François Gonon est directeur de recherche émérite au CNRS, rattaché à l’Institut des maladies neurodégénératives (Université de Bordeaux). Neurobiologiste de formation, il a consacré trente-cinq ans à l’étude de la neuro-transmission, puis a orienté ses recherches vers l’analyse critique du discours des neurosciences dans l’espace médiatique.
À l’occasion de la publication de son livre Neurosciences, un discours néolibéral, il dénonce l’instrumentalisation au service d’enjeux politiques d’un discours scientifique surprometteur, souvent déconnecté des réalités cliniques et sociales.
Propos recueillis par Thomas Lepoutre.
Carnet Psy : François Gonon, je me réjouis de vous retrouver à l’occasion de la parution récente de votre livre intitulé Neurosciences, un discours néolibéral. Vous y décrivez les nombreux mécanismes par lesquels la recherche qui se fait, se publie, puis se diffuse, amplifie des résultats neuroscientifiques souvent abusifs ou inexploitables dans la pratique clinique. En ressort quelquefois un écart important entre les données obtenues scientifiquement et les conclusions propagées médiatiquement, que vous dénoncez avec force – et spécialement dans le cas des études initiales, dont les conclusions, suggérez-vous, ne sont pas toujours confirmées par la suite ?
François Gonon : Depuis quinze ans maintenant, je cherche à comprendre ces écarts entre, d’une part, les résultats, et d’autre part, ce qui est dit à l’intérieur des publications scientifiques, puis dans les médias. Remarquons que, ce faisant, je ne mets jamais en doute les observations elles-mêmes. Le problème, c’est surtout ce qu’on en dit ; et ce qu’elles deviennent. La difficulté majeure tient au mode de fabrication de la connaissance. Les chercheurs testent des hypothèses ; si les observations les confirment, ils publient. Mais supposons, et cela arrive très souvent, qu’ils ne trouvent dans leurs observations aucune confirmation de leur hypothèse. La plupart du temps, les chercheurs ne publient pas. Quand on est chercheur, faire des observations prend du temps, mais les publier en prend aussi ! Et c’est pourquoi, si une hypothèse testée n’est pas soutenue par les résultats obtenus, le mieux est de passer à une autre hypothèse. Et c’est ainsi que, systématiquement, les études négatives ne sont beaucoup moins souvent publiées. Donc devant une publication scientifique, la première chose à se demander est : s’agit-il d’une étude initiale ou non. Si c’est une étude initiale, attendons la confirmation par les études ultérieures sur la même question. En effet, nous avons montré avec mes collègues, sur la base de 666 études initiales assorties des méta-analyses ultérieures faisant le bilan de toutes les études ayant été faites sur ce sujet, qu’environ une étude initiale sur deux était confirmée par les études ultérieures. Cette estimation correspond à une moyenne pour une douzaine de pathologies, mais, dans certains domaines, c’est même beaucoup moins. Par exemple, sur 46 études initiales associant une anomalie génétique avec un trouble mental, trois seulement ont été confirmées !
Autrement dit, la majeure partie des résultats initialement publiés dans ce champ s’avérerait en fait… plutôt fausse ?
Alors « faux », entendons-nous ; je ne dis pas que les observations rapportées par les publications initiales sont fausses. Simplement, elles sont incertaines. Or cet « incertain » bénéficie pourtant d’une plus grande visibilité. Puisque les résultats négatifs sont rarement publiés, une étude initiale sur une nouvelle question a plus de chance de rapporter des observations en accord avec l’hypothèse des chercheurs. Comme ces résultats sont nouveaux et spectaculaires, ils sont plus souvent publiés dans des revues prestigieuses et sont repris par des communiqués de presse publiés par les instituts et les universités. Ensuite, les journalistes se servent de ces communiqués de presse pour rédiger leurs articles. Nous avons montré avec mes collègues sur des centaines d’études que les médias privilégient les études initiales, mais ne parlent quasiment jamais de leur éventuelle réfutation par les études ultérieures. Cette réfutation peut être totale ou partielle quand l’effet rapporté par l’étude initiale apparaît de plus faible taille à la lumière des études ultérieures. On voit donc que ce problème est d’abord médiatique plutôt que scientifique. De fait, la recherche scientifique avance lentement à partir d’études initiales prometteuses, mais incertaines, vers un consensus formé par les études ultérieures. Le temps de la recherche n’est pas celui des médias.
Mais vous montrez également que la pente de la promesse excessive existe aussi dans la présentation même des résultats par les scientifiques – ce qui est perceptible dans les écarts souvent importants existant entre les « résumés », très visibles médiatiquement, et les « limitations », peu visibles et peu reprises, des études concernées…
Absolument. Et quand les chercheurs ne disent pas la même chose dans l’article et dans le résumé, ou bien, plus souvent, quand les résumés sont très exagérés par rapport aux résultats tels qu’on peut les lire et les interpréter dans la section résultats de la publication, c’est vraiment la responsabilité des chercheurs. Encore que, ceux-ci soient souvent poussés à ces exagérations par des causes inhérentes au mode de reconnaissance et de financement de la recherche, notamment les appels à projets. Ces exagérations et embellissement des observations peuvent prendre différentes formes : choix d’une analyse statistique discutable, mais qui permet d’aboutir à la conclusion souhaitée, relégation des observations gênantes dans les annexes, interprétation causale de simples corrélations, omissions des données essentielles dans les résumés, extrapolation injustifiée à l’homme d’observations chez l’animal. Toutes ces pratiques discutables, nommées « spin » en anglais, sont maintenant bien décrites dans la littérature académique. Pourtant, la plupart des chercheurs sont persuadés qu’ils ont intérêt à embellir leurs observations, à les rendre « sexy » (c’est le terme souvent utilisé), pour augmenter leurs chances de financement.
Ici surgit votre idée éloquente, de « double discours des neurosciences ». Entre la réalité du discours tenu à l’intérieur du laboratoire ou dans le cercle relativement confidentiel de la communauté savante où les limitations sont en règle générale reconnues, et le discours tenu à l’extérieur du laboratoire, dans l’espace public et médiatique, où les promesses sont nombreuses et la plupart du temps irréalistes, il existe bel et bien une exagération trompeuse. Dans les publications, on retrouve toujours de nombreuses limites, souvent beaucoup de prudence, sinon même des réserves, reconnues par les chercheurs eux-mêmes qui rappellent souvent la nécessité d’études de consolidation ; alors que dans le discours retenu par les non-spécialistes, les promesses reçues semblent démesurées et les découvertes imminentes.
Oui, les précautions oratoires, l’utilisation du conditionnel, la reconnaissance des limitations sont fréquentes dans les articles scientifiques, mais elles vont de pair avec les exagérations et embellissements. De plus, même au conditionnel, les promesses irréalistes sont déjà dans les publications scientifiques. Or, il y a les promesses, et puis il y a les faits. Lesquels démentent parfois, mais n’annulent pas pour autant la survie de la promesse. Prenons la fameuse étude de Caspi de 2003 sur la vulnérabilité génétique qui est censée favoriser le risque de dépression quand on est exposé à des stress. J’ai consulté toutes les études scientifiques publiées en 2019 et qui ont cité cette fameuse étude de 2003. J’ai trouvé 133 articles qui citent cette référence, et seuls 30 d’entre eux signalent que cette étude a été contredite. Or il y a eu, avant 2019, pas moins de trois méta-analyses, d’énormes études, avec des résultats beaucoup plus robustes que ceux de Caspi, et cette vulnérabilité génétique a été clairement réfutée. Il n’empêche que, dans la littérature scientifique, encore actuellement, elle est souvent présentée comme un fait établi. Une étude initiale présentant un résultat prometteur, mais incertain, peut donc continuer à être citée longtemps après sa réfutation, et souvent même plus citée que ces études ultérieures. C’est ainsi que se constituent des dogmes non fondés qui persistent pendant des années dans la littérature scientifique et dans les médias.
Par ailleurs, au fond, qu’est-ce que cette étude de Caspi a réellement montré ? Que le stress (deuil, perte d’emploi, dette, divorce, etc.) est un facteur de risque très fort pour la dépression. Tout le monde le sait, la dépression est quatre fois plus fréquente chez les gens qui viennent de perdre leur travail. Est-ce étonnant, franchement ? Là-dessus, ils ajoutent qu’il y a une modération possible liée à une vulnérabilité génétique, puisque parmi ceux qui ont rencontré le maximum de stress, le fait d’être porteur de la forme courte plutôt que la forme longue du gène qui code pour le transporteur de la sérotonine multiplie par 1,3 le risque de dépression, soit 30 % d’augmentation. C’est bien peu par rapport aux effets des stress, comme la maltraitance dans l’enfance, qui multiplie par 3 le risque de dépression. Autrement dit, la véritable conclusion de Caspi aurait dû être : certes, il y a possiblement une vulnérabilité génétique, mais celle-ci ne pèse vraiment pas grand-chose par rapport à l’environnement. Or ce n’est pas ce qu’ils ont dit. Ils ont mis en avant cette tarte à la crème d’une susceptibilité génétique, si bien qu’on peut encore, sur la base de cette étude, trouver partout dans les rapports officiels que les causes des troubles mentaux sont une vulnérabilité génétique et des facteurs environnementaux déclenchant. Eh bien, non. La vulnérabilité génétique, en l’occurrence, n’était pas démontrée. En fait, on a le sentiment que ces résultats obtenus grâce à des techniques très sophistiquées, qui forcent l’admiration, objectivent des associations statistiquement robustes, mais dont les tailles d’effet sont trop faibles pour avoir le moindre intérêt clinique. Ces études d’association génétique font alors écran à d’autres facteurs beaucoup plus massifs dans l’équation étiologique, et qui pourtant s’en trouvent implicitement dévalués. En sorte qu’on peut finalement retenir la vulnérabilité génétique, et pas le licenciement ! Ou bien on leur donne la même valeur interprétative vis-à-vis de la dépression, alors que de toute évidence le poids des facteurs en jeu n’est pas du tout équivalent.
C’est aussi sur ce point que votre livre prend une nouvelle dimension, en arguant que le discours des neurosciences, dans son hyper-promotion en dépit de résultats tangibles plutôt modestes en matière de psychiatrie ou d’éducation, tend finalement à avoir des effets politiques. Vous pointez, entre autres, des effets indirects d’occultation des facteurs environnementaux dans les considérations étiologiques sur la causalité des troubles mentaux, effets susceptibles de synergie avec les politiques ultra-libérales. Est-ce à dire, un peu brutalement, qu’au-delà de la neutralité axiologique de la science, les neurosciences, c’est forcément… de droite ?
Pas les neurosciences elles-mêmes, bien évidemment. Si l’on fait par exemple des recherches fondamentales sur la dynamique de la transmission par la dopamine, comme je l’ai fait pendant des années, ce n’était ni de gauche ni de droite, bien évidemment. Mais après, il y a le discours qu’on en fait. Si l’on s’intéresse aux neurosciences susceptibles d’éclairer les comportements humains, même au niveau de la recherche elle-même, je pense qu’il y a un effet politique. Je veux dire qu’on peut se poser telle question, mais pas telle autre. Pour prendre les choses de manière très caricaturale, il y a eu des dizaines d’études en imagerie cérébrale comparant des enfants venant de milieux défavorisés par rapport à des enfants issus de la population moyenne montrant des différences de développement cérébral statistiquement significatives, mais de très faible taille. Ces résultats sont très controversés et il n’y a rien de cliniquement utile qui en ressort. Mais pourquoi étudier le cerveau des enfants défavorisés, et pourquoi pas celui des ultra-riches ? Après tout, les ultra-riches ont aussi des comportements un peu différents par rapport à la classe moyenne ! C’est un peu provocateur cet exemple, mais oui, il y a un choix de la question qu’on se pose, qui n’est pas neutre politiquement.
Votre livre tient lui-même un double discours sur les neurosciences ; outre la critique minutieuse de la discipline scientifique devant rendre compte de ses avancées effectives ou supposées et des nombreux écarts qu’elle assume entre ses résultats objectifs et ses promesses, votre livre critique aussi les neurosciences comme objet médiatique complaisant susceptible d’une utilisation politique. Je remplace, du coup, ma dernière question provocatrice par une autre : pourquoi la droite aime-t-elle tant les neurosciences ?
C’est indiscutable ! C’est ce que nous avons montré, notamment au sujet du thème montant de la neuroéducation. On a épluché toute la presse française publiée entre 2000 et 2020 sur cette question. Qui parle de la neuroéducation ? À
quel moment ? Uniquement pendant deux ministères : celui de Gilles de Robien, ministre de l’Éducation sous Nicolas Sarkozy, et ensuite Jean-Michel Blanquer. Entre les deux, on n’entend pratiquement pas parler de neuroéducation. Parce que ces deux ministres ont mis ça sur la table, en piochant dans les neurosciences des arguments pour justifier certaines réformes. Et quels journaux applaudissent ensuite les ministres et l’usage du discours neurosciences dans le champ de l’éducation ? Là encore, c’est très polarisé politiquement. Clairement, les journaux de droite applaudissent, tandis que les journaux de gauche sont plus critiques. Comme s’il y avait une appétence politique naturelle de la droite envers les neurosciences – sans doute en vertu des justifications que le néolibéralisme peut trouver dans les neurosciences pour fonder tel ou tel type de politique, à la fois dans le champ de la santé mentale, de la neuroéducation et de la neurobiologie de la pauvreté.
On a le sentiment que la concentration sur l’individu et le cerveau a comme effet d’occulter toujours davantage ce qui se passe dans le social et dans l’environnement, d’une manière générale. C’est comme si les neurosciences servaient alors de caution scientifique à un discours néolibéral valorisant la compétition, l’autonomie et la responsabilité individuelle au détriment des responsabilités collectives.
Ce qui soulève incidemment la question… de votre propre relation au politique, et à la politique ?
J’ai toujours voté à gauche. Et je ne suis pas le seul parmi mes collègues neuroscientifiques, lesquels ne se rendent cependant pas toujours compte que leur discours sert parfois le discours de l’ultra-libéralisme. C’est finalement beaucoup pour eux que j’ai écrit ce livre, pour leur dire : « mais réfléchissez au discours que l’on alimente ». Il ne s’agit pas seulement de vendre des promesses pour avoir de l’argent et continuer à faire de la recherche ; il s’agit aussi d’anticiper les effets produits par un discours auréolé du prestige des sciences dures, parce que ça peut être en contradiction avec nos valeurs.
L’inégalité des chances à la naissance est un fait. Pire, plus l’écart de revenu et de patrimoine est grand entre le haut et le bas de l’échelle sociale, plus est faible la probabilité qu’un enfant né dans une famille défavorisée rejoigne les classes aisées. Traiter cet enfant avec de la Ritaline® ou quoi que ce soit d’autre n’y changera rien. Donc l’égalité des chances est une promesse inatteignable dans une société inégalitaire et je fais l’hypothèse que les neurosciences sont là pour la justifier – notamment en transformant en déficit cérébral tous les problèmes d’apprentissage, qui sont effectivement beaucoup plus fréquents chez les enfants défavorisés, comme la dyslexie ou le TDAH. On pathologise un problème parce qu’on ne veut pas voir que le problème est social. Mais est-ce que ça ne fait pas, finalement, de la neuroéducation l’instrument des politiques de droite ? C’est une formule un peu provocatrice, mais pourquoi les discours politiques de droite mettent-elles en avant les neurosciences ? Au fond, qui bénéficie du discours des neurosciences ?
Une psychologue bordelaise, Cécile Charazas, a récemment soutenu une thèse absolument essentielle portant sur les effets du discours des neurosciences dans la pratique des enseignants vis-à-vis des TND. Elle montre que ce sont d’abord les enseignants qui travaillent dans les quartiers favorisés qui se saisissent de ces concepts de TND, plus que ceux travaillant dans des quartiers défavorisés. Si bien que dans les collèges des quartiers favorisés, ou les collèges privés, 5 % des enfants ont un aménagement pour les examens en raison de leur TND, alors que dans les collèges les plus défavorisés, en REP (réseaux d’éducation prioritaire), c’est seulement 2 %. Cette histoire de TND, qui s’en saisit et qui s’en trouve aidé ? Qui en fait profit ? Les couches favorisées… Il y a donc bel et bien un discours neuroscientifique qui bénéficie inégalement aux gens, selon le positionnement social de chacun.
Cela suggère que certaines pistes d’amélioration pertinentes dans les champs de l’éducation et de la santé mentale sont injustement écartées par les promesses exagérées des neurosciences, lesquelles bénéficient pourtant peu aux patients aujourd’hui ?
Oui. Un seul exemple : les enfants nés prématurés, qui ont toujours beaucoup plus de difficultés que les enfants nés à terme, sont plus souvent diagnostiqués comme souffrant de troubles mentaux. En France, le taux de naissance prématurée est 7,2 %. En Suède, c’est seulement 5,4 %. Aux États-Unis, c’est 10 %. Or aux États-Unis, il n’y a pas de congé maternité, le suivi médical des mères enceintes est beaucoup plus mauvais, surtout pour les plus défavorisées, qu’en Suède ou en France. Ceci explique cela. Clairement, si l’on veut améliorer la santé mentale, c’est un levier crucial que de faire baisser le taux de naissance prématurée. Cela suggère une piste très concrète, très tangible, immédiatement praticable, pour améliorer les problèmes de santé mentale. Tout à l’inverse des promesses des neurosciences qui promettent qu’un jour, on pourra (peut-être) traiter correctement les problèmes psychopathologiques associés à la prématurité.
Alors, en effet, je m’interroge, et je ne suis pas le seul, sur l’engouement que notre société a pour les neurosciences. L’appétit des médias pour ce type de recherche correspond probablement aussi à un appétit du public. Mais est-ce que ça veut dire que l’on se met à se penser soi-même comme un cerveau ? Est-ce que je suis mon cerveau, et que devient tout ce qu’on pouvait percevoir avant comme personne, comme individu, comme sujet en relation avec les autres ?
On a pu évoquer l’avènement d’une nouvelle ère, celle de l’homme neuronal, celle du « sujet cérébral », selon l’expression d’Ortega et Vidal…
Oui ! Cela pose la question : suis-je mon cerveau ? Ou bien encore : ne suis-je que mon cerveau ? Quel conflit intime cela recèle-t-il ? Ça fait naître en tout cas une question anthropologique pour un moment culturel bien particulier. Ce que l’on peut voir d’ailleurs cliniquement avec ces patients qui invoquent leur cerveau pour « expliquer » tel ou tel de leur comportement : « je n’y peux rien, c’est mon cerveau, je suis TDAH » ; ce qui pose aussi une question relative à la relation que chacun peut entretenir à ses symptômes : est-ce moi ou est-ce ma maladie, et par voie de conséquence mon cerveau, sous-entendu pas moi du tout ? Est-ce que le sujet y est ou est-ce qu’il n’y est pas du tout ? Est-ce qu’il se trouve disqualifié en quelque sorte par son cerveau ou est-ce qu’il se trouve représenté par son cerveau qui se suffirait du coup à lui-même au point de ne pas avoir à en rendre compte ?
Je m’interroge encore plus lorsque des médecins nourrissent ce point de vue, en disant : « écoutez madame, vous êtes déprimée, mais vous n’avez pas demandé à souffrir, ni à être déprimée. C’est votre cerveau qui est malade, vous n’y pouvez rien. Je vais soigner votre cerveau. » À qui s’adressent-ils ?
On a pu défendre l’idée selon laquelle la naturalisation des troubles mentaux pourrait avoir des effets positifs contre la stigmatisation ; en mettant en cause d’abord la cérébralité, les malades s’en trouveraient allégés dans leur responsabilité et soulagés dans leur vécu de la maladie. C’est semble-t-il plutôt le contraire : on vérifie expérimentalement que, souvent, les malades ont tendance à forger à leur propre sujet des pronostics sombres dès lors qu’ils adhèrent à des croyances étiologiques de type biogénique…
Ce sont en effet des observations qui me paraissent solides, faites par des sociologues principalement américains, qui montrent plusieurs choses. Premièrement, cette conception du trouble mental comme une maladie du cerveau gagne du terrain ; aux États-Unis, elle a gagné 10 points entre 2000 et 2010, et dans les pays européens, c’est la même chose. Aujourd’hui, à peu près les deux tiers des habitants sont persuadés que les troubles mentaux sont des maladies du cerveau d’origine plus ou moins génétique. Qu’est-ce que ce neuro-essentialisme produit ? Deuxièmement, si certains patients s’en trouvent mieux et se sentent déculpabilisés (« c’est pas ma faute, bon d’accord »), d’un autre côté, le pronostic intime qu’ils se forgent devient : « je ne vais jamais guérir ». Ils baissent les bras, ça a été montré, ils s’en remettent aux médicaments, ils ne s’interrogent pas ou plus sur ce qu’une dépression pourrait vouloir dire ou avoir quelque rapport avec leur histoire personnelle. L’effet est contre-thérapeutique ; d’ailleurs, lorsque dans une grosse étude avec des patients déprimés vous regardez quelles conceptions ils se font de leurs problèmes avant le traitement, qu’ensuite vous prescrivez un traitement antidépresseur et vous regardez qui s’en porte mieux, il se trouve que ceux qui s’en remettent aux médicaments guérissent moins bien que ceux qui adhèrent à une conception plutôt environnementale ou psychogène ! Ce n’est donc pas forcément une bonne affaire, d’après ce qu’on peut observer. Et le pire à mon avis, se joue du côté des soignants. Car il existe aussi des études démontrant que lorsque les soignants adhèrent à cette conception neuro-essentialiste, ils sont moins empathiques, ce qui n’est pas bon pour la relation thérapeutique, à mon avis.
En conclusion, Freud, à son époque, mettait en cause le semblant d’exactitude de la psychiatrie scientifique et soulignait de manière un peu ironique, à l’attention du psychiatre, que « celui qui donne plus qu’il n’a est un coquin ». Pensez-vous que les neurosciences, en fait, donnent plus qu’elles n’ont ?
Clairement, oui. C’est bien ce que je veux dire dans ce livre. Ça peut être une bonne conclusion ! Enfin, tous les neuroscientifiques ne sont pas des « coquins » (rires). Mais on peut dire par là que le discours des neurosciences, quand il est impérialiste, peut réellement devenir un poison pour la société.