Occultisme
Article

Occultisme

« Derrière eux cheminait la Mort (…) L’informe peut-il prendre forme ? (…) Le gouffre est-il vivant ».
Victor Hugo.

 

La grande époque du spiritisme a été la deuxième moitié du XIXe siècle. Les Fox aux Etats-Unis (1847), Allan Karde en France (1857), Conan Doyle en Angleterre (1861). Elle trépassait à peine quand Freud a inventé la psychanalyse. Cette dernière aurait-elle connu un même succès si l’engouement pour l’occultisme n’avait pas ouvert les esprits aux mystères de l’inconscient ? La psychanalyse ne peut-elle pas être considérée comme l’approche scientifique des phénomènes révélés par le spiritisme ? À cette même époque en France la grande figure de la psychologie, Pierre Janet, produisait un travail important sur le spiritisme et la médiumnité. Très vite réjoint par Joseph Levy-Valensi, le maître de l’aliénisme du début du XXe siècle. Il est donc étonnant que Freud, non pas s’y soit intéressé comme tant d’autres, mais qu’il ait caché honteusement ses propres expériences sur le sujet, comme l’ont confirmé ses études, sa correspondance et les témoignages de ses proches. Craignait-il le reproche de s’écarter du réel au profit des chimères et de la science, au profit d’un certain occultisme ? Ernest Jones et Anna Freud ont évoqué à plusieurs reprises le plaisir qu’il trouvait en privé à répéter les histoires étranges tissées de coïncidences troublantes et de voix intérieures mystérieuses que lui avaient confiées ses patients. Ils racontent aussi comment Freud rapidement se reprenait de cette fascination, et la maîtrisait en dénouant le mystère de ces phénomènes grâce à sa « sorcière métapsychologique » en opposition forcenée à tout recours facile à la métaphysique.

Cela lui donne l’occasion d’écrits cependant ambigus où il prétend les traiter pour conclure finalement que ses considérations ne sont pas valides. Tel ce rêve qu’il définit comme prémonitoire – et qui ne l’est pas – dont il prend l’exemple pour dire que les rêves prémonitoires n’existent pas… et par cette maladresse de dévoiler en même temps l’intérêt qu’il voulait dissimuler. Freud raconte qu’il fait le rêve, pendant la guerre, que l’un de ses fils qui se trouve au front est tombé. Ce rêve n’indique pas directement la chute et la mort mais la symbolique y est explicite : il voit son fils debout sur un débarcadère, à la limite de la terre et de l’eau ; il lui semble très pâle. Freud lui parle, mais le fils ne répond pas. Celui-ci ne porte pas l’uniforme militaire mais une tenue de ski, la même tenue qu’il portait lorsqu’il eût un grave accident de ski avant la guerre ; il est juché sur la balustrade, prêt à tomber, la chute est imminente… Ce fils est revenu sain et sauf de la guerre, mais l’expérience subjective de ce rêve fut si forte que Freud le considère comme annonciateur de malheur et qu’il en fait mention dans un texte intitulé « Rêve et télépathie », pour ensuite démontrer que ce rêve ne fut en rien prémonitoire.

Homme de science, rationnel, Freud pose alors que tous les phénomènes de cet ordre, les prémonitions, les oracles, ne sont (à l’image des rêves) que la projection d’événements s’accordant avec des désirs inconscients chez des sujets au tempérament passionné. Il ne recule donc pas devant cette idée du meurtre du fils, comme il ne reculera pas devant celle du meurtre du père. Dans l’un de ses derniers textes, Analyse avec fin et Analyse sans fin, il écrit en citant le Faust de Goethe : « Il faut donc bien que la sorcière s’en mêle. Entendez la sorcière métapsychologie. Sans spéculer ni théoriser – pour un peu j’aurais dit fantasmer métapsychologiquement, on n’avance pas ici d’un pas (sur la question de la maîtrise de la pulsion cnqr)1. Malheureusement les informations de la sorcière ne sont cette fois ni très claires ni très explicites ». Même si la sorcière n’est d’aucun secours ! Alors vers qui se tourner ? A qui parler d’une affaire personnelle : en jargon psychanalytique, une économie psychique subjective ? Si ce n’est avec les morts… dans l’espoir de ne pas tuer et de ne pas mourir pour le moins d’une rédemption après le crime fantasmé : le spiritisme appartient bien à l’ordre de la conjuration.

Dans Rêve et télépathie2, l’ellipse de sa conclusion est signifiante de son incertitude sur le sujet : « ai-je éveillé en vous l’impression que je suis secrètement disposé à soutenir la réalité de la télépathie au sens occulte ? » demande-t-il à ses amis, avant de conclure par ces derniers mots : « je n’ai pas d’opinion, je ne sais rien là-dessus ». On ne le croit pas, et avec raison tant cette conclusion est dénégative.

Freud confiait à Karl Abraham avoir remarqué la sensibilité télépathique de sa fille et il inventait avec elle des jeux quotidiens sur ce thème. Nul doute que ça ait pu participer à initier une vocation sacrificielle de gardienne du temple. De même il fit plusieurs expériences avec Sandor Ferenczi, mais il avait peur que les opposants à la théorie psychanalytique, nombreux et très actifs, puissent s’emparer de ce sujet pour l’attaquer sur le front de la rigueur scientifique. Dans une correspondance de 1926 Freud en fait l’aveu à Ernest Jones : « quand on alléguera devant vous que j’ai sombré dans le pêché, répondez calmement que ma conversion à la télépathie est mon affaire personnelle (…) ». Une affaire qu’il partageait avec son successeur désigné, Carl Gustav Jung, croyant dur comme fer à la positivité des phénomènes occultes, à qui il voulait attribuer une place dans les théories de l’esprit. Bienvenue aux fantômes, esprits frappeurs, poltergeist et autres revenants… et à la signification religieuse qu’ils peuvent avoir dans la mythologie. Bienvenue au mysticisme aurait crié Freud.

Les affaires personnelles chez les Hugo n’étaient pas minces : le génie du grand-père, la mort de Léopoldine, la folie d’Eugène le frère. La culpabilité immense…. le spiritisme utile. Freud perdit sa fille… « sa chère et éblouissante Sophie », celle qui lui avait donné son premier petit-fils, l’enfant à la Bobine, Ernst Wolfgung dit Ernest. Et l’un est en droit de considérer que le fameux texte sur la Bobine de bois entourée d’une ficelle… la disparition et la réapparition était son tombeau. Comme les contemplations de Hugo sont le tombeau de Léopoldine sa fille.

« Deux mondes ! – l’un est dans l’espace, (…)
Dans l’étendue où tout s’efface (…)
Oh, si tous deux, âmes fidèles,
Nous pouvions fuir à tire-d’ailes,
Et plonger dans cette épaisseur (…)
Si nous pouvions franchir ces solitudes mornes, (…)
Jusqu’à ce que la fin, éperdus, nous voyions, (…)
Cette petite étoile, atome de phosphore,
Devenir par degrés un monstre de rayons ; (…)
Si nous pouvions fuir notre centre, (…)
Aller voir de près dans leur antre,
Ces énormités de la nuit ; (…)
Ce qui t’apparaît te ferait trembler, ange ! (…)
Monde informe, et d’un tel mystère composé (…) »3.

Jean Hugo notait que la table tournante de son grand-père à Jersey « faisait des vers de Victor Hugo, tandis que celle de la rue Chateaubriand (domicile de Jean Cocteau autre adepte du spiritisme) faisait des vers de Cocteau ». Et il concluait : « Ceci une fois constaté, les débats sont ouverts ». Tout dépend donc de l’esprit du temps… mais aussi de l’espace. Pour que les morts s’invitent à table, il faut que les maisons soient hantées.

Les vers de Freud, sa théorie, ont-ils donc un sens pour tout le monde. Ou celui qu’il leur a donné ne s’ajuste t-il qu’à lui-même (ses projections) et à ceux qui veulent y croire comme le disent ses détracteurs ? « Les magnétiseurs provoquent des levers de soleil, les hypnotiseurs vous font descendre au caveau4 » disait Joseph Kessel. Sigmund Freud qui ne voulait pas de la religion consolatrice voulait-il rester fixé à l’illusion d’un avenir après la mort… autre qu’une éternité de solitude où il pourrait retrouver ceux qui lui manquent si atrocement ? Sophie fut-elle sa Léopoldine ? Son besoin comme tout un chacun de croire était-il impossible à rassasier ?

En ces temps de retour à l’hypnotisme et comme le disait je ne sais plus qui : « La psychanalyse c’est bien beau, mais encore faudrait-il connaître le signe zodiacal de chacun » ? Foin donc du travail de représentation, revenons à la foi du Moyen Age et aux certitudes chevillées à l’âme des croyants, … et au diable les mythes, qu’on rende au bon peuple ses visions, ses opiums, ses magies dysnélandés et autres saints à qui se vouer.

Notes

  1. C’est nous qui rajoutons.
  2. Freud, S. (1921/1991). Rêve et télépathie. In Œuvres complètes, XVI (pp. 119-144). Paris : PUF.
  3. Victor Hugo (1856), Livre IV – Pauca Meae, Les contemplations.
  4. Luis Bunuel. Belle de jour. Folio. Gallimard. 1964. Film de Luis Bunuel d’après le roman de Joseph Kessel.