Babylone
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Babylone

Dans le rêve « Mon fils le myope », Freud évoque un passage du psaume 137 relatant le chant des lamentations des juifs exilés à Babylone : « Près des eaux de Babel, nous étions assis et pleurions. ». Ce rêve rappelle le départ d’une partie de sa famille de Freiberg en Moravie, mais aussi, et peut-être surtout, la séparation d’avec Nannie, sa très singulière nourrice. Jacob le père, sa jeune femme Amalia et les deux enfants de ce second lit – Sigismund, qui avait trois ans et demi, et Anna – se dirigent vers Vienne, tandis que les deux fils du premier lit, Emmanuel et Philippe, partent pour Manchester. Le départ est dû selon Freud à « des événements quelconques », mais il omet de rappeler que Philippe avait surpris Nannie en train de voler – « elle est coffrée et condamnée à dix mois de prison » – et Sigismund éprouve d’autant plus de ressentiment à l’égard de ce demi-frère qu’il le soupçonne – fantasme coupable – de relations amoureuses avec Amalia, sa très jeune belle-mère. Ce demi-frère – figure paternelle par déplacement et double de lui-même – lui ravissait donc les deux premières femmes (son Eve et sa Lilith) qui comptèrent en sa prime jeunesse, et provoquait son exil du pays natal. Evénement aussi considérable (rien de moins) que la déportation des juifs à Babylone après la destruction du premier temple1. C’est en tout cas, le rapprochement effectué après-coup par Freud.

La douleur de l’exil est celle de l’arrachement à une terre, à une langue, à une culture, et celle de la perte de la mère pré-œdipienne, porteuse et médiatrice de tout cela. La nostalgie (douleur du retour), vient de ce qu’il arrête net la poursuite de ce que le sujet vivait inconsciemment comme un destin qui devait s’accomplir au plus près des eaux originaires. Séparation brutale, rupture de continuité, désaffiliation, ou, (moins grave ?), sentiment brutal au sortir de l’enfance que ça n’est plus et que ce ne sera jamais plus ça : Ça ne va plus être de soi ! Quoi ? L’éternité de la continuité d’une relation à la terre et à la mère, soit à l’origine de son monde mais aussi donc à la nounou, aux deux premières femmes qui le prirent dans leurs bras.

Tout exil est trauma par séparation d’un environnement porteur, sensoriel et sensuel, d’un topos. C’est la fin d’un amour, le début d’une mort sans cesse ressassée = une coupure d’être. En souvenir de lui, d’elles, Freud a-t-il idéalisé et pleuré son lieu de naissance, avec au cœur le tendre espoir d’un utopique retour (l’étymologie grecque d’utopie est à la fois u-topos – non lieu, et Eu-topie – le lieu fondamental sacré).

Mais la « solution de continuité » taillée par la séparation d’avec ses objets premiers est aussi une chance. Elle oblige le sujet, s’il a été suffisamment nourri par eux jusqu’à avoir constitué des réserves-ressources internes (un objet interne, un tuteur de développement, un témoin de soi), à ne plus croire en la force intangible, immanente, d’un destin déterminant sa vie, et à se tourner vers l’écoute de ses propres besoins, de son propre désir et de ses convictions naissantes.

La rupture de continuité qu’entraîne l’exil, loin de la terre-mère, et qui ne peut que se creuser, oblige le sujet à s’inventer ou à se créer. À ne plus s’incliner devant le destin (Dieu, la Nature) mais à s’approprier une destinée (par son tempérament, son action et son audace). L’exil est donc potentiellement à la source d’une création singulière (une sculpture de soi) et de conquêtes, dans un esprit de revanche sur le sort. Comme la séparation progressive d’avec la mère est à l’origine de la naissance de la vie psychique du nourrisson, et de l’ouverture de son désir. Il lui faut aller « aimer ailleurs » qu’à Babylone… loin de ses objets premiers. Loin de l’archaïque.

Mais pourquoi Freud utilise-t-il la traduction luthérienne du psaume « près des eaux originaires », alors que le texte hébraïque dit « près des fleuves » (et donc des méandres, des ramifications, des fils) ? Et que vient faire là Babel2 ? Et le psaume ne se poursuit-il pas ainsi : « près des fleuves de Babylone, nous nous sommes allongés et nous avons pleuré… pleuré pour toi Sion… nous t’avons en mémoire Sion » ; évoquant ainsi la nostalgie d’un paradis perdu et l’espérance d’un retour (l’an prochain) à la terre promise… Promise parce que perdue. Quête humaine s’il en est ! Retrouver ce que l’on n’a plus… après avoir beaucoup voyagé et s’en retourner chez soi plein de raison.

Dans la Genèse (11.1-9) sur la tour de Babel : on peut lire : « Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. Ils dirent : Allons ! Construisons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel, et faisons-nous un nom, afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre. L’Éternel dit : Les voici qui forment un seul peuple et ont tous une même langue. Maintenant rien ne les retiendra de faire tout ce qu’ils ont projeté. Allons ! Descendons, et brouillons leur langage, afin qu’ils ne se comprennent plus mutuellement. C’est pourquoi on l’appela Babel, parce que c’est là que l’Éternel brouilla le langage de toute la terre, et c’est de là que l’Éternel les dispersa sur toute la surface de la terre ».

Babel qui signifie confusion et dont la tour s’érigeait sur un site qui devint la ville de Babylone. Dieu qui visiblement souhaitait demeurer caché et laisser croire qu’il n’était pas, n’avait-il pas détruit le rêve de Babel, de dresser une bibliothèque idéale qui rassemblerait toutes les pensées humaines ? Peut-être ? En tout cas, dans son infinie sagesse, il laissa aux êtres la possibilité du multiple : la multiplicité des langues, des désirs, du sens. Gare à l’Esperanto homogénéisateur par le plus petit dénominateur commun, meurtre de la langue et du sens et au profit de la communication.

Que Philippe ait pu éloigner la bonne rendait possible qu’il éloignât aussi la mère. Cet « évènement quelconque », la pensée que l’on puisse être privé de sa mère, avait semé la confusion dans l’esprit du tout jeune Freud et détruisit l’innocence de son monde. L’avenir était autrefois à Babylone, et marqué du soubassement, du sceau obscène et vulgaire d’une humanité déroutante, bavarde et balbutiante. On rapporte qu’à Babylone, ce furent des reines habillées en hommes qui auraient gouverné et excellé dans l’art de la guerre (soit les déesses mères archaïques pré-génitales aux contours et atours d’imago dévorantes), tandis que les rois fait-néants, dont le fameux Sardanapale se livraient à la débauche.

Qu’en était-il de Vienne, sinon d’une moderne Babylone, antre polyglotte, et centre bigarré du monde où la famille de Freud échoua et qui, l’avenir le montrera, voyait son avenir impérial « pesé, compté, divisé » comme dans le rêve de Nabuchodonosor ?

Cet avenir ne lui souriait pas, comme une mère dépressive à son enfant, il lui lançait déjà un défi : car, pour la première fois, Sigmund était confronté à quelque chose qu’il ne cesserait plus de pister et de devoir éclaircir. Quelle chose ?

J.M Charcot : « Mais dans des cas pareils c’est toujours la chose génitale, toujours, toujours, toujours ».

S. Freud : « Mais s’il le sait, pourquoi ne le dit-il jamais ? ».

Le fantasme de perte (avec l’angoisse de la perte) se passe de la perte réelle…, mais y renvoit. Le trauma de la séduction, les soins maternels doubles représentent une séduction primaire et un fantasme coupable déplacé sur son frère et donc associé chez Freud à celui de la séparation. La sanction cruelle des fantasmes incestueux est-elle l’exil de la langue maternelle ?

Quittant sa prime enfance pour une adolescence babylonienne (Vienne et Paris), il commença sa bataille babélienne avec ce Dieu guerrier, impuissant, en qui il avait perdu la foi. « Oh Babylone, heureux ceux qui écrasent tes enfants sur la roche », voilà sa réponse où surgit la menace de la vengeance à la mesure du trauma, et qui par identification à l’agresseur suscite le fantasme infanticide.

Freud venait aussi de rencontrer la chose qui lui permettrait désormais de voir plus clair. La chose qu’il reverrait à la Salpêtrière et que Charcot ne savait pas voir. A savoir la sexualité infantile toujours présente chez l’adulte génitalisé.

S’allonger, pleurer le paradis perdu, se confronter à l’exil, à la confusion, à la prolifération des langues, bâtir, (par ambition prométhéenne), une tour, soit une œuvre pour toucher du doigt la vérité (?) est une chose. C’en est une autre, comme l’a osé faire Freud, que de descendre jusqu’au berceau-mère, plonger en soi dans le creux d’une tour spiralée, comme la rampe de la ziggourat de Babylone, où quand on chute par amour de l’origine on peut rencontrer sa fin… et inversement.

La quête de l’origine, celle de Freud se confond avec celle de la pensée : « il n’est pas impossible que le mot anglais to”Babiller” et le mot “Babelnqui veulent dire balbutier viennent de Babel » disait Jorge Luis Borges.

Notes

  1. Darius – reconstruire le temple détruit par Nabuchodonosor à Jérusalem !
  2. La ville de Babylone avait près de cinquante et un noms dont, Bab-ilu soit la porte de Dieu en akkadien ; Babel en grec ; Babylone en romain.

La douleur de l’exil est celle de l’arrachement à une terre, à une langue, à une culture, et celle de la perte de la mère pré-œdipienne, porteuse et médiatrice de tout cela. La nostalgie (douleur du retour), vient de ce qu’il arrête net la poursuite de ce que le sujet vivait
inconsciemment comme un destin qui devaits’acc omplir au plus prè s des eaux originaires.Séparation brutale, rupture de continuité, désaffiliation, ou, (moins grave ?), sentiment brutal au sortir de l’enfance que ça n’est plus et que ce ne sera jamais plus ça : ça ne va plus être de soi ! Quoi ? L’éternité de la continuité d’u ne relation à la terre et  à la mère, soit à l’origine de son monde mais aussi donc à lanounou, aux deux premières femmes qui le prirent dans leurs bras.

Tout exil est trauma par séparation d’un environnement porteur,  sensoriel et sensuel, d’un topos. C’est la fin d’un amour, le début d’une mort sans cesse ressassée = une coupure d’être. En souvenir de lui, d’elles, Freud a-t-il idéalisé et pleuré son lieu de naissance, avec au cœur le tendre espoir d’un utopique retour (l’étymologie grecque d’utopie est à la foisu-topos – non lieu, et Eu-topie – le lieu fondamental sacré).  

Mais la « solution de continuité » taillée par laséparation d’avec ses objets premiers est aussi une chance. Elle oblige le sujet, s’il a été suffisamment nourri par eux jusqu’à avoir constitué des réserves-ressources internes (un objet interne, un tuteur de
développement, un témoin de soi), à ne plus croire en la force intangible, immanente, d’un destin déterminant sa vie, et à se tourner vers l’écoute de ses propres besoins, de son propre désir et de ses convictions naissantes.

La rupture d e continuité qu’entraîne l’exil, l oin de la terre-mère, et qui ne peut que se creuser,  oblige le sujet à s’inventer ou à se créer. À ne plus s’incliner devant le destin (Dieu, la Nature) mais à s’approprier une destinée (par son tempérament, son action  et son audace). L’exil est donc potentiellement à la source d’une création singulière (une sculpture de soi) et de conquêtes, dans un esprit de revanche sur le sort. Comme la séparation progressive d’avec la mère est à l’origine de la naissance de la viepsychique du nourrisson, et de l’ouverture de son désir. Il lui faut aller « aimer ailleurs » qu’à Babylone… loin de ses objets premiers. Loin del’archaïque.

Mais pourquoi Freud utilise-t-il la traduction luthérienne du psaume « près des eaux originaires », alors que le texte hébraïque dit « près des fleuves » (et donc des méandres, des ramifications, des fils) ? Et que vient f aire là Babel 2 ? Et le psaume ne se poursuit-il pas ainsi : « près des fleuves de Babylone, nous nous sommes allongés et nous avons pleuré… pleuré p our toi Sion… nous t’avons en mémoire Sion » ; évoquant ainsi la nostalgie d’un paradis perduet l’espérance d’un retour (l’an prochain) à la terre promise… Promise parce que perdue. Quête humaine s’il en est ! Retrouver ce que l’on n’a plus… après avoir beaucoup voyagé et s’en retourner chez soi plein de raison.
Dans la Genèse (11.1-9) sur la tour de Babel : on peut lire : « Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. Ils dirent : Allons ! Construisons-nous une ville et une tour dont le sommet touche le ciel, et faisons-nous un nom, afin de ne pas être dispersés sur toute la surface de la terre. L’Éternel dit : Les voici qui forment un seul peuple et ont tous une même langue. Maintenant rien ne les retiendra de faire tout ce qu’ils ont projeté. Allons ! Descendons, et brouillons leur langage, afin qu’ils ne se comprennent plus mutuellement. C’est pourquoi on l’appela Babel, parce que c’est là que l’Éternel brouilla le langage de toute la terre, et c’est de là que l’Éternel les dispersa sur toute la surface de la terre ».

Babel qui signifie confusion et dont la tour  s ’érige ait sur un site qui devint la ville de Babylone. Dieu qui visiblement souhaitait demeurer caché et laisser  croire qu’il n’était pas, n’avait-il pas détruit le rêve de Babel, de dresser une bibliothèque idéale qui rassemblerait toutes les pensées humaines ? Peut-être ? En tout cas, dans son infinie sagesse, il laissa aux êtres la possibilité du multiple : la multiplicité des langues, des désirs, du sens. Gare à l’Esperanto homogénéisateur par le plus petit dénominateur commun, meurtre de la langue et du sens et au profit de la communication.

Que Philippe ait pu éloigner la bonne rendait possible qu’il éloignât aussi la mère. Cet « évènement quelconque », la pensée que l’on puisse être privé de sa mère, avait semé la confusion dans l’esprit du tout jeune Freud et détruisit l’innocence de son monde. L’avenir était autrefois à Babylone, et marqué du soubassement, du sceau obscène et vulgaire d’une humanité déroutante, bavarde et balbutiante. On rapporte qu’à Babylone, ce furent des reines habillées en hommes qui auraient gouverné et excellé dans l’art de la guerre (soit les déesses mères archaïques pré-génitales aux contours et atours d’imago dévorantes), tandis que les rois fait-néants, dont le fameux Sardanapale se livraient à la débauche. Qu’en était-il de Vienne, sinon d’une moderne Babylone, antre polyglotte, et centre bigarré du monde où lafamille de Freud échoua et qui, l’avenir le montrera, voyait son avenir impérial « pesé, compté, divisé » comme dans le rêve de Nabuchodonosor ?

 

Cet avenir ne lui  souriait pas, comme une mère dépressive à son enfant, il lui lançait déjà un défi : car, pour la première fois, Sigmund était confronté à quelque chose qu’il ne cesserait plus de pister et de devoir éclaircir. Quelle chose ? J.M Charcot : « Mais dans des cas pareils c’est toujours la chose génitale, toujours, toujours, toujours ». S. Freud : « Mais s’il le sait, pourquoi ne le dit-il jamais ? ».

Le fantasme de perte (avec l’angoisse de la perte) se passe de la perte réelle…, mais y renvoit.  Le trauma de la séduction, les soins maternels doubles représentent une séduction primaire et un fantasme coupable déplacé sur son frère et donc associé chez Freud à celui de la séparation. La sanction cruelle des fantasmes incestueux est-elle l’exil de la langue maternelle ?

Quittant sa prime enfance pour une adolescence babylonienne (Vienne et Paris), il commença sabataille babélienne avec ce Dieu guerrier, impuissant, en qui il avait perdu la foi. « Oh Babylone, heureux ceux qui écrasent tes enfants sur la roche », voilà sa réponse où surgit la menace de la vengeance à la mesure du trauma, et qui par identification à l’agresseur suscite le fantasme infanticide.

Freud venait aussi de rencontrer la chose qui lui permettrait désormais de voir plus clair. La chose qu’il reverrait à la Salpêtrière et que Charcot ne savait pas voir. A savoir la sexualité infantile toujours présente chez l’adulte génitalisé.

S’allonger, pleurer le paradis perdu, se confronter à l’exil, à la confusion, à la prolifération des langues, bâtir, (par ambition prométhéenne), une tour, soit une œuvre pour toucher du doigt la vérité (?) est une chose. C’en est une autre, comme l’a osé faire Freud, que de descendre jusqu’au berceau-mère, plonger en soi dans le creux d’une tour spiralée, comme la rampe de  la ziggourat de Babylone, où quand on chute par amour de l’origine on peut rencontrer sa fin… et  inversement.

La quête de l’origine, celle de Freud se confond avec celle de la pensée :  « il n’est pas impossible que le mot anglais to ”Babiller” et le mot “Babeln” qui veulent dire balbutier viennent de Babel » disait Jorge Luis Borges.

Notes

1- Darius – reconstruire le temple détruit par Nabuchodonosor à Jérusalem !
2- La ville de Babylone avait près de cinquante et un noms dont, Bab-ilu soit la porte de Dieu en akkadien ; Babel/ en grec ; Babylone en romain.