Camus, Sartre, Gary et les enfants surdoués : absence paternelle, dépression maternelle et symbolisation
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Camus, Sartre, Gary et les enfants surdoués : absence paternelle, dépression maternelle et symbolisation

Nos travaux théoriques autour de la question du caractère souvent exceptionnel de la symbolisation et de la sublimation chez les enfants surdoués nous ont amenée à l’étude du génie créateur, largement explorée par la littérature psychanalytique.

Plusieurs similarités familiales et psychiques entre ces deux profils ont retenu notre attention. Elles ont également fait écho avec nos références théoriques freudiennes du développement psychique, pour nous amener à formuler l’hypothèse d’une sorte de carrefour susceptible d’avoir favorisé chez ces sujets une exceptionnelle capacité de symbolisation. Puisque, rappelons-le à cette occasion, ces profils que nous savons extrêmement fragiles, ne sont devenus ni simplement intelligents ni simplement malades.

Trois paramètres ont ainsi retenu notre attention.

Le premier est relatif au paradoxe entre absence (réelle ou non) du père Oedipien (chargé de combler la mère et de bâtir les interdits Surmoïques) et existence pourtant simultanée d’une figure symbolique paternelle exigeante et idéalisée (image du père décédé, grand-père, maître d’école, etc.).

Notre second axe de compréhension touche, non sans lien avec le premier, au type de maternage offert à ces sujets pendant l’enfance, mêlant investissements anaclitiques et incestueux, et qualifié de Jocastien par M. Besdine1 à propos du génie créateur.

Le troisième aborde la question de la dépression infantile et de la place prise par le surinvestissement du langage et de la fonction symbolique dans l’affectivité de ces enfants, confrontés à la fois au vide affectif parental, et aux exigences d’un Idéal narcissique lancinant.

Nos précédents travaux2 ont étayé ces trois axes sous un angle clinique et projectif, en convoquant des examens psychologiques d’enfants et adolescents surdoués consultants. Bien que menée par les mêmes enjeux de démonstration, nous chargerons une métaphore littéraire d’illustrer notre propos, à travers les romans auto-biographiques de trois grands écrivains – Albert Camus3, Jean-Paul Sartre4 et Romain Gary5. Nous emprunterons des passages illustrant avec sensibilité ces faits familiaux et psychiques, que nous ne manquerons pas de lier à nos connaissances de l’enfant surdoué.

Père Oedipien défaillant – Père symbolique marquant

L’absence de père, réelle ou imaginaire, est fréquemment observée chez les enfants surdoués. V. Dufour a consacré un récent article6 à cette approche. Elle rappelle que “le père imaginaire Oedipien est celui qui prive l’enfant de la mère parce qu’il est pourvu du phallus, symbole de la puissance que la mère attend pour être satisfaite. Il interdit ainsi l’accès de la mère à l’enfant et permet le report à plus tard des enjeux sexuels” et observe que les pères d’enfants surdoués de son échantillon de thèse y apparaissent comme des “copains (…) le père semble n’avoir aucune consistance de père puissant, il est vécu comme semblable et n’est pas paré du pouvoir phallique”.

Ses conclusions semblent paraphraser les observations de M. Besdine à propos du génie créateur : dans son étude, “le père n’a pas le phallus ; il n’est pas devenu père Oedipien. Ce n’est pas lui qui arrive à donner la réponse au désir de la mère”. “C’est (…) le père de l’infantile, le père Oedipien, celui que se construit l’enfant “Papa, c’est le plus grand, c’est le plus fort, ce qui fait que je n’ai pas le droit d’accéder à maman” qui est invalidé. C’est l’interdit imaginaire “Je ne peux pas parce que je suis trop petit…” qui semble défaillant, (…) c’est la fonction de l’impuissance (…) qui est touchée, sans respect de l’ordre générationnel. L’accès à l’Oedipe est donc difficile dans ce contexte prégénital (…) il n’y a pas de lutte imaginaire pour le pouvoir, ce qui empêche (…) la mise en place des processus de promesse Oedipienne (quand je serai grand)…”.

Camus, Sartre et Gary n’ont jamais connu leurs pères, tués par la guerre avant ou juste après leur naissance. Tous trois ont partagé le lit de leur mère jusqu’à la puberté, vivant pour deux d’entre eux chez les grand-parents maternels.

Camus, en intitulant son ouvrage autobiographique Le premier homme, en dit long sur la place qu’il s’est attribuée dans sa filiation (…“puisque né sur une terre sans aïeux et sans mémoire, où l’anéantissement de ceux qui l’avaient précédé avait été (…) total”). Sous sa plume, le père imaginaire-Oedipien apparaît peu comblant : “Il (Camus enfant) n’était même pas sûr qu’elle (sa mère) eût aimé passionnément cet homme (son père), et en tous cas il ne pouvait le lui demander (…) il ne voulait même pas savoir au fond ce qu’il y avait eu entre eux”.

Sartre décrit une scène primitive bien austère: “En 1904, à Cherbourg, officier de marine et déjà rongé par les fièvres de Cochinchine, il (son père) fit la connaissance d’Anne-Marie Schweitzer (sa mère), s’empara de cette grande fille délaissée, l’épousa, lui fit un enfant au galop, moi, et tenta de se réfugier dans la mort”. Puis énonce avec sagesse : “En vérité, la prompte retraite de mon père m’avait gratifié d’un “Oedipe” fort incomplet : pas de Sur-moi, d’accord, mais point d’agressivité non plus. Ma mère était à moi, personne ne m’en contestait la tranquille possession : j’ignorais (…) la jalousie; faute de m’être heurté à ses angles (…). Contre qui, contre quoi me serais-je révolté : jamais le caprice d’un autre ne s’était prétendu ma loi”.

Gary, seul homme connu de la vie de sa mère, ignorera tout de son géniteur, dont il apprendra très tardivement sa mort dans les camps de concentration.

Cependant, chez nos trois génies littéraires, l’absence de père réel ou comblant pour la mère laisse place à des représentations paternelles héroïques ayant certainement eu une valeur structurante sur le plan des identifications et du bâtissement de l’idéal du Moi ; instance dont on sait la fonction centrale chez les créateurs7.

Camus découvre son père à travers les mots de sa famille maternelle: sa mère dit de lui: “Il avait de la tête”. Son oncle l’affiliait à son père par ces mots: “L’a la bonne tête, celui là. Dure, mais bonne. (…) Comme son père”. En outre, ce souvenir héroïque du père décédé semble s’être trouvé relayé par la figure de son maître d’école, à qui il continuera à écrire toute sa vie : “Celui-là n’avait pas connu son père, mais il lui en parlait souvent sous une forme un peu mythologique, et (…) il avait su remplacer ce père. C’est pourquoi Jacques (Camus) ne l’avait jamais oublié, comme si, n’ayant jamais éprouvé réellement l’absence d’un père qu’il n’avait pas connu, il avait reconnu cependant inconsciemment, étant enfant d’abord, puis tout au long de sa vie, le seul geste paternel, à la fois réfléchi et décisif, qui fût intervenu dans sa vie d’enfance. Car Monsieur Bernard, son instituteur de la classe du certificat d’études, avait pesé de tout son poids d’homme, à un moment donné, pour modifier le destin de cet enfant dont il avait la charge, et il l’avait modifié en effet”.

Sartre, lui, vivait avec son grand-père maternel, figure incontournable de son histoire infantile: “Restait le patriarche : il ressemblait tant à Dieu le Père qu’on le prenait souvent pour lui. Un jour, il entra dans une église par la sacristie ; le curé menaçait les tièdes des foudres célestes : “Dieu est là! Il vous voit !”Tout à coup les fidèles découvrirent, sous la chaire, un grand vieillard barbu qui les regardait : ils s’enfuirent. D’autres fois, mon grand-père disait qu’ils s’étaient jetés à ses genoux”, etc.
Chez Gary, c’est le profil extrêmement précis d’homme que sa mère a en tête pour son avenir qui semble avoir eu valeur symbolique structurante : prédit par elle aviateur, prix Goncourt de littérature et ambassadeur de France, il deviendra effectivement précisément… tout cela.

Maternage jocastien et dépression maternelle

Nous devons la formule de maternage jocastien à M. Besdine1 pour qui l’inceste entre Oedipe et sa mère Jocaste rappelle le “processus de maternage très particulier” vécu par le futur génie créateur. Selon lui, en l’absence de père, “La mère semble souffrir de soif d’affection ou de frustration sentimentale, si bien qu’elle établit avec le tout jeune enfant une symbiose étroite, intense, intime et exclusive qui se maintient pathologiquement au delà de la première année”, tout en jouant “un certain rôle dans le développement intellectuel”.

M. Besdine effectue lui-même le lien entre surdon infantile et génie créateur, en reprenant une vignette clinique empruntée à M.S. Malher7 : “Cathie, une enfant douée dont le père servait dans les forces armées Américaines à l’étranger” chez qui on retrouve “une mère élevant son enfant en l’absence du père (…). Cathie, âgée de dix-huit mois, se montrait une enfant douée, précoce, dotée d’une activité indépendante orientée vers les réalisations. Elle avait une aptitude toute particulière à entrer en contact avec un adulte qu’elle ne connaissait pas en suscitant une réaction admirative. Malher a eu l’impression que ce développement précoce du Moi était dû à l’investissement exclusif par la mère de son enfant”. Cette “position favorisée et exclusive de l’enfant sur laquelle la mère, avide d’affection, déverse tout son amour et auquel seule elle se consacre” aurait réunit “les conditions mêmes du maternage jocastien”. Il note le “développement accéléré du Moi à cause de la nature exclusive et des aspects bénéfiques de la symbiose continue”, débouchant sur la précocité, ainsi que ça a été le cas chez de nombreux génies créateurs précoces dans l’enfance.

Selon Besdine, l’issue de “La chaude intimité et la tendresse (que l’enfant -généralement le fils) a connues pendant sa première année de vie dans l’échange et le dialogue pleins de douceur avec la mère sont à jamais contaminées par un sentiment d’asservissement, à mesure que la mère, assoiffée d’amour, empêche l’enfant de se développer normalement dans le sens de (…) l’auto-différenciation. Cette atmosphère intense et diffuse d’amour incestueux devient de plus en plus terrifiante, l’enfant puis l’adolescent et l’adulte ressentant la situation comme dangereuse et interdite, voire comme un état de sujétion empoisonnée”.

Évoquons ici la sublime illustration de ces propos à travers la plume de Romain Gary : “Ce fut seulement aux abords de la quarantaine que je commençai à comprendre. Il n’est pas bon d’être tellement aimé, si jeune, si tôt. Ca vous donne de mauvaises habitudes. On croit que c’est arrivé. On croit que ça existe ailleurs, que ça peut se retrouver. On compte là-dessus. On regarde, on espère, on attend. Avec l’amour maternel, la vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais. On est obligé ensuite de manger froid jusqu’à la fin de ses jours (…). Partout où vous allez, vous portez en vous le poison des comparaisons et vous passez votre temps à attendre ce que vous avez déjà reçu. Je ne dis pas qu’il faille empêcher les mères d’aimer leur petit. Je dis simplement qu’il vaut mieux que les mères aient encore quelqu’un d’autre à aimer. Si ma mère avait eu un amant, je n’aurais pas passé ma vie à mourir de soif auprès de chaque fontaine. Malheureusement pour moi, je me connais en vrai diamant”.

L’investissement maternel de ces enfants nous apparaît simultanément très ardent sur les plans physique et symbolique, et très distant, presque instrumental, sur le plan affectif. Certes libidinales, ces mères jocastiennes évoluent dans une méconnaissance totale de leur enfant, qui n’existe que dans des termes projectifs et narcissisants pour elles. Nous serions tentée de qualifier ce second type d’investissement d’“anaclitique”.

M. Besdine observe cette dimension dans son article : “La mère de type jocastien cherche inconsciemment consolation et réconfort dans l’amour qu’elle porte à son enfant. Désespérée, elle attire à elle son jeune fils (…)”. Il observe également les mouvements d’alternance qui s’en suivent, entre “intimité et mise à distance, attirance et répulsion”. Nos trois écrivains dépeignent avec sensibilité cette douleur de l’enfance.

Camus écrit à propos de sa mère : “Quand, l’ayant embrassé de toutes ses forces deux ou trois fois, le serrant contre elle et après l’avoir relâché, elle le regardait en le reprenant pour l’embrasser encore une fois comme si, ayant mesuré le plein de tendresse (qu’elle venait de faire), elle aurait décidé qu’une mesure manquait encore (…). Et puis, tout de suite après, détournée, elle semblait ne plus penser à lui ni d’ailleurs à rien, et le regardait même parfois avec une étrange expression comme si maintenant il était de trop, dérangeant l’univers vide, clos, restreint où elle se mouvait”.

Sartre nous offre lui aussi cette illustration entre rapproché libidinal symbolique et corporel, puis dépression maternelle et désaccordage affectif profond avec la mère :

“On me montre une jeune géante, on me dit que c’est ma mère. De moi-même, je la prendrais plutôt pour une sœur aînée. Cette vierge en résidence surveillée, soumise à tous, je vois bien qu’elle est là pour me servir. Je l’aime : mais comment la respecterais-je, si personne ne la respecte ? Il y a trois chambres dans notre maison : celle de mon grand-père, celle de ma grand-mère, et celle des “enfants”. Les “enfants”, c’est nous : pareillement mineurs et pareillement entretenus. (…) La jeune fille dort seule et s’éveille chastement (…) Elle me raconte ses malheurs et je l’écoute avec compassion : plus tard je l’épouserai pour la protéger. Je le lui promets : j’étendrai ma main sur elle, je mettrai ma jeune importance à son service.” Puis : “Vermine stupéfaite, sans foi, sans loi, sans raison ni fin, je m’évadais dans la comédie familiale, tournant, courant, volant d’imposture en imposture. Je fuyais mon corps injustifiable et ses veules confidences (…) De bonnes amies dirent à ma mère que j’étais triste, qu’on m’avait surpris à rêver. Ma mère me serra contre elle en riant : “Toi qui es si gai, toujours à chanter ! Et de quoi te plaindrais-tu ? Tu as tout ce que tu veux”. Elle avait raison : un enfant gâté n’est pas triste ; il s’ennuie comme un chien. Je suis un chien : je bâille, les larmes roulent, je les sens rouler (…) De tremblantes minutes s’affalent, m’engloutissent, et n’en finissent pas d’agoniser (…) ma mère me répète que je suis le plus heureux des petits garçons. Comment ne la croirais-je pas (…) ? A mon délaissement je ne pense jamais ; (…) il n’y a pas de mots pour le nommer”.
Gary décrit également ces scènes projectives mère-fils troublantes : “ma mère (…) me regarda avec gratitude. Ce fut soudain comme si j’eusse accompli quelque chose d’énorme pour elle. Elle s’approcha de moi, prit mon visage entre ses mains, fixant chaque trait avec une attention étonnante et les larmes se mirent à briller dans ses yeux. Un sentiment étrange de gêne s’empara de moi : j’eus soudain la sensation d’être quelqu’un d’autre”.

Dépression infantile, place du surinvestissement du langage et de la fonction symbolique

L’exploration projective des protocoles d’enfants surdoués consultants révèle dans tous les cas une problématique narcissique et dépressive majeure, plus ou moins désorganisante mais toujours étayée par une étonnante capacité de secondarisation de la pensée.

Ces éléments se rappellent à nous sous la plume de Camus : “De tout temps Jacques avait dévoré les livres qui lui tombaient sous la main et les avalait avec (…) avidité”. “Les pages (…) remplies à ras bord de mots et de phrases, comme ces énormes plats rustiques où l’on peut manger beaucoup et longtemps sans jamais les épuiser et qui seuls peuvent apaiser certains énormes appétits (…). Ils ne connaissaient rien et voulaient tout savoir (…). Ces livres (…) (lui) donnaient (sa) pâté de rêves, sur lesquels ils pouvaient ensuite dormir lourdement”.

Comment ne pas faire de parallèle entre cette avidité étourdissante pour le livre et la même avidité affective frustrée pour la mère ? Dans cet extrait, l’enfant tente de réconforter l’effondrement maternel : “(elle) avait cessé de sourire, et toute la misère et la lassitude du monde s’étaient peintes sur son visage. Puis elle avait rencontré le regard fixe de son fils, avait essayé de sourire encore, mais ses lèvres tremblaient et elle s’était précipitée en pleurant dans sa chambre (…), le dos maigre secoué de sanglots. “Maman, maman”, avait dit Jacques en la touchant timidement de la main. “Tu es très belle comme ça.” Mais elle n’avait pas entendu et, de sa main, lui avait demandé de la laisser. Il avait reculé jusqu’au pas de la porte, et lui aussi (…) s’était mis à pleurer d’impuissance et d’amour”.

Dans un autre extrait, il lie ces deux univers de façon explicite : “Seule l’école donnait à Jacques et à Pierre (son ami) ces joies. Et sans doute ce qu’ils aimaient si passionnément en elle, c’est ce qu’ils ne trouvaient pas chez eux, où la pauvreté et l’ignorance rendaient la vie plus dure, plus morne, comme refermée sur elle-même”. “Le mystère chaleureux, intérieur et imprécis, où il baignait alors, élargissait seulement le mystère quotidien du discret sourire ou du silence de sa mère lorsqu’il entrait dans la salle à manger, le soir venu, et que, seule à la maison, elle n’avait pas allumé la lampe à pétrole, laissant la nuit envahir peu à peu la pièce, elle-même comme une forme plus obscure et plus dense encore qui regardait pensivement à travers la fenêtre les mouvements animés, mais silencieux pour elle, de la rue, et l’enfant s’arrêtait alors sur le pas de la porte, le cœur serré plein d’un amour désespéré pour sa mère et ce qui, dans sa mère, n’appartenait pas ou plus au monde”.

Sartre évoque ses activités littéraires d’enfant et leur bénéfice narcissique : “je les poursuivais (…) avec assiduité : aux heures de récréation, le jeudi et le dimanche, aux vacances et, quand j’avais la chance d’être malade, dans mon lit ; je me rappelle (…) un cahier noir à tranche rouge que je prenais et quittais comme une tapisserie (…) mes romans me tenaient lieu de tout. (…) Je déversais toutes mes lectures, mes bonnes et les mauvaises, pêle-mêle, dans ces fourretout. (…) Auteur, le héros c’était (…) moi, je projetais en lui mes rêves épiques. (…) je pouvais le mettre à l’épreuve, lui percer le flanc d’un coup de lance et puis le soigner comme me soignait ma mère, le guérir comme elle me guérissait”.

Puis plus tard : “La mort était mon vertige parce que je n’aimais pas vivre : c’est ce qui explique la terreur qu’elle m’inspirait. En l’identifiant à la gloire, j’en fis ma destination. Je voulus mourir ; parfois l’horreur glaçait mon impatience (…). Nos intentions profondes sont des projets et des fuites inséparablement liés : l’entreprise folle d’écrire pur me faire pardonner mon existence (…). Si je remonte aux origines, j’y vois une fuite en avant, un suicide (…). C’était la mort que je cherchais. Longtemps j’avais redouté de finir comme j’avais commencé, n’importe où, n’importe comment (…). Ma vocation changea tout : (…). Je n’écrirais pas pour le plaisir d’écrire mais pour tailler ce corps de gloire dans les mots”.

Gary évoque tout au long de son récit les rêves de grandeur et autres fantasmes d’omnipotence qui ont jalonné son enfance. Il se souvient: “Quelque chose, toujours, manquait (…). Vague et lancinant, tyrannique et informulé, un rêve étrange s’était mis à bouger en moi, un rêve sans visage, sans contenu, sans contour (…). Ce fut ainsi que je fis connaissance avec l’absolu, dont je garderai sans doute jusqu’au bout, à l’âme, la morsure profonde, comme une absence de quelqu’un. Je n’avais que neuf ans (…). L’absolu me signifiait soudain sa présence inaccessible et, déjà, à ma soif impérieuse, je ne savais quelle source offrir pour l’apaiser. Ce fut sans doute ce jour-là que je suis né en tant qu’artiste (…). Il me semble que j’y suis encore, assis, dans ma culotte courte, parmi les orties (…) je ne trouvais rien qui fût à la mesure de mon étrange besoin, rien qui fût digne de ma mère, de mon amour, de tout ce que j’eusse voulu lui donner. Le goût du chef-d’œuvre venait de me visiter et ne devrait plus jamais me quitter. Peu à peu, mes lèvres se mirent à trembler, mon visage fit une grimace dépitée et je me mis à hurler de colère, de peur et d’étonnement. Depuis, je me suis fait à l’idée et, au lieu de hurler, j’écris des livres”.
Ainsi l’intérêt effréné pour le symbole -ici lu et écrit- nous semble avoir eu pour fonction de colmater chez ces trois écrivains de génie une dépression infantile mêlée de préoccupations narcissiques majeures, faisant écho avec les procédés défensifs de nos enfants surdoués en situation projective.
La présente articulation contient finalement deux voeux essentiels. D’une part, celui de ne pas décourager les élans de symbolisation de ces enfants pour le plaisir qu’ils s’offrent -nous offrent- à cet exercice, et d’autre part, celui de mettre à jour la douleur qui les sous-tend, sans nous laisser duper par les bénéfices narcissiques que ce surinvestissement colmate en apparence ; bénéfices contentant à notre sens trop souvent parents et professionnels de l’enfance surdouée.

Bibliographie

1 Besdine M. (1968-9), Complexe de Jocaste, maternage et génie, in Psychanalyse du génie créateur, 1974, Paris, Dunod, pp.169-208.

2 Goldman C. (2005), La question du masculin chez l’enfant surdoué, in Psychologie clinique et projective, vol.11, pp. 205-222.

3 Camus A. (1960), Le premier homme, Paris, Folio, 1994.

4 Sartre J.- P. (1964), Les mots, Paris, Gallimard Folio, 2003.

5 Gary R. (1960), La promesse de l’aube, Paris, Folio, 1980.

6 Dufour V. (2004), La fonction paternelle et l’enfant surdoué : un éclairage sur la psychopathologie moderne, in Le journal des Psychologues, n° de Juillet-Août 2004

7 Chasseguet-Smirgel J. (1973), La maladie d’Idéalité, Paris, éd. universitaires “Émergences”

8 Mahler M. S. (1963), Certains aspects of the separation-individuation phase, in Psychoanalytic Quaterly, 32.