les psychanalystes et leurs institutions pour répondre à cette exigence. On voit déjà que c’est à un degré second que la pratique psychanalytique devient un objet d’étude puisque ce sont les modèles et les théories construites à partir de l’expérience et la manière dont ils ont été élaborés qui deviennent l’objet. La psychanalyse n’est plus l’outil de la recherche mais son objet. C’est le domaine de la recherche clinique proprement dite, de l’étude des concepts, de l’histoire des pratiques et des théories ; domaine que j’ai proposé de nommer, à des fins de clarté institutionnelle, celui des études conceptuelles. Ce domaine n’est d’ailleurs pas tout à fait isolé dans le cercle des sciences. Il s’inscrit dans celui plus vaste des pratiques dites sociales, c’est-à-dire de toutes celles qui impliquent une forme de rencontre inter-humaine (sciences dites de l’homme et de la société). Pensons ici aussi bien à la pédagogie qu’à l’économie ou la linguistique. Il y aurait lieu sans doute de maintenir une différence entre les sciences qui étudient des pratiques « naturelles » (comme la science économique) et celles qui étudient des pratiques construites (comme précisément la psychanalyse) ; les théories que ces sciences produisent constituant d’ailleurs plus souvent des modèles d’intelligibilité que des explications causales. C’est bien le cas pour ce que nous appelons les théories psychanalytiques. Leur validité repose plus sur leur valeur heuristique que sur leur valeur de vérité. D’où certaines difficultés pour évaluer la qualité des projets et de leurs résultats quand il s’agit de donner une aide matérielle à ces travaux.
Dans le cadre précédent, l’objet d’étude est la recherche psychanalytique elle-même. Dans les études dites empiriques que nous envisagerons maintenant, c’est l’objet de la pratique psychanalytique qui est étudié. Il peut s’agir de ses effets (l’évaluation des résultats thérapeutiques), de ses processus (la communication psychanalytique) ou des données d’observation recueillies à partir de la pratique. L’objectivation est d’une autre nature que dans le cadre précédent puisqu’elle porte sur des données d’observation (celle-ci fut-elle « privée ») et non plus sur l’écoute intersubjective. Aussi les résistances que provoque ce type de recherche chez des nombreux cliniciens relèvent d’une autre logique. Il s’agit moins de la faisabilité des méthodes que de leur utilité. Pourquoi des psychanalystes se livrent-ils à ces recherches et qu’en attendent-ils pour leur pratique ?
Les deux questions sont très différentes. La première interroge le psychanalyste quant à son fonctionnement mental. Pourquoi s’interroger davantage à propos de la recherche sur la psychanalyse que pour d’autres intérêts extra-psychanalytiques ? C’est en définitive la seconde question qui est essentielle : en quoi ce mode de recherche et les résultats que l’on en peut attendre intéressent le praticien ? Répondre que dans la société contemporaine seul ce genre de recherche peut apporter une légitimité à l’usage clinique, diagnostique et thérapeutique de la méthode n’est pas suffisant. De même, la dimension interdisciplinaire que revêt une partie de ces travaux n’est pas un argument convainquant, pas plus que la nécessité d’une étroite collaboration avec la recherche universitaire.
En définitive, le clinicien pose la question pour lui-même. En ce point, les opinions divergent. Je ne partage ni le rêve scientiste de ceux qui attendent un effet notable pour leur pratique, ni le rejet idéologique des autres. Aux premiers, je répondrai que toute étude empirique de cette nature est nécessairement réductionniste et que toute l’information que nous pouvons en retirer n’est pas directement, ni immédiatement transposable à notre mode d’écoute. En attendre toute forme de progrès recevable est une utopie réductionniste. Aux seconds, très largement représentés dans les institutions françaises, je chercherai à faire observer combien, lors de l’implication dans la relation clinique, ils usent de repères extra-territoriaux empruntés souvent naïvement à des sciences voisines, la sociologie (pensons à « Psychologie du moi ») ou la linguistique (pensons à la théorie du signifiant).
Le principe de l’interdisciplinarité n’est pas l’unicité ou l’intégration des points de vue différents mais le travail que les différences imposent à chacun des points de vue. En outre, la recherche empirique n’a pas nécessairement à mesurer ses effets sur la pratique elle-même mais sur les cadres institutionnels, sociaux et culturels dans lesquels s’intègrent ces pratiques. En bref, il n’y a pas seulement à s’interroger sur ce que ces travaux apportent à la psychanalyse mais aussi à ce qu’ils apportent aux psychanalystes et à leur ouverture d’esprit.