Christophe Ferveur : De l’acte à l’agir, l’adresse du transfert
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Christophe Ferveur : De l’acte à l’agir, l’adresse du transfert

Le 1er avril 2021, la 6ème conférence d’introduction à la psychanalyse du cycle adulte a été suivie à distance par un public nombreux, venant de plusieurs régions et appartenant à des horizons variés. C’est dans ce cadre que Christophe Ferveur, psychologue (FSEF), psychanalyste (SPP), psychodramatiste au CCTP, et Président du Réseau de Soins Psychiatriques et Psychologiques pour les Etudiants, a retracé l’origine des notions d’acte et d’agir dans l’œuvre de S. Freud, puis dans celles d’auteurs contemporains, pour conduire son propos vers le maniement du transfert dans la cure analytique et ses déclinaisons que sont le face à face et le psychodrame analytique.

Au commencement était l’acte, comme S. Freud le rappelle dans Totem et Tabou. Tour à tour du côté des actions compulsionnelles chargées de sens, ou du côté du « langage moteur » projeté « sur la motilité », comme dans les attaques hystériques, l’acte est pour S. Freud un objet d’interrogations. C. Ferveur rappelle que chez Freud, l’acte apparaît peu à peu comme la reproduction du refoulé, comme une conduite qui répète des situations passées. Dans le même temps, par sa dimension « agie », il exprime la résistance à la remémoration de ces mêmes situations ou expériences anciennes.

Alors qu’il ébauche les traits de ce qui deviendra la théorie du transfert, S. Freud introduit à partir du cas Dora (Cinq psychanalyses) en 1905, le terme Agieren qui se traduit par « répétition agie ». Agieren ou répétition dans le transfert, s’oppose à remémoration. Dans un article de 1914 intitulé « Remémorer, répéter, perlaborer », S. Freud indique que l’analysé reproduit sous forme d’actes, qu’il répète à son insu, ce qui est oublié ou refoulé. Cette idée ne le quitte pas puisqu’en 1938, dans l’Abrégé de psychanalyse, il reprend son propos de 1914 et écrit qu’« il n’est nullement souhaitable que le patient, en dehors du transfert, agisse au lieu de se souvenir ». Ainsi, dès 1914, S. Freud hisse l’agieren presque au même rang que le rêve, le considérant comme une autre voie royale d’accès au refoulé. Cependant, souligne C. Ferveur, pourquoi précise-t-il encore en 1938 « au lieu de se souvenir ? » C’est que pour S. Freud, il serait risqué de n’entrevoir le transfert que sur le mode de l’expérience vécue plutôt que comme un moyen de reconstruire les souvenirs oubliés. S. Freud tient en effet à maintenir la psychanalyse au-delà des néo-méthodes cathartiques qui mettent plus l’accent sur l’expérience du moment que sur la remémoration et la profonde perlaboration. L’agir tient peut-être sa mauvaise réputation de cette époque ; un agir considéré moins noble que le cheminement par la parole, par la représentation ou le symbole.

Toujours dans l’article de 1914, précise C. Ferveur, S. Freud donne un sens extensif à la répétition. Si « la répétition est le transfert du passé oublié », cette répétition de transfert se déploie en séance sur l’analyste mais aussi en-dehors de la séance, dans les différents secteurs de la vie de l’analysé. Si le patient répète sous l’influence de la compulsion de répétition, pour S. Freud, il serait bien plus simple qu’il se contente de se souvenir ! Est-ce donc une façon pour S. Freud d’exprimer son ambivalence vis-à-vis du transfert ? Ce transfert qui pousse le patient à répéter à l’endroit de son analyste son passé et les relations qu’il a nouées jadis avec ses premiers objets, transfert qui peut s’exprimer dans différents lieux : dans la séance, à ses limites (le cadre) et aussi dans le hors-séance.

Pour résumer, ce que S. Freud découvre avant tout c’est la répétition ; répétition que la méthode analytique préfère aborder dans l’arène du transfert, c’est-à-dire dans le cadre de la séance, plutôt qu’ailleurs. Ainsi, conclut C. Ferveur, on pourrait compléter la formule de S. Freud et écrire : Il n’est nullement souhaitable que le patient agisse en dehors de la situation analytique, au lieu de se remémorer dans le transfert. Et S. Freud (1914) de rappeler que l’analyste doit se préparer « en vue d’un combat permanent avec le patient afin de retenir dans le domaine psychique toutes les impulsions que celui-ci voudrait orienter vers la motricité, … voudrait éconduire par une action ».

Si on évoque l’agir du côté du patient, il existe aussi du côté de l’analyste. C’est pourquoi S. Freud a posé la règle dite d’abstinence, afin que l’analyste se prémunisse de ses propres agirs. Ceci dit, D.W. Winnicott (1963) soutenait qu’il peut arriver que « le patient utilise les faillites de l’analyste, souvent de toutes petites erreurs (failure) qu’il lui arrive de provoquer » et que ces erreurs doivent être vécues dans le transfert. Voilà qui conduit à la notion de contre-transfert, résultat de l’influence qu’exerce le patient sur les sentiments inconscients de son analyste ; contre-transfert considéré par les auteurs contemporains comme essentiel à la technique analytique.

Si on a longtemps considéré l’agir à la dernière place dans la hiérarchie des productions psychiques, poursuit C. Ferveur, on serait presque étonné qu’il ne s’invite aujourd’hui dans le cadre analytique, tant les cliniques contemporaines conduisent les analystes à travailler avec l’agir et avec les limites.

Peut-on aller jusqu’à dire que l’agir aurait une signification qui refuse de se déclarer comme telle mais qui pousserait pour dire quelque chose ? Sur ce sujet, C. Ferveur cite les travaux de R. Roussillon (2008) qui considère certains agirs comme des « actes messagers », des tentatives de communication particulièrement présentes dans les problématiques narcissiques identitaires et les diverses situations de passages à l’acte de l’enfant, de l’adolescent ou de l’adulte ou encore dans certaines décompensations psychosomatiques.

Le psychodrame analytique qui cherche par la mise en jeu à favoriser une meilleure répartition des charges affectives et des mouvements internes, s’appuie quant à lui sur l’agir à partir de scènes improvisées. Si, dans la cure de parole l’agir surgit comme un intrus, au psychodrame au contraire, il est sollicité par la mise en scène et par le jeu des thérapeutes-acteurs. L’agir y est convoqué comme un levier à fort potentiel transformateur. C. Ferveur reprend aussi la notion d’agir de parole avancée par J.-L. Donnet. Un agir qui tient compte de l’ensemble des enjeux dynamiques du transfert par, dans et sur la parole, c’est-à-dire de toutes les dimensions de l’acte d’énoncer, de proférer, d’évoquer ou de signifier. J.-L. Donnet distingue la parole projective, parole d’évacuation, de la parole introjective qui tente de lier les affects avec l’image motrice et auditive des mots. Pour C. Ferveur, l’agir de parole est dans l’entre-deux, comme cette « vague hésitation entre le son et le sens » dont parle P. Valéry.

Comme le rappelle C. Ferveur, de l’hypnose au divan, quelque chose est passé du regard à la voix : en se dérobant au regard et à la suggestion, l’analyste accorde un intérêt accru à l’écoute et aux effets de la parole, elle-même source de séduction. Charge à l’analyste de créer les conditions nécessaires pour que cette séduction devienne dans le transfert, une médiation. Suivant la métaphore musicale de J.-L. Donnet du « bien tempéré », C. Ferveur souligne que le mouvement pulsionnel de la cure doit trouver sa bonne allure, son tempo giusto. Selon lui, la cure doit avancer dans un andante ma non troppo pour ne pas faire surgir l’agieren hors de la parole et ne pas déclarer l’incendie sur la scène analytique. C’est là tout le paradoxe de la scène analytique qui, tout en bannissant l’agir, se fonde pourtant sur un agir premier, originel, un « contre-agir préventif de l’analyste », nous dit J.-L. Donnet.

Ainsi, pour C. Ferveur, l’agir peut être vu comme un carrefour entre la décharge et une énonciation impérieuse. Un agir qui reste donc un problème de fond pour la méthode analytique ; un agir à la recherche d’un effet perlaboratif, un acte dont la vertu première est de pousser, d’animer l’affect et de conduire à l’émergence, dans l’après-coup, d’une signification dans le transfert pour créer une « situation analysante » (Donnet, 2005).

Olivier Halimi
Psychologue, psychanalyste
Membre de la SPP