Adolescentes, adolescents – réflexions sur leur vie sexuelle d’aujourdhui
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Adolescentes, adolescents – réflexions sur leur vie sexuelle d’aujourdhui

Chacun s’accorde pour considérer qu’au cours de ces cinquante dernières années, l’âge auquel garçons et filles ont eu leurs premières relations sexuelles s’est nettement abaissé. Certains ont défendu l’idée que ce changement de comportement était la conséquence d’une maturation sexuelle physique plus précoce. Cela est très peu probable dans la mesure où ce changement de maturation remonte à une centaine d’années. Ce changement ne serait-il pas plutôt lié à des changements sociaux et à leurs retentissements psychologiques au niveau du psychisme ?

Aujourd’hui comme hier, au cours des traitements analytiques à l’adolescence, les questions concernant la vie sexuelle ne sont pas si facilement abordées qu’on pourrait le croire. Evidemment la dissymétrie d’âge et, surtout dans un certain nombre de cas, de sexe entre le thérapeute et l’adolescent n’y sont pas étrangères. Le choix et l’agencement des fantasmes et des actes concernant cette question laisse peu de place au choix et à l’agencement des mots.

La sexualité à l’adolescence est prise dans une double trame : comme relation à autrui, elle bascule entre la contingence et la nécessité, comme relation à soi-même elle ne peut se concevoir sans la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre, c’est-à-dire comme limite de soi-même, de la réalisation de ses désirs et donc de son incomplétude. Il appartient au psychothérapeute, analyste de l’adolescent, de percevoir cette double trame. Au niveau du psychisme, les changements de comportement observés chez les adolescents d’aujourd’hui concernant leur vie sexuelle amène à se référer à deux cheminements que la sexualité à l’adolescence évoquent : celui qui pourrait se conceptualiser sous la forme d’une sexualité “névrotique” adolescente, tant la conflictualité oedipienne infiltre la mise en œuvre de cette sexualité et celui que l’on pourrait considérer comme une sexualité “limite”, tant le courant tendre et le courant sexuel reste clivé.

La sexualité “névrotique” à l’adolescence renvoie au champ large et complexe du refoulement, de l’inhibition sexuelle ou plus largement de l’angoisse que toute question tournant autour de la sexualité suscite chez certains. La tâche de l’analyste consiste bien alors à permettre à l’adolescent de lever les inhibitions douloureuses, d’apaiser l’angoisse, de mettre en mots, de choisir les mots et d’agencer les mots que suscite toute représentation concernant sa sexualité que l’adolescent aborde spontanément avec retenue, pudeur et inhibition.

Dans le cas de la sexualité “limite”, la tâche de l’analyste me paraît beaucoup plus du registre de l’analyse de la problématique de la dépendance, du clivage du Moi, du déni des enjeux psychiques et de l’agir plutôt que de la “fonction réflexive” au sens propre du terme. Cette sexualité “limite” peut se définir à la manière de Charles Baudelaire : “Sous le fouet du plaisir, ce bourreau sans merci”. Encore faut-il ici distinguer deux situations : celle des adolescents pour lesquels ce mode de réalisation sexuelle est source de plaisir répété où “l’objet” est interchangeable et celle sans plaisir véritable dans laquelle la répétition de l’acte sexuel paraît non seulement dépourvu de plaisir mais vide d’objet et de représentation.

En prenant en compte ces deux cheminements que la sexualité adolescente évoque, qu’en est-il de la sexualité des adolescents d’aujourd’hui par rapport à celle de ceux d’hier ? Le monde aurait-il changé à ce point que les psychanalystes d’aujourd’hui, ne voient pas émerger les mêmes conflictualités que par le passé, n’entendent plus les mêmes fantasmes, ne sont pas soumis aux mêmes types de fonctionnement mental, ni de transfert ? Comme beaucoup, je pense bien évidemment que les ado-lescents présentant ce que j’ai nommé la sexualité “névrotique” adolescente, sont probablement moins fréquents aujourd’hui dans nos cabinets qu’ils pouvaient l’être auparavant.

Parallèlement ceux présentant ce que j’ai appelé la sexualité “limite” sont plus nombreux qu’ils ne l’étaient. Elle concerne aussi ceux dont les premières relations sexuelles ont été les plus précoces. Par-là même cette mise en mots, cet agencement des mots, le choix de ces mots peuvent paraître à l’analyste que je suis et à la génération à laquelle j’appartiens plus crus, plus clivés des sentiments tendres, plus déniés dans leur expression que cela pouvait être par le passé. Il n’empêche qu’à un moment ou à un autre de leur traitement, à condition que celui-ci soit suffisamment intensif et ne soit pas trop précocement interrompu, le récit de ces adolescents concernant leur sexualité et les chaînes associatives qu’ils développent alors, soulèvent, de mon point de vue, les mêmes questions qu’hier et surtout cette question qui me paraît fondamentale à cette période de l’existence : comment pouvoir accéder au bonheur de vivre sans la naissance de l’amour ? La vie sexuelle à l’adolescence peut se comprendre aujourd’hui comme hier par la recherche de cet état amoureux d’élation si spécifique de l’adolescence, mais aussi par la menace dont en même temps il s’origine. Cette menace renvoie à la nécessité de se dégager à la fois de l’amour maternel originaire et étayant (le dégagement particu lièrement en jeu chez les adolescents dont la sexualité est “limite”) et des différentes figures de l’amour oedipien (dégagement particulièrement en jeu chez les adolescents dont la sexualité est plus “névrotique”). Cela permet peut-être de mieux comprendre l’intrication de la violence et de l’agressivité dans la vie sexuelle de tous mais encore plus fortement intriquée chez ceux qui se sentent menacés plus que tout autre par la perte d’étayage débouchant sur l’impossibilité d’accéder à un bonheur de vivre tant recherché.

Aujourd’hui la différence avec hier serait non pas le fait même que toute vie sexuelle à l’adolescence condense les différentes figures de la psychosexualité infantile mais le fait que notre société contemporaine respecterait moins que par le passé la nécessité d’un temps d’élaboration suffisant pour la construction de la psyché allant, par strates successives et construction progressive, de l’assise narcissique primordiale et originaire au bonheur d’Eros.

La vie sexuelle à l’adolescence et encore plus l’état amoureux, hier comme aujourd’hui, par ce qu’il suscite chez le sujet, active et réactive Eros, ses figures heureuses et ses larmes. Il représente pour le sujet, qu’il s’agisse d’un garçon ou d’une fille, une guérison à toutes ses difficultés du moment, et même à toutes ses souffrances. Il n’en contient pas moins tous les aléas inscrits déjà dans l’histoire du sujet. Il n’y a pas de sexualité de l’adolescence sans renvoi au développement de la sexualité infantile. Mais peut-être aujourd’hui plus qu’hier, dans la vie sexuelle des adolescents, les aléas d’Eros sont infiltrés par les aléas de narcisse. Si Eros nous apprend que nous ne pouvons atteindre le bonheur de vivre qu’à la condition d’être poussé par une séduction par et vers l’autre, nous savons aussi que nous ne pouvons atteindre ce bonheur qu’à la condition de nous reconnaître nous-mêmes comme sujet suffisamment confiant en nous et différencié de l’autre. Au-delà de l’enfance et de l’adolescence, les processus auxquels ces étapes nous renvoient, nous aident, encore faut-il leur laisser le temps de se construire.
La question de la vie sexuelle des adolescents contemporains et les difficultés de l’analyste dans le cas des traitements d’adolescents concernant la question de leur sexualité ne reposent donc pas aujourd’hui plus qu’hier sur la dissymétrie évoquée ci-dessus, sur le classique tabou de l’inceste, sur sa fonction d’initiateur psychique, sur sa représentation déplacée des imagos parentales. Ces différents aspects peuvent être, aujourd’hui comme hier, à un moment ou un autre, présents dans le processus instauré et dans le transfert qui le soustend. Les difficultés de l’analyste me paraissent toujours liées à la manière dont la sexualité vient s’inscrire dans l’organisation de la personnalité qui la sous-tend. Or aujourd’hui la problématique narcissique des adolescents me paraît plus problématique que par le passé. Comment leur sexualité pourrait-elle en être épargnée ?