Ce dont je vais essayer de parler aujourd’hui sur la dépression concerne des questions qui ont toujours été pour moi lancinantes et pour lesquelles je n’avais et n’ai toujours pas trouvé de solutions dont je sois sûr. Je pense en particulier à deux aspects :
I- Une première question, qui agite les milieux psychanalytiques et psychiatriques depuis longtemps : y a-t-il une unité de la dépression, c’est-à-dire une unité des différentes formes de dépressions auxquelles nous pouvons assister au-delà de leurs différences ?
Je vais vous proposer une hypothèse qui s’efforce de rester dans le cadre du champ dépressif, sans débordement. En effet, parler de la dépression, c’est être d’accord sur le fait qu’un certain profil dépressif, une certaine évolution dépressive ne va pas toucher à l’organisation du Moi, et que les choses vont se développer dans la direction de la mélancolie. Dans cette organisation dépressive, on ne va pas assister à la désagrégation, à la dissolution des mécanismes du Moi. Sans doute peut-on considérer qu’il y a là deux grands secteurs de la pathologie : ceux où l’on assiste à une telle désagrégation du Moi et ceux où la structure du Moi est préservée, bien qu’on puisse aller très loin dans le champ de ce que Freud appelle la “névrose narcissique” où le suicide est, bien entendu, une occurrence extrêmement préoccupante, sans que le Moi ne se désagrège, même s’il régresse. Alors on objecterait peut-être que c’est une opposition trop classique et qu’aujourd’hui on pourrait être amené à voir les choses différemment ; je pense en particulier à ce que nous avons entendu pendant ce colloque sur la question de la dépression comme secondaire à la phase schizo-paranoïde et à l’opinion opposée d’une dépression primaire, antérieure à la phase schizo-paranoïde. A tel point que des auteurs ont pu vouloir inverser la succession de ces phases, ou, encore, dire qu’il y avait un perpétuel balancement de l’une à l’autre. Je pense néanmoins qu’il faut s’accrocher à cette idée que la désagrégation du Moi est évitée dans la dépression. La régression est narcissique et non psychotique (schizophrénique).
Alors, est-ce pour autant moins grave ? Je ne le pense pas, je pense que le phénomène qui, lui, est très présent dans la dépression, à savoir la perte d’objet, est un phénomène aussi grave peut-être que celui de la désagrégation du Moi car sans objet, c’est le Moi qui va devoir payer. Ce que nous montre cette perte, c’est un conflit à mort pour la survie du Moi. C’est donc une exacerbation de la vie pulsionnelle, qui ne connaît d’autre issue à la disparition de l’objet qu’une lutte entre pulsion de vie et pulsion de mort, comme si l’objet avait succombé à la mort. Alors, pour retracer les choses quelque peu différemment, je pense qu’il y a une continuité entre l’hypothèse centrale concernant tous les phénomènes qui ont eu lieu dans le champ dépressif et leur aboutissement extrême, qui est celui de la perte d’objet.
Mon hypothèse centrale est la suivante : il y a dans toute forme de dépression quelque chose que je ne puis mieux qualifier que comme “l’éloignement des objets”. Bien entendu, nous savons bien que ce ne sont pas les objets qui s’éloignent mais que c’est le sujet qui, lui, se retire, s’écarte des objets. En suivant cette ligne, nous pouvons imaginer qu’à l’extrême, les objets peuvent être perdus, et il est intéressant de voir que cela n’entraîne pas forcément la désagrégation du Moi mais que cette perte laisse un vécu de trou, d’absence, de vide, qui sont des caractéristiques importantes retrouvées par la clinique contemporaine et auxquelles le sujet s’identifie.
II- Le deuxième point que je voudrais soulever, c’est ce que j’appellerai les “cibles” du phénomène dépressif : qu’est-ce qui est atteint, à quel niveau cela est-il atteint dans les phénomènes du champ dépressif ? Je suis obligé ici de faire intervenir quelque chose qui va peut-être vous paraître un peu mystérieux : il existe, au niveau de la dépression, une variété de causes et de niveaux.
1- Le niveau le plus profond ou le plus ancien n’est pas le niveau pulsionnel, c’est un niveau que j’appellerai le niveau “vital”. Ce niveau vital nous est restitué par des tableaux cliniques que nous connaissons mieux aujourd’hui comme la “dépression essentielle” de Pierre Marty. C’est une dépression sans conflit, qui se caractérise par une baisse du tonus vital, une dépression qui est contemporaine d’une désorganisation essentielle importante. Ici, on a l’impression que ce qui est atteint concerne la vie même, au niveau des organes et de la santé. C’est pourquoi je pense que cette dépression essentielle a quelque rapport avec ce qu’on a appelé la “dépression primaire”, bien que, dans ce dernier cas, on a affaire à une forme plus psychisée. La dépression primaire est peut-être un niveau de dépression qui ne concerne pas la dimension vitale, et est une forme déjà plus proche des aspects relationnels. On peut avoir l’impression que l’atteinte de la vitalité et la menace de mort sont moins menaçantes.
2- Quand il existe une atteinte au niveau pulsionnel, c’est le tableau que nous connaissons bien de la mélancolie : celui de la régression narcissique et de la régression orale cannibalique. Toutes les descriptions qui correspondent à la mélancolie et qui ne sont pas du même niveau que celui de l’atteinte dépressive vitale. Là, on a vraiment le sentiment qu’on franchit une étape, et qu’on n’est plus dans des phénomènes de l’ordre de la vitalité mais de la pulsionnalité. Ces phénomènes sont caractérisés par l’éloignement ou la perte des objets. Quand le sujet vous parle de ses relations à ses objets, il est comme absent de ce qu’il dit, il en parle comme d’une réalité qui le fuit, et où il n’est plus tout à fait lui-même, comme coupé de ses liens. Ceci peut se manifester même dans le sommeil qu’un réveil brutal peut interrompre.
3- Un troisième niveau est celui que je propose d’appeler le niveau relationnel. J’essaie de décrire les cas où la dépression est liée à la dépression d’un autre. C’est le cas que j’ai essayé de décrire sous le nom de “la mère morte”. C’est-à-dire que l’enfant subit les conséquences d’une dépression de la mère et ne comprend pas le changement qui s’est produit chez elle. Dans un premier temps, il essaie de lutter contre cela, de distraire la mère, de se manifester par la nécessité de capter l’intérêt de la mère sans y réussir. A un certain moment, il décide de se retirer, mais en se retirant, il entraîne avec lui l’objet dépressif auquel il va s’identifier à son insu, et va être habité par une dépression qui est moins la sienne que celle de cet objet. L’idée essentielle, c’est que l’enfant ne comprend pas la dépression de cet objet et ne connaît pas l’origine de ses causes. Bien entendu, ce qui arrive à la mère n’est pas accessible à l’enfant ; il ne peut comprendre ou deviner les traumatismes vécus par elle (fausse-couche, infidélité conjugale, revers de fortune, etc.). Ce sont des circonstances qui ne sont pas accessibles à l’entendement de l’enfant et il ne peut, semble-t-il, même en voulant s’en dégager, que s’identifier à l’objet maternel déprimé. Nous sommes ici dans un cas de figure très différent de ce que nous avons appelé la dépression au niveau vital. En effet, l’origine de la dépression ne concerne ni le niveau vital ni le niveau pulsionnel, mais est liée à la relation à l’autre qu’est la mère.
4- Enfin, je décrirai une dernière catégorie, celle de la dépression appelée dépression névrotique, où la cause de la dépression est attribuée à un tiers.
On comprend, lorsqu’il s’agit de concevoir dépression du bébé et dépression de l’adolescent, que la dépression du bébé a beaucoup de chances de ressembler à cette atteinte du niveau vital que nous avons décrite, tandis que celle de l’adolescent fait participer tous les mécanismes de la complexité qui appartiennent aux structures plus récentes où entre en compte le Surmoi. Mais, dans toutes ces formes de dépression, le problème reste le même : le bien et le mal que l’on a faits. Ce dont il a été question tout à l’heure, et qui fait intervenir la compassion, est relatif à la capacité de souci de l’enfant pour la mère. Car, à ce stade de développement très important sont impliqués des mécanismes de réciprocité, c’est à dire la conscience de l’agression qui a été portée envers l’autre et sa réflexion sous forme de repentir et d’autopunition pour le mal qu’on lui a fait. C’est évidemment une capacité tout à fait essentielle pour l’humanité car, s’il n’y a pas de souci, s’il n’y a pas d’identification, il n’y a pas non plus d’humanité. Donc, on comprend, à travers cette esquisse, que la dépression ne peut être conçue uniquement comme pathologique mais plutôt comme une partie intégrante de la relation à l’autre.
Y a-t-il un moyen de lier ces diverses formes ? C’est ici qu’il faut faire intervenir la pulsion de mort. Pulsion de mort, pour avoir endommagé l’objet de façon définitive ou, à un moindre degré, pulsion de mort pour être la cause d’une menace mortifère. Mais cette position rationnelle a ses limites et c’est ce que je crois que l’on constate dans les dépressions qui laissent penser à une atteinte vitale chez l’autre.
Je sais que beaucoup de collègues ne sont pas d’accord avec moi et qu’ils me reprochent mon adhésion à l’idée de la pulsion de mort qu’ils trouvent injustifiée. Et pourtant, il ne me semble pas qu’il y ait quoi que ce soit de choquant dans cette position. En fait, ce n’est qu’une manière de dire que, la situation étant intolérable, défaire, dissoudre, faire disparaître et se faire disparaître est encore la conduite la moins pénible face à l’intolérable. Il n’y a rien là pour moi qui appelle je ne sais quel pessimisme ou quelle manière de préférer un univers noir. C’est une manœuvre défensive comme une autre : quand la situation devient intolérable, on défait, on désunit. C’est quelque chose qui n’est pas bien compris dans l’œuvre de Freud. Par exemple, on se demande comment est-ce que la mort pourrait venir avant la vie ? Freud donne une explication où il essaie de montrer que la première pulsion n’est pas celle de l’investissement. La première pulsion, c’est celle qui veut défaire les résultats de l’investissement. Pour une bonne raison, c’est que l’appareil psychique veut le calme et que, puisque la situation nouvelle est une occasion de créer plus de travail, plus de problèmes à régler, plus d’ennuis pour l’appareil psychique, la première pulsion cherche à supprimer cet investissement dérangeant. Et puis, Freud nous dit que ce n’est pas encore ça : ce qui véritablement signe de l’arrivée de la pulsion de vie, c’est le rôle de l’objet, de la libido d’objet, et c’est bien pourquoi en effet j’attribue au rôle de cet objet une portée considérable. Je crois que c’est avec l’objet, avec cette sortie de soi qui est représentée par l’objet que véritablement nous avons à faire à un niveau humain.
Je vais vous raconter brièvement un cas clinique qui remonte assez loin, à l’époque où j’étais assistant à l’hôpital Henri Rousselle. Un jour, on m’amène une patiente pour l’hospitaliser ; elle a une dépression typique, sérieuse mais pas mélancolique. Je commence alors à m’entretenir avec cette patiente qui se plaint d’avoir constaté quelque chose d’anormal sur ses fiches de paie (la plupart du temps, quand les gens se plaignent, c’est parce qu’ils n’ont pas l’argent qu’ils espèrent avoir gagné, mais pour elle, c’est alors l’inverse) car elle touche un salaire supérieur à celui qu’elle devrait toucher ; elle a donc quelque chose en “trop”. On essaie de la traiter et elle fait plusieurs rechutes. En sortant de l’hôpital après une rémission, à la fin de mon assistanat, elle demande à continuer de me voir en ville. Je continue donc de la voir à la demande mais non pas pour une psychothérapie régulière. Je la revois après chaque rechute, et puis un jour, au cours d’un entretien que j’ai avec elle, elle me parle de son souci pour sa fille à qui on a dû enlever un ovaire, s’inquiétant de la possibilité de celle-ci d’avoir un enfant. Je comprends donc à ce moment-là que ce qu’elle a en “trop”, c’est bien cet ovaire par rapport à sa fille, qui justifie l’angoisse que sa fille ne puisse procréer avec un seul ovaire. Je suis alors amené à lui communiquer quelque chose à ce sujet, mais qui n’a pas l’air de l’interpeller plus que cela, et puis je la quitte en pensant ne plus jamais la revoir. Contre toute attente je me trompe car elle reprend rendez-vous trois mois plus tard. Elle arrive, un sourire jusqu’aux oreilles, et m’annonce, non pas qu’elle va mal mais au contraire qu’elle va très bien et que sa fille est enceinte, soutenant que même si sa fille et son ami sont étudiants, ce n’est pas grave car elle et son mari vont élever cet enfant. C’est évidemment une très belle histoire, mais justement je ne veux pas confondre un cas de ce genre avec une intervention de la pulsion de mort qui aurait entraîné plus d’autodestruction. Au contraire, je vois là quelque chose qui relève d’une pathologie objectale, surmoïque, ce souci dominant pour l’objet et qui a permis que mon écoute aboutisse à une guérison, puisque je n’ai jamais entendu parler de cette femme par la suite.
Pour terminer, il faut que nous comprenions ce que la dépression avait de particulier pour Freud. Quand on lit ses écrits sur ce sujet, on voit bien, dès ses premières démarches, qu’il parle d’autre chose que ce dont il a parlé jusque-là, qu’il ne s’agit pas d’un rapport avec l’angoisse de castration, mais plutôt d’une “hémorragie narcissique”. Et c’est sur cette déperdition narcissique, responsable de cette perte d’énergie vitale, que je veux insister. Avec toutes les comparaisons que Freud fait entre la blessure et la dépression, avec ce fourmillement autour de la plaie psychique et ces réactions supposées contrer la perte d’objet. Perte d’objet, perte d’amour, mais aussi certainement impossibilité de laisser partir l’objet parce qu’on n’a pas réglé ses comptes avec lui et qu’il est important de les régler, à travers justement ce qui va se passer dans l’organisation dépressive. C’est-à dire que le Moi va prendre la place de l’objet perdu, et c’est là un des mécanismes les plus intéressants que le Moi en vienne à se mutiler pour remplacer l’objet perdu et pour permettre ce règlement de compte différé qui a pour théâtre la mélancolie. On le comprend, la dépression n’est pas seulement une catégorie nosographique, c’est à la fois une maladie et une catégorie existentielle qui nous concerne tous.