Autodafé
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Autodafé

« Ecrire, c’est sortir d’un bond du groupe des assassins ».
Franz Kafka

 

« Contre l’exagération des pulsions inconscientes fondées sur une analyse destructrice du psychisme, pour la noblesse de l’âme humaine, je confie au bûcher l’œuvre de Sigmund Freud », voilà ce qu’ânonnait le censeur nazi lors de l’autodafé de 20 000 livres, promulgué par Goebbels le 10 mai 1933 à Berlin1 sur le Bebelplatz devant la célèbre université Humbolt. Goebbels le naturaliste moral qui faisait passer son pied-bot pour une blessure de guerre.

Accompagnaient Freud : Karl Marx, Heinrich et Thomas Mann, Arnold et Stephan Zweig, Arthur Schnitzler, et beaucoup d’autres… Hitler n’était arrivé au pouvoir que depuis quatre mois.

« Là où on brûle les livres ; on finit aussi par brûler les hommes », prédisait à la suite de Voltaire le poète juif allemand Heinrich Heine. L’histoire lui avait déjà donné raison : le calife Omar, gendre de Mahomet ordonna en 642, lors de la conquête de l’Égypte par les Musulmans, l’autodafé de la grande bibliothèque d’Alexandrie ; et l’église avait brûlé les astronomes et ceux qui refusaient d’abjurer leur foi ou leur croyance durant l’Inquisition. Et pourtant l’Histoire allait dramatiquement se répéter – durant la Seconde Guerre Mondiale.

Sigmund Freud se souvenait qu’écrire, c’est-à-dire rêver et créer, se lire et se séparer, était toujours un acte transgressif en ce qu’il s’oppose aux croyances.

Après ce premier autodafé, il ironisait : « Quel progrès, au Moyen-Âge on m’aurait brûlé, aujourd’hui on se contente de brûler mes livres. » Avec le régime nazi, la cérémonie d’exécution allait être planifiée et simplifiée afin qu’elle puisse répondre à son office dément : en brûlant les livres, on faisait périr par le feu « purificateur » les idées, puis les hommes qui les portaient.

Hitler définissait le juif comme celui qui avait inventé la conscience morale. L’autodafé visait explicitement la « science juive », et le nazisme est une « contre-culture » hygiéniste et eugéniste contre la « culture psychanalytique » – « l’inconscient aryen est plus créatif que l’inconscient juif » proclamait Jung. L’œuvre de Sigmund Feud, cet « hérétique et impie » tel qu’il se définissait lui-même, faisait partie du lot des livres qu’il fallait punir d’ouvrir la conscience du sujet à la complexité de son monde interne… cette boutique obscure. Aujourd’hui encore, si elle est violemment attaquée, c’est qu’elle continue à flamber du feu violent de la passion de penser, parce que comme le disait le pourtant critique Robert Musil, « elle est une de ces choses contre lesquelles on ne peut lutter parce qu’elles durent trop, qu’elles sont trop importantes, sans fin ni commencement ».

Mais, à voir ces foules participer à cet étrange « feu de joie », puis s’en aller, grégaires, grossir d’autres foules et, marchant d’un même pas se métamorphoser en masse compacte (de la camaraderie à la communauté puis au corps social… le peuple est « une unité vivante organique » dixit Himmler) écoutant religieusement les diktats d’un dictateur terriblement intelligent, on s’interroge. La séduction-fascination d’un seul homme pour faire d’une foule une masse quasi organique unie contre plutôt que pour suffit-elle ? La haine serait-elle plus mobilisatrice que l’espérance ? Y a-t-il au fond de l’homme un violent appétit animal « instinctuel » à détruire et à être dominé, qui le pousse à suivre celui ou ceux qui se posent en maîtres, et dans cette servitude puis soumission volontaire à l’aduler ? « Il y a deux choses qui peuvent unir les hommes : des idéaux communs et des crimes communs » vociférait Hitler le 1er août 1923.

Alors Freud aurait eu raison, qui prédisait dans son dernier livre, Malaise dans la culture, traduit trop rapidement par Malaise dans la civilisation, l’évolution de la société humaine vers une privation de liberté acceptée, puis assumée, puis affirmée, dans une organisation de termitière où les insectes suivent un guide suprême. « Ils sont complètement aveugles, ils ne se déplacent que dans leurs couloirs souterrains », écrit Elias Canetti quelques mois après dans son livre Autodafé.

Le schéma freudien de la psychopathologie des foules où le leader fait miroiter un objet de désir et de haine, substitut d’un manque originel, sur lequel se greffe l’idéal du moi d’une collectivité, où le guide et meneur, assumant ce désir, permet (protecteur puissant), au groupe d’apaiser ses besoins de croyance et de ne pas ressentir de culpabilité, ce schéma est-il suffisant ? La fascination pour la masculinité virile et la peur-haine de l’intellectualité féminine nomade, cosmopolite, et passivante ne releverait-elle pas d’une trop grande sophistication de la pensée face au simple et malheureux instinct grégaire de l’humanité-mouton et a un « matérialisme d’une bassesse fondamentale2 » ?

D’après Lacan, Freud aurait dit à Jung et, donc à son inconscient aryen, sur le bateau qui les transportait jusqu’en Amérique : « Ces gens-là ne se doutent pas que je leur apporte la peste. »

Dans cette peste, il y a évidemment la sexualité : Freud ayant dénoncé à de multiples reprises le puritanisme anglo-saxon, il savait qu’en allant leur parler de « la chose », il allait provoquer les familles bourgeoises rétrogrades enfermées dans un ascétisme religieux bien pensant. Mais il y a aussi ce qui l’oppose à tous les nationalismes – travail, famille, patrie et leur haine du cosmopolitisme, la révélation que nous sommes tous nés de multiples brassages génétiques, de mythes et d’histoires familiales, et que l’évolution étant à l’espèce ce que le développement est à l’individu, il fallait – c’est ce qu’il fit pour lui-même – pouvoir se dégager de racines ancêtres, morbides d’êtres grégaires, et s’ouvrir dans une désaffiliation assentie, riche d’hybridation de nouvelles racines, à l’altérité du monde.

Pour Freud, l’individualité et la multiplicité des différences seront toujours une richesse permettant tous les croisements, évitant les effets de masse.

Mais son invention « diabolique », véritable bombe à retardement comme peut l’être l’inconscient avec sa manie de ne pouvoir être maîtrisé et de se révéler après coup, amène aussi et surtout le doute quant à la véracité d’une honnêteté dictée par une morale et non une éthique : « laissez moi dire qu’il n’y a là que violence, même si elle est couverte par les intentions les plus nobles » (1918). Et l’éthique contrairement à certaines morales, ne renvoie à aucun corrélat racial.

Mais aujourd’hui que la psychanalyse ne suscite plus dans le monde anglo-saxon que moqueries et procès en sorcellerie, on constate effaré la victoire et la violence du puritanisme de « l’abominable innocence américaine3». Adolph Hitler n’a pas inventé l’eugénisme, lui qui s’appuyait sur les premières expérimentations opérées aux Etats-Unis sur des handicapés, et n’aurait pas renié l’efficacité dans la systématisation du taylorisme, quel qu’en soit le coût humain. Armé d’un attirail aussi lourd qu’encombrant, il ne se contente plus de se cacher, derrière le faux nez du pragmatisme et la bouche sans lèvres de son appétit, et revendique haut et fort la simplicité apparente de la « vérité des faits ». Il ne se satisfait plus de s’exonérer de ses « péchés » dans la confession et le pardon, il aspire non à démonter les processus primaires à l’œuvre dans le bien et le mal, mais à les naturaliser en en démontrant leurs hypothétiques corrélats neuronaux et à les exposer au monde pour témoigner qu’ils ne voudraient rien dire. Et que donc tout est possible pour éradiquer d’une manière ou d’une autre les loosers de la loterie génétique. Ce puritanisme produit une masse imposante de livres (si c’est un livre) pour enfants de tous âges, véritables Readers-Digests et prêts-à-pensers assujettis au système marchand et aux lecteurs avides de jeux de cirque, qui connaissent les joies et les affres de l’économie de marché, c’est-à-dire celles que survendent les têtes de gondole… avant que le pilon de l’histoire ne les juge.

Mais cette économie de marché anglo-saxonne, qui brûle allègrement de rédactions de publi-reportages sans style, n’immole pas encore les livres, quelles que soient leurs contrefaçons4. Et c’est heureux. Car enfin, d’où vient cette impossibilité de brûler un livre fut-il nul ou ennuyeux, comme si l’on pressentait que ce pourrait être un acte d’une extrême gravité à l’encontre d’un enfant de papier sans défense ? D’où vient qu’on puisse prendre en pitié la chair signifiante et le signifiant de la chair d’un livre, « cette fleur fragile de la différence » ? D’où vient l’étrange autorité affective qu’il exerce sur nous ?

451 degrés Fahrenheit est selon Ray Bradbury la température à partir de laquelle un livre brûle et se consume, plus précisément son point d’auto-inflammation au contact de l’air. À voir cette image d’un autodafé à Berlin en 1933, on imagine l’esprit sauvage des lieux et on renifle l’inconscient collectif qui fait vibrer l’air ambiant et brûle la mémoire humaine. On voit aussi médusé les hommes qui soufflent, sur les braises, comme des serpents qui siffleraient leurs sombres passions… pour aiguiser l’agonie de ces pages innocentes. Mais peut-être faut-il espérer voir qu’au-dessus de cette mêlée détestable s’envole cela qui leur reste insaisissable, qui est là, et n’est plus là, des lambeaux de phrases qui constituent le trésor de l’humanité.

La légende de Rabbi Hanina Ben Teradion5 rapporte qu’il fût jeté par les romains sur le bûcher pour avoir enseigné la loi, et qu’il s’enveloppa alors des rouleaux de la loi (Sefertorah). Ses élèves lui disent « Maître que vois-tu ? », « je vois le parchemin qui brûle mais les lettres qui s’envolent » leur répondit-il. Primo Levi, le chimiste, disait de ses coreligionnaires, qu’ils étaient des « gaz rares6 ».

« Le diable est encore le meilleur subterfuge pour disculper Dieu. Il remplirait là cette mission de soulagement économique que le monde où règne l’idéal aryen fait remplir au juif. (…) le temps où sera établie la primauté de l’intelligence est sans doute encore immensément éloigné de nous, mais la distance qui nous sépare n’est sans doute pas infinie »7. Cette phrase de Freud témoigne de l’optimisme volontaire (obligé et engagé) d’un pessimisme lucide. La pulsion de mort n’est-elle pas le meilleur subterfuge pour disculper l’homme ? Aujourd’hui on ne brûle plus les livres, mais au nom du toujours même fondamentalisme purificateur, on détruit les mausolées de Tombouctou, les effigies de pierre de Bouddha, de Bamiyan, et les Temples de Palmyre au nom d’un Dieu unique et d’un livre unique. Tous les incendiaires ne savent-ils donc pas que l’inconscient qui infiltre les mythes fondateurs de l’humanité est incombustible et que celui qui n’a lu qu’un livre, fût-ce la Bible, est ignorant ? Ignorant d’ignorer que la préservation des objets culturels n’est pas de sacraliser et sanctifier le passé ; mais de témoigner des mouvements de la vie psychique commune à l’humanité, pour l’avenir. Et pour nos enfants à qui il appartient.

Notes

  1. Manguel Alberto. Une histoire de la lecture, Actes Sud, « Babel », 1998, p. 405.
  2. Georges Arthur Goldschmidt.
  3. Updike John, Navigation littéraire, Gallimard, 1984.
  4. Trois prêtres d’une paroisse de Gdansk ont brûlé fin mars 2019 des livres dont Harry Potter et Twilight, qu’ils estimaient sacrilèges. Du tragique au ridicule. La bêtise détruira le monde.
  5. André Schwartz Bart, Le dernier des justes. Seuil. 1980.
  6. Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés. Coll Tel. Gallimard. 1972.
  7. S. Freud, Malaise dans la civilisation, trad. Odier, PUF, 1971, p. 479.